J’avais cité, l’année dernière, un extrait de La chouette aveugle de Sadegh Hedayat dans lequel le narrateur s’inquiétait que les atomes composant son corps se mêlent, après sa mort, aux atomes de la canaille. Je retrouve un souci comparable du sort des composantes du corps parmi les quatrains attribués à Omar Khayyâm avec une différence majeure cependant : le poète exprime à ce sujet un souhait plutôt qu’un crainte :
Si vous êtes mes amis, mettez un terme à vos balivernes.
Soulagez mes chagrins avec le vin !
Quand je serai mort, faites une brique de ma poussière
Et placez là dans une fente du mur de la taverne !
Omar Khayyâm, Robâiyât
trad Rezvanian : Quatrain n°353
Le jour où l’on m’aura rendu étranger à moi-même ;
Où l’on se souviendra de ma vie comme d’une légende ;
Alors j’aimerais – oserai-je le dire ? –
Que l’on fasse de mon argile la coupe et la cruche !
363
Ces souhaits du poète quant au destin de ses cendres couronnent une célébration du vin omniprésente dans ses quatrains ; on peut d’ailleurs les placer dans le prolongement des vœux concernant les rites funéraires :
Quand je serai mort, lavez-moi avec du vin.
Que mon extrême onction ne soit faite que de vin pur.
Si vous venez me trouver au jour de la Résurrection,
Venez me chercher dans la poussière au seuil de la taverne.
156
Veillez à me sustenter de vin,
Et changez en rubis l’ambre de mon visage,
Quand je serai mort, lavez-moi de vin,
Et faites mon cercueil du bois de la vigne !
216
Ces souhaits n’ont rien de foncièrement surprenants : on pense aux marins ou aux alpinistes qui demandent à ce que leurs cendres soient dispersées en mer ou en montagne pour rejoindre par delà leur mort le lieu ou s’exerçait l’activité qui donnait sens à leur vie (il est vrai que dans le cas Khayyâm, il s’agit plutôt, en buvant du vin, de conjurer l’absence de sens de l’existence). Ce qui peut davantage nous étonner, c’est que cette continuité entre la vie et la mort se réalise par la « réincarnation » en un objet utilitaire : cruche ou coupe ; d’une part nous sommes plus habitués à des vœux de dispersion dans un espace naturel, d’autre part la transformation de restes humains en objets fonctionnels ou de consommation nous apparaît plutôt comme un manque de respect envers le défunt (il est vrai que dans les cas réels ou fictifs auxquels on pense, cette transformation n’est pas la réalisation d’un vœu du défunt). Certains quatrains suggèrent que cette « réincarnation » en cruche ouvre la voie à une forme de résurrection lorsque l’objet entrera en usage :
Lorsque, la tête basse, je me trouverai au pied de la mort
Et que celle-ci m’aura déplumé comme un pauvre oiseau,
Alors, gardez-vous de faire de mon argile autre chose qu’une carafe ;
Car, peut-être alors, pris de vin, je recommencerai un instant de vivre !
203
Le jour ou le jet de l’arbre de ma vie sera déraciné ;
Et que les molécules de mon corps seront dispersées aux quatre vents
Alors, si l’on refaisait une carafe de mon argile,
Elle reprendrait vie dès qu’on l’aurait remplie de vin.
209
On doit également signaler des quatrains dans lesquels cette prolongation de la vie par delà la mort se réalise en affectant les autres, que ce soit matériellement en les enivrant :
Je vais boire tant et tant de vin que l’odeur
En montera de ma tombe.
Et lorsqu’un buveur y passera
Du seul parfum il tombera ivre mort !
157
ou psychologiquement en donnant un exemple de la vie à mener :
Quand je serai mort, faites disparaître ma poussière.
Et faites en sorte que je serve d’exemple aux gens.
Pétrissez mes cendres avec du vin
Et faites en une brique pour couvrir la cruche.
155
Mais les vœux concernant le sort post mortem des atomes du poète-buveur ne forment qu’un des aspects du traitement du thème de la destinée des restes humains (leur devenir-argile ou poussière). Examinons les autres perspectives sous lesquelles cette question est abordée.
Notons d’abord que le devenir-brique ou le devenir-cruche des restes du poète ne sont pas évoqués seulement en tant qu’objet de souhait mais aussi en tant qu’objet de prévisions. Certains quatrains expriment cette anticipation sans en tirer explicitement de conclusion (48, 329, 532) mais d’autres font de l’anticipation de ce destin une incitation à profiter du temps dont nous disposons :
Livre-toi à la gaieté, car le chagrin sera immense :
Il y aura dans le ciel la conjonction des étoiles.
La brique que l’on fera de ta poussière
Servira à construire le mur de la demeure d’autrui.
177
La boucle se retrouve bouclée quand la considération de notre destin de cruche devient une justification de l’acte de boire du vin :
Bois du vin car ton corps sera réduit en poussière.
De cette poussière on fera des coupes et des cruches.
Ne te soucie guère de l’enfer, du paradis ;
Pourquoi le sage tirerait-il vanité d’une telle vie ?
291
Jusqu’à quand la mosquée, la prière et le jeûne ?
Dusses-tu mendier, enivre-toi à la taverne.
O Khayyâm ! Bois du vin, car de cette terre (dont tu es pétri)
On fera tantôt des jarres, tantôt des coupes, tantôt des cruches !
374
Jusqu’à quand serons-nous prisonniers de notre raison de tous les jours ?
Qu’importe que nous demeurions cent ans ou un seul jour en ce monde ?
Donne moi du vin dans un bol avant que
Nous ne soyons transformés en cruche dans l’atelier des potiers !
459

Dans les quatrains précédemment cités, le devenir-argile et le devenir-poussière (et indirectement le devenir brique ou cruche) sont envisagés dans le sens amont-aval : le poète se projette, sur le mode du souhait ou de l’anticipation, dans l’avenir des composantes de son corps. Mais on peut également considérer une autre série de quatrains qui appréhendent ce devenir dans le sens aval-amont : le poète part du spectacle d’une cruche, du travail d’un potier ou simplement de la terre et de la poussière et « remonte » à l’humain qui est devenu – ou a pu devenir – cela. La clairvoyance qui permet de discerner l’humain dans l’argile n’est pas donnée à tout le monde (même ceux qui se souviennent que l’homme deviendra poussière oublient la relation converse) :
Je suis passé, avant-hier, près d’un potier,
Dont les doigts, modelant l’argile, ne cessaient de faire merveille.
J’ai vu comme tout un chacun, même si l’aveugle n’a rien su voir,
La poussière de mon père entre les mains du potier!
106
Dans les quatrains qui traitent ce thème de l’identification de l’humain dans l’argile, ce sont souvent des hommes puissants ou de belles femmes que le poète reconnaît :
Ô sage vieillard ! lêve-toi le matin de bonne heure ;
Et regarde bien cet enfant qui crible la terre.
Conseille le de cribler doucement
Le cerveau de Key-Qobad et l’oeil de Parviz !
49
Chaque molécule que l’on retrouve sur terre
Fut jadis un minois aussi beau que le soleil, une vénusté.
Époussette pudiquement de ta manche la poussière,
Car elle fut aussi visage et chevelure d’une douce créature!
314
Cet exercice de de reconnaissance de l’humain dans l’argile, ne pourrait-il pas être rapproché des procédés stoïciens de redescription, chaque fragment du sol comme chaque objet en terre cuite adressant à qui sait voir un memento mori ? En fait deux types d’enseignement sont étayés sur cette « remontée » de la terre à l’homme. D’une part en effet, cette identification de l’humain dans l’argile sert à rappeler à l’homme le caractère éphémère des puissances et des beautés d’ici-bas qui sont vouées à l’abaissement :
La terre foulée sous le pied de tout ignorant
provient de la chevelure d’une idole, des sourcils d’une femme aimée.
Toute brique que l’on voit sur le créneau d’un palais
Fut le doigt d’un vizir, la tête d’un sultan !
181
Cette cruche dont se sert à boire tout tâcheron
Se compose de l’œil d’un roi et du cœur d’un ministre
Chaque coupe de vin que prend en main toute ivrogne
provient de la joue d’un homme ivre, des lèvres d’une femme pudique !
69
Mais d’autres quatrains semblent inverser la perspective : il ne s’agit plus de rabaisser par avance les grandeurs et les beautés vouées à devenir argile mais de conserver pour ce qui est devenu argile quelque chose du respect qu’on avait pour la forme antérieure :
Cette coupe, fabriquée avec tant d’art,
(A présent) est brisée et jetée dans tous les coins de rue.
Garde-toi de la fouler avec dédain :
C’est une coupe faite de crânes.
71
Plusieurs quatrains donnent même la parole à l’argile ou à la cruche pour réclamer le respect et rappeler à celui qui les « maltraite » qu’elles furent ce qu’il est ou qu’il sera ce qu’elles sont :
Je vis un homme seul sur la terrasse d’un manoir
Qui foulait avec dédain, sous ses pieds de l’argile.
Et cette argile, dans son propre langage, semblait lui dire :
« Hé ! arrête ; tu seras foulé aussi comme moi tant. »
190
Hier, au bazar, j’ai vu un potier,
Donnant force coups de pied à l’argile.
et celle-ci semblait lui dire dans son propre langage :
« j’ai été comme toi. traite-moi bien! »
207
Hier soir, j’ai brisé une cruche de faïence sur une pierre.
J’étais ivre quand je me suis livré à une voie de fait.
La cruche semblait me dire dans son propre langage :
« J’étais comme toi ; tout ce que je veux, c’est que tu sois réduit à mon état! »
105