« On me tend la foi comme un paquet bien ficelé sur un plateau tombé de nulle part. On voudrait que je l’accepte mais sans l’ouvrir. On me tend la science comme un couteau sur un plat, pour ouvrir les pages d’un livre dont toutes les pages sont blanches. On me tend le doute comme de la poussière au fond d’une boîte, mais pourquoi m’apporter cette boîte, qui ne contient que de la poussière. »
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité [87], p. 116
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Une fois encore, j’apprécie l’art qu’a Pessoa de présenter la réalité sous un jour déprimant : le procédé consiste ici à suggérer par des images qu’aucune des trois possibilités qui nous sont offertes n’est satisfaisante. Pour changer, au lieu de rester dans la fascination pour cette manière de présenter les choses je vais essayer de réfléchir à la manière de lui résister.
Les images utilisées par Pessoa présentent chaque possibilité comme insatisfaisante en elle-même; or on pourrait faire valoir que chaque possibilité n’apparaît décevante que par contraste avec une autre, et plus précisément avec une image idéalisée d’une autre.
Le défenseur de la foi, par exemple, pourrait faire valoir qu’accepter un paquet sans l’ouvrir n’est décevant que pour celui qui croit à la possibilité qu’on lui offre un paquet qu’il pourrait ouvrir avant de choisir de l’accepter. On reconnaît ici l’argument avec lequel Bouveresse rompt des lances dans Peut-on ne pas croire? : l’idée qu’en dernier ressort nous serions condamnés à adhérer à des croyances qu’il n’est pas en notre pouvoir de justifier, et qu’il ne nous resterait qu’à accepter un destin auquel il est impossible de résister. Ce qui complique la tâche des défenseurs de ce type de position c’est qu’en fait il n’y a pas un seul paquet impossible à ouvrir qui nous soit proposé, il y en a plusieurs entre lesquels il faut choisir, et à supposer qu’il faille accepter un de ces paquets, tout le problème est de choisir lequel s’il est impossible de jeter un œil à l’intérieur (la même difficulté affecte d’ailleurs l’argument du pari de Pascal).
Pour ce qui est du défenseur de la science il pourrait contester que les pages du livre que son couteau permet d’ouvrir soient effectivement blanches. Il pourrait faire valoir qu’elles n’apparaissent telles que par comparaison avec des pages plus contrastées … c’est-à-dire que la science ne serait décevante qu’aux yeux de ceux qui demeurent dans ce que Bouveresse nomme la nostalgie de la croyance.
Le même type d’argument pourrait être utilisé pour réhabiliter la troisième possibilité : le doute n’est décevant qu’au regard d’une certitude possible, comme généralement ce qu’on a ne nous déçoit qu’au regard de ce qu’on pense qu’on aurait pu avoir.