« Monsignor Talbot lui demanda, maintenant un peu plus gravement, s’il se considérait comme un créateur dans la même acception que le Dieu Tout-Puissant. « — Le Tout-Puissant ! cria Monti. Vous ignorez donc, terrible sceptique que vous êtes, qu’en réalité le but de Dieu c’est de créer mon Don Juan, l’Ulysse d’Homère et le Chevalier de Cervantès ? Assurément, c’est pour eux que Dieu a créé le ciel et l’enfer. Ou bien vous imaginez-vous qu’il supporterait de passer toute l’éternité avec ma belle-mère et l’empereur d’Autriche ? L’humanité, les hommes et les femmes de ce monde sont l’argile du Tout-Puissant, et nous, les artistes, nous sommes ses outils. Et quand enfin, la statue est terminée, en marbre ou en bronze, il nous met tous en pièces. A votre mort, vous vous éteindrez comme une chandelle et il ne restera pas plus de vous que d’elle. Mais là-haut, dans les demeures éternelles, là se promènent Orlando et le Misanthrope, et ma donna Elvira. C’est ainsi qu’est établi le plan divin et si nous devions le trouver d’un peu trop longue durée, que sommes-nous donc, pour nous permettre de le critiquer, nous qui n’avons pas la moindre notion de ce que les mots Temps et Eternité signifient ? »
Karen Blixen, Sur la route de Pise, in Sept contes gothiques
« Nous touchons ici à ce qui, du point de vue de la sociologie de la connaissance, est la différence la plus importante entre le christianisme d’un côté, et l’islam et le judaïsme de l’autre. Pour le chrétien, la doctrine sacrée est la théologie révélée ; pour le juif et le musulman, la doctrine sacrée est, au moins en un premier temps, l’interprétation juridique de la Loi Divine (talmud ou fiqh). Le moins que l’on puisse dire, c’est que la doctrine sacrée en ce dernier sens a beaucoup moins de choses en commun avec la philosophie que la doctrine sacrée au premier sens. C’est en dernière analyse pour cette raison que le statut de la philosophie fut fondamentalement beaucoup plus précaire dans le judaïsme et dans l’islam que dans le christianisme : dans le christianisme, la philosophie devint partie intégrante de la formation officiellement reconnue et même requise pour qui veut étudier la doctrine sacrée. Cette différence explique partiellement la disparition finale de l’investigation philosophique dans le monde islamique et dans le monde juif, disparition qui n’a pas son équivalent dans le monde chrétien occidental.
A cause de la position acquise dans l’islam par « la science du kalam », le statut de la philosophie en islam fut intermédiaire entre son statut dans le christianisme et dans le judaïsme. Si l’on se tourne par conséquent vers le statut de la philosophie dans le judaïsme, alors que personne ne peut être versé dans la doctrine sacrée chrétienne sans avoir suivi une formation philosophique considérable, il est évident que l’on peut être un talmudiste parfaitement compétent sans avoir suivi la moindre formation philosophique. Des juifs de la compétence philosophique de Halévi et de Maïmonide considéraient comme une évidence qu’être juif et être philosophe sont deux choses mutuellement exclusives. Au premier regard, le Guide des Egarés de Maïmonide est l’équivalent juif de la Summa theologica de Thomas d’Aquin ; mais le Guide n’a jamais acquis dans le judaïsme la moindre parcelle de l’autorité dont a joui la Summa dans le christianisme ; ce n’est pas le Guide de Maïmonide, mais son Mishne Torah, c’est-à-dire sa codification de la loi juive, que l’on pourrait considérer comme l’équivalent juif de la Summa. Rien n’est plus révélateur à cet égard que la différence entre les points de départ du Guide et de la Summa. Le premier article de la Summa traite de la question de savoir si la doctrine sacrée est nécessaire en plus des disciplines philosophiques : Thomas justifie pour ainsi dire la doctrine sacrée devant le tribunal de la philosophie. On ne peut même pas imaginer Maïmonide commencer le Guide, ou n’importe quel autre ouvrage, par un examen de la question de savoir si la Halakha (la Loi sacrée) est nécessaire en plus des disciplines philosophiques. Les premiers chapitres du Guide ressemblent plus à un commentaire un peu prolixe d’un verset de la Bible (Genèse I, 27) qu’au commencement d’un ouvrage philosophique ou théologique. Maïmonide, tout comme Averroès, avait un besoin beaucoup plus pressant d’une justification juridique de la philosophie, c’est-à-dire d’un examen juridique de la question de savoir si la Loi divine permet, interdit ou commande l’étude de la philosophie, que d’une justification philosophique de la Loi divine ou de son étude. Les raisons avancées par Maïmonide pour prouver qu’il faut garder secrètes certaines vérités rationnelles concernant les choses divines furent utilisées par Thomas afin de prouver que la vérité rationnelle sur les choses divines avait besoin d’être divinement révélée. En accord avec sa remarque faite en passant selon laquelle la tradition juive insiste plus sur la justice de Dieu que sur la sagesse de Dieu, Maïmonide apercevait l’équivalent juif de la philosophie ou de la théologie dans certains éléments de la Haggadah (ou de la légende), autrement dit dans cette partie de la science juive que l’on tenait généralement comme faisant beaucoup moins autorité que la Halakha. Spinoza affirma sans ménagement que les juifs méprisent la philosophie. A une époque aussi récente que l’année 1765, Moses Mendelssohn trouva nécessaire de défendre l’étude de la logique, et de montrer que l’interdiction de lecture de livres étrangers ou profanes ne s’applique pas aux ouvrages de logique. La question de l’opposition du judaïsme traditionnel et de la philosophie est identique à la question de l’opposition entre Jérusalem et Athènes. Il est difficile de ne pas voir la liaison entre le mépris de l’objet premier de la philosophie – les cieux et les corps célestes – dans le premier chapitre de la Genèse, l’interdiction de manger le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal dans le deuxième chapitre, le nom divin « je serai ce que je serai », l’avertissement que la Loi n’est pas dans le ciel ni au-delà de la mer, le propos du prophète Michée à propos de ce que Dieu exige de l’homme et des affirmations talmudiques telles que celles-ci : « Pour celui qui réfléchit sur quatre choses – sur ce qui est au-dessus, sur ce qui est au dessous, sur ce qui est devant, sur ce qui est derrière – il vaudrait mieux n’être pas venu au monde », et « Dieu ne reconnaît rien dans Son Monde excepté les quatre volumes de la Halakha ».
Le statut précaire de la philosophie dans le judaïsme comme dans l’islam ne fut pas à tous les points de vue une calamité pour la philosophie. La reconnaissance officielle de la philosophie dans le christianisme soumit la philosophie à la surveillance de l’Eglise. La situation précaire de la philosophie dans le monde juif et dans le monde islamique a assuré son caractère privé et par là son exercice sans surveillance extérieure. Le statut de la philosophie dans le monde islamique et dans le monde juif a ressemblé de ce point de vue à son statut dans la Grèce classique. On dit souvent que la cité grecque était une société totalitaire. Elle embrassait et réglementait les mœurs, le culte des dieux, la tragédie et la comédie. Elle connaissait néanmoins une activité qui était essentiellement privée et qui était au-delà de la politique : la philosophie. Les écoles philosophiques elles-mêmes furent fondées par des hommes sans autorité, des hommes privés. Les philosophes juifs et musulmans reconnaissaient la ressemblance entre cet état de choses et celui. qui prévalait en leur propre temps. Développant quelques observations d’Aristote, ils ont comparé la vie philosophique à celle d’un ermite.
Fârâbî attribuait à Platon l’opinion selon laquelle dans la cité grecque le philosophe était en grave danger.
En faisant cette affirmation, il répétait simplement ce que Platon lui-même avait dit. Dans une mesure considérable, l’art de Platon détourna ce danger, comme Fârâbî l’a pareillement remarqué. Mais le succès de Platon ne doit pas nous aveugler sur l’existence d’un danger .qui, quelle que soit la grande variété de ses formes, est inséparable de la philosophie. Comprendre ce danger et les formes variées qu’il a prises et qu’il peut prendre est la tâche principale, et en fait la seule tâche, de la sociologie de la philosophie. »
Leo STRAUSS, La persécution et l’art d’écrire, p. 48 – 51
La grande prostituée est une figure mystérieuse de l’Apocalypse:
« 1 Et l’un des sept anges qui tenaient les sept coupes s’avança et me parla en ces termes : Viens, je te montrerai le jugement de la grande prostituée qui réside au bord des océans. 2 Avec elle les rois de la terre se sont prostitués, et les habitants de la terre se sont enivrés du vin de sa prostitution. 3 Alors il me transporta en esprit au désert. Et je vis une femme assise sur une bête écarlate, couverte de noms blasphématoires, et qui avait sept têtes et dix cornes. 4 La femme, vêtue de pourpre et d’écarlate, étincelait d’or, de pierres précieuses et de perles. Elle tenait dans sa main une coupe d’or pleine d’abominations : les souillures de sa prostitution. 5 Sur son front un nom était écrit, mystérieux : « Babylone la grande, mère des prostituées et des abominations de la terre. » 6 Et je vis la femme ivre du sang des saints et du sang des témoins de Jésus. »
Apocalypse, 17, 1-6
Il y a des désaccords entre les interprètes sur ce qu’elle symbolise exactement mais tous s’accordent, à ma connaissance, à y voir une puissance satanique. Aussi est-il particulièrement surprenant de voir Baudelaire renverser la signification théologique de l’image de la prostituée :
« L’homme est un animal adorateur. Adorer, c’est se sacrifier et se prostituer.
Aussi tout amour est-il prostitution.
L’être le plus prostitué, c’est l’être par excellence, c’est Dieu, puisqu’il est l’ami suprême pour chaque individu, puisqu’il est le réservoir commun, inépuisable de l’amour. »
Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu
La prostitution ne symbolise plus ici la souillure mais l’amour qui se donne à tous. Chercher l’amour de Dieu, comme recourir aux services de prostitués c’est accepter de partager avec des gens peu recommandables :
« Dieu et sa profondeur. On peut ne pas manquer d’esprit et chercher dans Dieu le complice et l’ami qui manquent toujours. Dieu est l’éternel confident dans cette tragédie dont chacun est le héros. Il y a peut-être des usuriers et des assassins qui disent à Dieu : « Seigneur, faites que ma prochaine opération réussisse ! » Mais la prière de ces vilaines gens ne gâte pas l’honneur et le plaisir de la mienne. »
A deuxreprises j’ai évoqué le problème de l’unité du Dieu juge et du Dieu objet d’amour. Je viens de tomber sur un texte de Kierkegaard qui pourrait aider à comprendre comment l’amour peut susciter le juge.
« Pourquoi as-tu désiré avoir tort envers un être humain ? Parce que tu aimais ; pourquoi y as-tu trouvé de l’édification ? Parce que tu aimais. Plus ton amour a été fort, moins aussi tu as eu le temps d’examiner si tu avais raison ou non ; le seul et unique désir de ton amour, c’était d’avoir toi-même tort constamment. De même dans ton rapport avec Dieu. Tu l’aimais ; aussi ton âme ne pouvait-elle trouver de repos ni de joie que dans le sentiment d’avoir toi-même toujours tort. Tu n’en es pas venu à cet aveu en partant des embarras de la pensée ; tu n’y étais pas obligé, car lorsque tu es dans l’amour, tu es aussi dans la liberté. Quand donc la pensée ta donné l’assurance qu’il en était bien ainsi, qu’il te fallait toujours avoir tort, ou qu’il fallait toujours que Dieu eût raison, et qu’il ne pouvait en être autrement, cette assurance t’est venue après coup ; et si tu en es venu à la certitude d’avoir tort, ce n’est pas en partant de la connaissance que Dieu avait raison ; mais, partant de l’unique et suprême désir, inspiré par l’amour, qu’il te fallait toujours avoir tort, tu en es venu à connaître que Dieu avait toujours raison. Mais ce désir est caractéristique de l’amour et relève ainsi de la liberté ; et tu n’étais alors nullement obligé de reconnaître que tu avais tort. Tu n’as donc pas acquis la certitude d’avoir toujours eu tort par le raisonnement ; cette certitude tenait à l’édification que tu trouvais dans ton désir d’avoir tort.
Søren Kierkegaard, L’alternative (OC, IV, 312-313)
« L’édification apportée par la pensée qu’envers Dieu nous avons toujours tort » cité par B. Sève dans La question philosophique de l’existence de Dieu
« La vérité du mot « Renoncez à la terre et la terre vous sera donnée par-dessus le marché 1 » consiste en ceci : qu’ayant renoncé à tout, les petites choses qui nous restent encore se gigantifient. C’est en somme un moyen d’extraire le Suc des moindres choses, ordinairement négligées.
Et puis il y a ceci : pour les autres, la valeur des choses qu’ils nous refusent est marquée en grande part par notre avidité à les posséder. Que nous regardions d’un autre côté et, tout de suite, les propriétaires de ces choses les verront s’avilir dans leurs mains et nous les lanceront à la tête.
Cela pour la sagesse mondaine. Mais comme la morale veut avoir une référence mystique, il en résulte beaucoup de mal pour le mysticisme. Et si même Dieu réglait la valeur de ses créations selon que nous les désirons plus ou moins ? Un Dieu avec un complexe d’infériorité : qui l’eût jamais dit ? »
Cesare Pavese, Le métier de vivre, 20 novembre 1937
« Cherchez d’abord le règne de Dieu et sa justice, et tout cela vous sera ajouté. » Matthieu, VI, 33.
La moindre des choses est bien de révéler la signification de la parabole que j’ai cité hier en manière de plaisanterie. A ceux qui ne l’auraient pas saisie immédiatement, elle est expliquée par le paragraphe qui suit :
« Qu’y a-t-il que le Dieu Très Haut ne possède pas et dont Il ait besoin? Devant le Très Haut, il faut apporter un cœur lumineux, afin qu’Il se voit en lui. »
Évidemment il serait théologiquement problématique d’affirmer que Dieu a besoin du miroir que nous sommes pour se contempler lui même. De ce point de vue il est intéressant de rapprocher le texte de Rûmî d’un passage du Neuvième des Entretiens sur la métaphysique de Malebranche. Le théologien oratorien ne craint pas de porter le narcissisme divin à son paroxysme[1] : le Dieu de Malebranche à l’instar de Jean Schulteiss pourrait nous chanter « C’est moi que j’aime à travers vous » [2]. Mais comme il rappelle en même temps que Dieu n’a pas besoin de nous pour s’aimer lui-même, ni de notre témoignage pour s’assurer de ses perfections qualités et de celles de son œuvre, Malebranche est conduit à dédoubler la gloire de Dieu.
THÉODORE. – Mais comment Dieu peut-il vouloir que nous soyons, lui qui n’a nul besoin de nous ? Comment un être à qui rien ne manque, qui se suffit pleinement à lui-même, peut-il vouloir quelque chose ? Voilà ce qui fait la difficulté.
ARISTE. — Il me semble qu’il est facile de la lever; car il n’y a qu’à dire que Dieu n’a pas créé le monde pour lui, mais pour nous.
THÉODORE. — Mais nous y pour qui nous a-t-il créés ?
ARISTE. — Pour lui-même.
THÉODORE. — La difficulté revient ; car Dieu n’a nul besoin de nous.
ARISTE. — Disons donc, Théodore, que Dieu ne nous a faits que par pure bonté, par pure charité pour nous-mêmes.
THÉODORE. — Ne disons pas cela, Ariste, du moins sans l’expliquer : car il me paraît évident que l’Être infiniment parfait s’aime infiniment, s’aime nécessairement ; que sa volonté n’est que l’amour qu’il se porte à lui-même et à ses divines perfections ; que le mouvement de son amour ne peut, comme en nous, lui venir d’ailleurs, ni par conséquent le porter ailleurs; qu’étant uniquement le principe de son action il faut qu’il en soit la fin ; qu’en Dieu, en un mot, tout autre amour que l’amour-propre serait déréglé, ou contraire à l’ordre immuable qu’il renferme et qui est la loi inviolable des volontés divines. Nous pouvons dire que Dieu nous a faits pure bonté, en ce sens qu’il nous a faits sans avoir besoin de nous. Mais il nous a faits pour lui ; car Dieu ne peut vouloir que par sa volonté, et sa volonté n’est que l’amour qu’il se porte à lui-même.
[…]
ARISTE. — Quoi, Théodore, Dieu a fait l’univers pour sa gloire ! Vous approuvez cette pensée si humaine, et si indigne de l’Être infiniment parfait !
[…]
THÉODORE – Premièrement, Dieu pense à un ouvrage qui par son excellence et par sa beauté exprime des qualités qu’il aime invinciblement, et qu’il est bien aise de posséder. Mais cela néanmoins ne lui suffit pas pour prendre le dessein de le produire, parce qu’un monde fini, un monde profane n’ayant encore rien de divin, il ne peut avoir de rapport à son action qui est divine. Que fait-il ? Il le rend divin par l’union d’une personne divine. Et par là il le relève infiniment, et reçoit de lui, à cause principalement de la Divinité qu’il lui communique, cette première gloire qui se rapporte avec celle de cet architecte qui a construit une maison qui lui fait honneur, parce qu’elle exprime des qualités qu’il se glorifie de posséder. Dieu reçoit, dis-je, celte première gloire réchauffée, pour ainsi dire, d’un éclat infini. Néanmoins Dieu ne tire que de lui-même la gloire qu’il reçoit de la sanctification de son Église, ou de cette maison spirituelle dont nous sommes les pierres vivantes sanctifiées par Jésus-Christ.
‘ Cet architecte reçoit encore une seconde gloire des spectateurs et des admirateurs de son édifice ; et c’est peut-être dans la vue de cette espèce de gloire qu’il s’est efforcé de le faire le plus magnifique et le plus superbe qu’il a pu. Aussi est-ce dans la vue du culte que notre souverain prêtre devait établir en l’honneur de la Divinité, que Dieu s’est résolu de se faire un temple dans lequel il fût éternellement glorifié. Oui, Ariste, viles et méprisables créatures que nous sommes, nous rendons par notre divin chef, et nous rendrons éternellement à Dieu des honneurs divins, des honneurs dignes de la majesté divine, des honneurs que Dieu reçoit et qu’il recevra toujours avec plaisir.
[…]
Il peut aimer les hommes, mais il ne le peut qu’à cause du rapport qu’ils ont avec lui. Il trouve dans la beauté que renferme l’archétype de son ouvrage un motif de l’exécuter ; mais c’est que cette beauté lui fait honneur, parce qu’elle exprime des qualités dont il se glorifie et qu’il est bien aise de posséder. Ainsi, l’amour que Dieu nous porte n’est point intéressé en ce sens, qu’il ait quelque besoin de nous ; mais il l’est en ce sens, qu’il ne nous aime que pour l’amour qu’il se porte à lui-même et à ses divines perfections, que nous exprimons par notre nature (c’est la première gloire que tous les êtres rendent nécessairement à leur auteur) et que nous adorons par des jugements et des mouvements qui lui sont dus. C’est la seconde gloire que nous donnons à Dieu par notre souverain prêtre Notre-Seigneur Jésus-Christ. »
« Comme Dieu pouvait créer une liberté qui ne permît pas le mal (cf. l’état des bienheureux libres et certains de ne pas pécher), il en résulte que c’est lui qui a voulu le mal. Mais le mal l’offense. C’est donc un cas banal de masochisme. »
« Quand Adam pécha, Dieu le Très Haut le chassa du Paradis. Dieu dit à Adam : « quand je t’ai réprimandé et châtié pour ce péché, pourquoi n’as-tu pas discuté avec Moi ? Tu avais des raisons de le faire, pourtant, tu n’as pas dit : « Tout vient de Toi et c’est Toi qui fais tout ce que Tu veux dans le monde, et ce que tu ne veux pas ne se réalise jamais. » Tu disposais de ce raisonnement clair et exact, pourquoi ne l’as tu pas exposé? » Adam répondit : « O mon Dieu, je le savais, mais je n’ai pas renoncé à la politesse envers Toi, et l’amour m’a empêché de T’adresser des reproches. »
Djalâl ad-Dîn Rûmî,Le Livre du dedans
trad. Vitray-Meyerovitch, Actes Sud, Babel, p. 137-138
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Add. le 29/07/17
Peut-être vaut-il la peine que je surmonte ma paresse estivale pour expliquer en quoi je trouve ce texte très digne d’intérêt.
Tout d’abord ce texte me frappe en ce qu’il fait se croiser deux registres de discours : le religieux et le métaphysique, que je définis de la manière suivante.
Relève du religieux ce qui est de l’ordre de l’interlocution entre Dieu et l’homme : soit que l’homme s’adresse à Dieu (prière) soit qu’il écoute ce qu’il considère comme la parole de Dieu. Relève du métaphysique ce qui est de l’ordre du discours sur Dieu (par opposition au discours de Dieu ou au discours à Dieu) ; Dieu est ici en position d’objet du discours et non d’interlocuteur. Cette opposition définie en terme de pronoms personnels (on aura peut-être reconnu la distinction faites par Martin Buber entre la relation Je-Tu et la relation Je-Il), me semble sous-jacente à la fameuse opposition pascalienne du Dieu des philosophes et du Dieu sensible au cœur. Le Dieu des philosophes c’est le Dieu dont on parle et non un Dieu à qui l’on parle.
En quoi cette distinction est-elle opérante dans ce texte ? Il me semble que l’argument selon lequel Dieu, étant omniscient et omnipotent, il a d’une certaine manière voulu que l’homme pèche (ce qui met en cause sa justice : comment peut-il nous juger pour ce qu’il nous a fait faire?), appartient habituellement au registre métaphysique. D’ailleurs quand cet argument est évoqué, Dieu quitte sa position de juge auquel on confesse ses fautes et dont on attend le verdict pour se retrouver en position d’accusé dont certains métaphysiciens se feront les avocats (c’est ainsi que Leibniz se présente dans les Essais de Théodicée). Ce qui me frappe d’abord dans ce texte c’est que cet argument de métaphysicien se trouve intégré dans la relation d’interlocution entre Dieu et Adam. Mais ce qui est plus étonnant encore c’est la manière dont il l’est : on aurait pu imaginer qu’Adam utilise cet argument pour convaincre Dieu de ne pas le condamner et que Dieu réponde en déniant la validité de l’argument ; mais ce qui se passe au contraire c’est que Dieu reconnaît la validité de l’argument et demande à Adam pourquoi il n’en a pas fait usage. Imagine-ton qu’un juge après avoir prononcé la condamnation demande à l’accusé pourquoi il ne l’a pas fait récuser alors qu’il aurait pu le faire ? Le fait de valider l’argument peut paraître très étonnant, car si Dieu sait qu’il est valide comment a-t-il pu condamner tout de même Adam ? Sur ce point aucune explication ne nous est donnée, ce qui signifie que le propos de ce texte n’est pas de nous proposer une solution métaphysique nouvelle au problème de la théodicée. L’essentiel est dans la réponse d’Adam : s’il n’a pas fait valoir l’argument métaphysique le déresponsabilisant et incriminant Dieu, c’est par politesse et par amour envers Dieu. Là encore, imagine-t-on un accusé renoncer à se défendre (alors même qu’il risque une lourde peine) pour ne pas faire de peine au juge? Il me semble que le propos de ce texte est de donner Adam en modèle aux fidèles : comme Adam le fidèle doit s’abstenir de se défendre face à Dieu en l’accusant en retour. Certes ce n’est pas très original comme attitude religieuse ! Par ailleurs, on peut faire valoir qu’en reconnaissant comme valide l’argument « Dieu a d’une certaine manière voulu le péché », ce texte dissuade le croyant de se lancer dans les discussions métaphysiques pour réfuter cet argument. S’il n’a pas à se faire son propre avocat contre Dieu, il n’a pas non plus à se faire l’avocat de Dieu.
Il est tentant de dire que ce texte propose une solution mystique à la difficulté signalée par Nietzsche : « comment le Dieu juge pourrait-il aussi être objet d’amour ? ». Cette solution mystique consisterait à remplacer le Dieu juge par le Dieu objet d’amour, ou à dépasser la relation à Dieu comme juge vers la relation à dieu comme objet d’amour. Cependant il importe de noter que l’idée d’un Dieu juge n’est pas annulée (le Dieu-juge pourrait être présenté comme une représentation inadéquate reflétant un stade inférieur du parcours spirituel, or tel n’est pas le cas dans ce passage). On peut d’ailleurs concevoir un schéma (je ne me risquerai pas à affirmer que c’est la conception de Rûmî) dans lequel la relation au Dieu objet d’amour serait un moment de la relation au Dieu juge ; il consisterait à dire ceci : c’est en renonçant à se défendre face au juge (et contre lui) par amour pour lui qu’on obtiendrait sa miséricorde. On conviendra qu’il s’agirait là d’une bien étrange justice.
Comme je l’ai expliqué naguère, je profite de la lecture vespérale d’histoires à mes enfants pour combler mes propres lacunes ; c’est ainsi que je lis actuellement des contes de Lord Dunsany traduit par Julien Green sous le titre Merveilles et démons. Je m’étais fait offrir ce volume il y a bien vingt ans de cela après avoir appris que Dunsany était cité par Lovecraft comme un de ses inspirateurs mais je m’étais contenté de le ranger scrupuleusement dans ma bibliothèque.
Dans Le maelström, Dunsany donne la parole à Nooz Wana le Naufrageur de vaisseaux qui interdit aux hommes l’accès des Iles heureuses. Nooz Wana explique que les hommes ne peuvent accéder à ces îles qu’un jour tous les cent ans (quand il prend sa pose) et qu’ils ne peuvent y demeurer plus d’une journée. La chute du récit consiste dans la révélation de la raison de l’action de Nooz Wana :
« … car les dieux jaloux ont peur que trop d’hommes ne passent jusqu’aux Iles Heureuses et ne trouvent le bonheur. Les dieux eux-mêmes ne connaissent pas le bonheur. »
A l’opposé des dieux d’Epicure qui ne se soucient pas des hommes parce qu’ils sont heureux, les dieux ici évoqués par Dunsany se soucient d’empêcher les hommes d’être heureux par ce qu’ils ne le sont pas eux-mêmes. Mais d’où vient alors que les dieux eux-mêmes ne soient pas heureux ? Sont-ils victimes de la jalousie de méta-dieux qui ne sont pas eux-mêmes heureux etc. ?