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Si je réalise un jour un Top 5 des lettres d’écrivains à leurs anciens professeurs, cette lettre du jeune  Pavese à son professeur de lettres au lycée de Turin pourrait y avoir sa place.

« Vous dites que pour créer une grande œuvre, il suffit de vivre le plus intensément et le plus profondément possible une quelconque vie réelle, car si notre esprit porte en lui les conditions du chef-d’œuvre, celui-ci naîtra pour ainsi dire de lui-même, naturellement, sainement, comme il en est de tous les phénomènes vitaux .
Vous voyez l’art, en somme, comme un produit naturel, une activité normale de l’esprit, dont la caractéristique serait la santé.
Eh bien, pour l’essentiel, je conteste cette manière de voir.
Selon moi, l’art exige une si longue maturation dans la douleur, une longue macération de l’esprit, un si constant calvaire de tentatives dont la plupart échouent avant qu’on arrive au chef-d’œuvre, qu’on pourrait plutôt le classer parmi les activités antinaturelles de l’homme.
Saine est en soi l’œuvre d’art vraiment bonne, puisque, l’œuvre d’art n’étant qu’une construction organique où palpite nécessairement la vie, une vie, quelle qu’elle soit, comme celle des plantes et des pierres, a dans la santé, qui est la parfaite correspondance et l’activité harmonieuse des diverses parties, son indispensable condition ; mais cela n’entraîne pas du tout que doivent être également sains le contenu de l’œuvre et l’âme de son créateur.
Qu’au contraire, si cette âme ne s’est pas tordue de douleur, contorsionnée et saignée à mort, si elle n’a pas passé par une très longue série d’expériences répétées jusqu’à assimilation complète de sa part, si elle n’est pas, en somme, façonnée par les souffrances et par l’abus de certaines attitudes originales à un aspect différent de toute norme commune et exempt en particulier de ce pauvre optimisme que porte en elle la bonne santé, cette âme ne sera jamais en mesure de composer un chef-d’œuvre.
Et je répète, c’est seulement et précisément par ces conditions antihumaines, ou peut-être surhumaines, et par un long tourment de tentatives avortées, que l’esprit peut parvenir à donner ses fruits rudes et merveilleux, ces nouvelles créatures qui sont sur la terre comme autant d’êtres vivants.
C’est pourquoi l’art est la plus haute des activités, celle qui plus qu’aucune autre rapproche l’homme de la divinité : il permet de créer des êtres vivants.
Et c’est en raison de cette espérance vertigineuse que je ne m’engagerai jamais à « penser à autre chose » en attendant que le chef-d’œuvre sorte de moi tout prêt, mais que je continuerai à me ronger, à me déchirer, tout en grandissant mon expérience de la vie et la sûreté de ma main.
Je continuerai  cette existence maladive et antipathique.

Cesare Pavese, Lettre à Augusto Monti, 18 mai 1928
trad. Gilbert Moget, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1971, p. 84-86