« Peintres et graveurs qui tous ploient sous le poids écrasant de difficultés techniques et se concentrent pour atteindre — dessin et couleur — à la perfection, ne souhaitent guère en général sortir de leur atelier et ne comprennent pas le prix d’une idée neuve qui souvent peut vous permettre de trancher de véritables nœuds gordiens. Aussi, lorsque je leur demande d’être des hommes qui peignent, eux préfèrent se borner à être peintres. J’ai confiance pourtant, et je crois qu’il y a en nous de la place, en matière d’art, pour une pensée personnelle, une pensée créatrice. Nous avons en effet tour à tour éprouvé sur nous-mêmes deux conceptions de l’art ; l’une, aristocratique, oblige le consommateur à admirer des choses qu’il est incapable de sentir ou de comprendre l’autre, prolétarienne, force le créateur à fabriquer des objets qu’il méprise et qui lui sont inférieurs, tout juste bons pour le petit peuple des humbles. Et c’est notre corps qui sert de champ de bataille aux deux écoles, lesquelles s’entre-déchirent avec une telle rage qu’en fin de compte elles ne laissent plus en nous qu’un grand vide : arriverons-nous un jour à nous en sortir ? — oui, sortir suffisamment purs de ce sauna, capables d’agir et de créer en suivant notre style particulier? »
Wir eins mit allen nur in goldnem laufe – Undenkbar lang schied unsre schar der haufe· Wir Rose: innre jugendliche brunst Wir Kreuz: der stolz ertragnen leiden kunst.
[…]
Stefan George, Der siebente Ring
Templier
N’étant Un avec Tous qu’aux seuls sillages d’or –
Notre cohorte a fui depuis toujours les foules :
Nous sommes Rose : ardeur interne et juvénile
Nous sommes Croix : orgueil de notre art de souffrir.
Du hast des adlers blick der froh zur sonne Sich wendet – abwärts nur zu schlag und biss. Du kommst von derer zunft die strick und geissel Erfanden für das allzu feile fleisch Den matten sinn mit zorn und strenge frischten. So ging Franziskus arm und keusch durchs land Den unrat färbend mit seraphischem licht So spornte Bernhard an den kreuzes-taumel .. Dir wehrte raum ein enggewordner schooss Dir müder kirche spät-gebornem kämpen – Erdströme bargst du die sie nicht mehr fing.
Stefan George, Der Stern des Bundes
Ton regard, tel celui de l’aigle, aime à monter
Vers le soleil – en bas, seuls les coups, les morsures.
Tu es frère de l’ordre où le fouet la corde
Furent institués contre la chair trop vile
La règle et la colère avivant l’esprit veule.
Ainsi vécut François, le passant chaste et pauvre
D’un rayon séraphique illuminant la boue
Bernard aiguillonna l’ivresse de la croix …
Mais toi, trop à l’étroit dans un cœur rétréci,
Chevalier tard venu d’une église lassée
Tu recelais des flots qu’elle ne captait plus.
Indess deine mutter dich stillt Soll eine leidige fee Von schatten singen und tod Sie giebt dir als pathengeschenk Augen so trüb und sonder In die sich die musen versenken.
Verächtlich wirst du blicken Auf roher spiele gebahren, Vor arbeit die niedrig macht Die grossen strengen gedanken Dich mahnen und wahren.
Wenn deine brüder klagen Und sagen: o schmerz! den deinen Sag ihn den winden bei nacht Und unter der nägel waffe Blute die kindliche brust!
Vergiss es nicht: du musst Deine frische jugend töten, Auf ihrem grab allein Wenn viele thränen es begiessen — spriessen Unter dem einzig wunderbaren grün Die einzigen schönen rosen.
Stefan George, Das Jahr der Seele
Sentences pour les invités de sur-le-mont-t
Tandis que ta mère t’allaite
Il faudra qu’une fée chagrine
Te parle de mort et de nuit.
Elle te donne à ton berceau
des yeux étranges et si tristes
Où les Muses se baigneront.
Dédaigneux tu regarderas
Ceux que des jeux grossiers agitent ;
Contre les travaux qui dégradent
De grandes, d’austères pensées
Seront ton conseil et ta garde.
Et si tes frères veulent gémir,
Criant leur douleur, que la tienne
Ne soit dite qu’au vent des nuits
Et prenant tes ongles pour arme
Ensanglante ton sein d’enfant !
Songez-y toujours : il faudra
Tuer ta jeunesse en fleur
C’est sur sa tombe seulement
Baignées de maints pleurs, que germent
Aux seuls feuillages merveilleux
Les seules roses vraiment belles.
« Heureux les siècles qui n’ont pas connu ces diaboliques et furieux engins d’artillerie! J’espère que l’enfer a récompensé l’auteur de cette invention démoniaque, qui permet à un bras infâme et lâche d’ôter la vie à un vaillant chevalier. Sans que l’on sache comment ni par quel côté, au milieu de l’ardeur qui anime les cœurs valeureux, arrive une balle insolente, tirée par un soldat qui peut-être a fui, épouvanté par la flamme qui jaillit de cette maudite machine au moment de l’explosion; et cette balle, en un instant, interrompt les pensées et met un terme à la vie de quelqu’un qui méritait d’en jouir encore pendant de longues années. Lorsque j’y pense, je dirais presque que je regrette d’avoir choisi la profession de chevalier errant en cette époque détestable où nous vivons. Certes, aucun danger ne m’effraie ; toutefois, je ne veux pas qu’un peu de poudre et de plomb m’empêche de devenir célèbre et reconnu sur toute la surface de la terre pour la valeur de mon bras et le tranchant de mon épée. Mais que le ciel en décide comme il lui plaira : si je réussis ce que j’entreprends, je serai d’autant plus digne d’estime que je me serai volontairement exposé à des dangers plus grands que les chevaliers errants de jadis. »
Don Quichotte, I, XXXVIII trad. A. Schulman
*
« Quoi qu’on ait pu dire de la présupposée dépendance du grand Cakobau par rapport aux mousquets, il est certain qu’il rêvait de s’en débarrasser et de revenir aux batailles traditionnelles avec massues et lances — qui lui semblaient beaucoup plus sûres, tout au moins pour lui-même. « Lorsque nous nous battions avec des massues et des lances, expliqua-t-il à un missionnaire, je pouvais courir droit sur les défenses de l’ennemi ; comme je suis un grand chef, personne n’aurait pensé à me tuer, mais de ces mousquets, les balles sortent en sifflant et ne demandent jamais si vous êtes un grand chef ou un homme comme les autres ». Cakobau ne parvint pas à revenir en arrière. Mais on se souvient du remarquable succès des shogun de l’ère Tokugawa qui bannirent les armes à feu occidentales de l’arsenal japonais pendant plus de deux cents ans, bien qu’elles eussent été, au XVIe siècle, aussi répandues au Japon qu’en Europe. L’analogie est frappante dans la mesure où l’interdiction des shogun cherchait à protéger la classe des samouraïs et son éthique bushido tout autant que l’existence du shogunat. Une opposition similaire, entre armes occidentales et coutumes aristocratiques, apparaît dans plusieurs comptes rendus posant le problème de l’utilisation des fusils au XIXe siècle aux Fidji. Ceux-ci méritent — de même que les « dissonances dans le discours de compréhension » qui leur sont liées — qu’on s’y attarde un instant, dans la mesure où ils aident à mieux cerner la puissance politique attachée aux diverses armes et biens économiques historiques.
[…]
Considérons tout d’abord la valeur relative des mousquets et des massues de guerre en tant que technologies de pouvoir : le rôle très différent que jouèrent ces armes dans l’histoire fidjienne ne dépend pas tant de leur efficacité technique que du type de relations sociales qu’impliquait leur façon de donner la mort. En dépersonnalisant l’acte de tuer, le mousquet effaçait le fait que les hommes fussent socialement liés jusque sur le champ de bataille. Et, comme le déplorait Cakobau, la conséquence fâcheuse pour des hommes tels que lui, chefs à l’autorité établie ou guerriers de grande renommée, était la disparition d’une certaine immunité dont ils avaient bénéficié dans les guerres traditionnelles. Le missionnaire Thomas Williams rappelle les raisons d’une telle déférence :
Les chefs guerriers devaient souvent leur salut dans la bataille au fait que leurs inférieurs — même lorsqu’il s’agissait d’ennemis — avaient peur de les frapper. Cette crainte venait en partie du fait que les chefs étaient confondus avec des divinités et en partie de la certitude que leur mort serait vengée sur l’homme qui les avait tués.
[…]
Les observateurs contemporains — y compris les premiers intéressés comme Cakobau — avaient donc des idées bien précises sur les liens entre les armes à feu et la hiérarchie ; et elles allaient totalement à l’encontre des thèses ultérieurement défendues par les historiens sur les effets politiques des mousquets dans les îles. Le mousquet sapa l’autorité des chefs plus qu’il ne la renforça : « leur foi dans les qualités divines de ceux qui les commandent est grandement perturbée » — phénomène quelque peu semblable aux effets démocratiques attribués à l’introduction des armes à feu dans l’Europe féodale. Technique incapable de reconnaître la divinité, le mousquet était perçu comme une menace contre l’autorité établie — mais, je m’empresse de le souligner, l’« autorité établie » telle que la conféraient les titres dus à la supériorité généalogique. […] L’indétermination des victimes des mousquets était encore assortie de l’anonymat du meurtrier, au moins dans les actions de groupe. On comprend mieux dès lors pourquoi la massue de guerre demeurait l’arme privilégiée lorsqu’il s’agissait de tuer un ennemi — et ce d’autant plus que la victime devenait une offrande sacrificielle hautement valorisée, valeur qui, à son tour, retombait sur le tueur et sa massue, leur conférant une certaine spiritualité »
Marshall Sahlins, La découverte du vrai Sauvage, p. 157 – 159