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absurdité, faim, Günther Anders, psychothérapie, sens de la vie
« Ceux qui nous invitent à lutter contre l’absurdité – et il y en a déjà des milliers et des milliers aujourd’hui — ne valent pas mieux que les politiques lorsqu’ils donnaient aux hommes affamés de la région du Sahel le conseil de lutter contre leur sentiment de manquer de pain – un cynisme qu’aucun homme d’État ne s’était encore jamais permis. Les psychothérapeutes qui osent refiler une « volonté de sens »[1] aux millions d’hommes qui traînent leur existence dans des bureaux ou des usines ou, en tant que chômeurs, devant les écrans de télévision ne valent pas mieux que les hommes d’État recommandant aux affamés une « volonté d’être rassasiés » et leur faisant croire que cette volonté constitue déjà une moitié de pain avec laquelle, s’ils le voulaient vraiment, ils pourraient se rassasier sur-le-champ.
C’est avec ce genre de verbiage insupportable que des milliers de psychothérapeutes mènent à la folie les patients qui viennent les consulter parce qu’ils ont le sentiment chronique d’un « vide de sens ». D’entrée de jeu, ils sont sincèrement d’accord avec les patients. « Vous avez raison, votre sentiment est légitime. Pour vous, la vie que vous menez (en tant qu’ouvrier de l’usine d’aiguilles, comme chirurgien passant sa vie à faire des liftings ou comme vendeur de billets de loterie), même si votre activité peut éventuellement être utile à des hommes, même si elle était « humanisée », n’a aucun sens. Ne croyez pas que l’expression « sens de la vie » que vous utilisez a jamais possédé la moindre signification auparavant ou que vous avez possédé auparavant l’objet dont vous êtes venu douloureusement me déclarer la perte. Auparavant, vous ne possédiez pas le sens mais vous étiez dans un état où vous n’aviez pas pour autant faim de sens. Vous pouviez même vous faire faire une « prothèse de sens » pour remplacer le sens prétendument perdu. Pourquoi supposez-vous qu’une vie devrait ou pourrait offrir quelque chose — ce que vous appelez précisément le « sens » — en plus de l’existence ? Ne croyez pas que vous pourriez « trouver » le sens de votre vie (il n’est caché nulle part, le problème est plutôt que votre vie n’a pas de sens) ; ou même qu’un autre, moi par exemple, le prétendu thérapeute, je pourrais le trouver pour vous et vous le poser comme on pose une dent sur pivot. Non, ce que vous n’avez pas perdu, parce que vous ne l’avez jamais possédé, avec la meilleure volonté du monde personne ne peut non plus le « retrouver »[2] pour vous. Et même si votre vie « avait un sens » : comme il doit être lamentable, contradictoire, pour ne pas dire immoral, pour se cacher si profondément (tout en prétendant servir de fin directrice et de justification à votre vie) qu’il reste impossible à trouver et à reconnaître et échoue donc à remplir sa fonction. Le langage courant de la philosophie triviale aime utiliser l’expression « sens profond ». Elle prétend que la vie ou le monde possèdent un tel sens. Mais si ce discours sur la « profondeur » touche, c’est seulement parce que la recherche du sens, puisqu’elle est absurde, reste vaine — voilà pourquoi on creuse toujours plus profond ». Moins on trouve de sens, plus il doit être profond. Pire c’est, mieux c’est. » Ce n’est pas moi qui parle, je le rappelle. Il s’agit des propos sincères d’un psychothérapeute fictif.
Non, le sentiment de l’« absurdité de la vie » n’est pas le symptôme d’une pathologie, un symptôme qui aurait besoin d’être traité, mais un sentiment justifié face au fait de l’absurdité, le signe d’une disposition non altérée à la vérité, pour ne pas dire un symptôme de bonne santé. Cette disposition à la vérité exige bien sûr, aussi paradoxal que cela puisse sembler, que nous cessions de chercher du « sens ». Peu importe : les vrais malades sont ceux — et ils sont des centaines de millions — qui n’ont jamais senti qu’ils menaient en fait une vie absurde, ceux qui ont appris tôt et avec succès à vivre dans l’absurdité et à ne rien attendre d’autre.
Pour ce qui concerne les milliers de thérapeutes, ils ressemblent à ces patrons de bar des régions du Far West où eut lieu le Goldrush, qui n’ont jamais creusé eux-mêmes à la recherche de l’or supposé mais sont arrivés à l’or par l’intermédiaire des chercheurs d’or qui, pour 99% d’entre eux, ont laissé leur peau dans cette ruée. Ils ressemblent aussi, pour utiliser une autre image, aux médecins qui, au lieu d’envoyer ceux qui ont faim au restaurant, leur font une injection contre le sentiment de faim. Moyennant honoraires.
Günther Anders, L’obsolescence de l’homme Tome II, ed. fario, p.364-366
[1] Anders vise ici particulièrement le psychiatre Viktor Frankl dont l’autobiographie s’intitule Man’s search for meaning.
[2] Ici intervient la note que j’ai cité récemment.