Vous êtes convaincus que vos voyages vous permettront de vous libérer de vos préjugés ?
Quelle naïveté !
Que ces considérations d’un anthropologue sur les récits de voyage servent donc à vous déniaiser :
« En premier lieu, chacun admet que les voyageurs, ceux dont on ne soupçonne pas a priori la bonne foi et dont on concède qu’ils n’ont pas raconté dans le seul but de se rendre intéressants, ne sauraient avoir vu, ce qui s’appelle vu, comme ils étaient, les êtres et les peuples qu’ils ont observés et décrits. On pense ici à ces êtres dont l’humanité était reconnue, évidemment pas à ces créatures museau de chien, à dents de loup, exhibant sur la poitrine des yeux et une bouche ou encore à cette nation d’hermaphrodites dont l’existence supposée captiva un moment les Européens. Au demeurant, Charles Darwin n’observa-t-il pas en Patagonie les hommes ayant l’écume aux lèvres sitôt qu’ils se mettaient à parler ? Or les marins ne souffraient pas de troubles oculaires, ni les naturalistes ; les missionnaires et les aventuriers n’avaient pas de déficiences auditives. Rétines et tympans, à moins d’être détraqués, sont des organes qui ne se trompent pas. Le miroir physiologique reflète ; il va de soi qu’il n’ajoute pas une queue à les humains ni des flots d’écume à une bouche. Force est donc le considérer que ces voyageurs se sont « trompés ». Nous n’en boutons pas une seconde ; nous le savons de source aussi sûre qu’il est possible bien que d’origine non sensorielle. C’est pourquoi, lisant leurs récits, nous procédons à un décodage, ainsi que s’y emploie un lecteur de L’Humanité lisant des pages du Figaro, quoique selon une critique des sources moins automatisée. En d’autres termes, nous corrigeons leurs erreurs ; nous les expliquons ; nous rétablissons d’autorité, la nôtre, la référence des phrases de es voyageurs en traçant le portrait que nous estimons être le bon les êtres auxquels elles s’appliquent. Mieux même, nous opérons un classement parmi ces récits, mettant certains de leurs auteurs plus haut que d’autres au nom de la véridicité.
Si les voyageurs ont vu des choses qu’ils ne peuvent avoir vues, ‘est donc qu’ils n’étaient pas purement empiriques ; ils avaient derrière leurs yeux des formes de connaissance qui conditionnaient les produits de leur vision. Un « vrai de signification » contaminait déjà leur « vrai d’expérience ». Le sociologue Célestin Bouglé n’aurait perçu là nul mystère, qui remarquait que l’intelligence humaine est ainsi faite qu’elle ne peut guère constater sans essayer de comprendre. […]
Passons rapidement sur un point qui est pourtant fondamental : rien ne tombe sous les sens, fussent-ils ceux d’un naturaliste. L’observation requiert l’attention, donc l’éveil de l’intérêt ; et l’attention ne naît pas au seul contact du monde. Bernard Lewis en fait la démonstration en se penchant sur ce que virent de l’Europe les voyageurs en provenance des pays d’Islam, c’est-à-dire à peu près rien (à nos yeux, s’entend). La seule chose qui les étonne, et qui donc retient leur attention, est l’étonnement qu’eux-mêmes suscitent sur leur passage. Ces voyageurs n’éprouvent aucune curiosité à l’égard de ce qui s’offre à leur regard. Ils ne mettent donc aucune ardeur à observer et, faute de ressentir de l’intérêt, ne songent même pas, à l’instar, des voyageurs européens du XVIIe siècle, à se rendre intéressants au travers de leurs écrits. C’est qu’au musulman, écrit Lewis, l’Europe paraît décidément bien terne, sans relief ni couleurs, à la différence de la Chine, de l’Inde ou de l’Afrique, ces contrées pour lui vraiment exotiques. Rien n’attire ici son regard. Il n’a évidemment pas l’idée de se dire que, peut-être, il y a des choses à voir qu’il ne voit pas ; ce qu’on ne voit pas, on ne sait pas qu’on ne le voit pas. L’œil de l’Ottoman, par exemple, se contente de vérifier, comme machinalement, l’exactitude des stéréotypes formant l’essentiel de sa grille cognitive. L’Anglais n’a pas de religion ni le Français d’âme ; le Russe est pervers et l’Allemand impitoyable ; le Hongrois se déplace comme un Tatar : il se lave avec de l’eau et non point avec son urine comme l’Autrichien. Jorge Luis Borges faisait remarquer que l’histoire des temps passés est davantage habitée par des archétypes que par des individualités ; il peut en être de même du spectacle offert par le présent lorsque l’œil en prend une vision cavalière (et même, parfois, attentive).
Il faudra attendre le XIXe siècle pour que cela change et qu’en Orient, si tant est que l’Orient ne soit pas une invention des orientalistes, l’Europe intéresse. L’orientalisme était depuis longtemps une institution sur le vieux continent et l’Orient, jugé passionnant, était parcouru, observé, raconté, discuté et, peut-être, dit-on couramment aujourd’hui, construit de toutes pièces…
Gérard Lenclud, L’universalisme ou le pari de la raison, p. 71 – 74