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« Quand un ami meurt, l’amitié ne meurt pas pour autant — elle en sort même parfois renforcée, voire exaltée. Mais quand on rompt avec un ami, quelque chose de notre sentiment de l’amitié disparaît avec lui, un aspect de nous-même que cette amitié avait rendu possible. Rien n’est pire : en rompant, l’ami diminue notre capacité à vivre une amitié nouvelle. Ce n’est pas tant par ce que nous perdons que pour ce que nous ne pouvons plus retrouver que la rupture est terrible, ou, si l’on préfère, cette perte prend tout son sens de l’avenir qu’elle oblitère. Ce n’est pas dire que l’ami n’est que l’instrument de l’amitié, mais que, entre les deux, comme j’ai eu l’occasion de le dire, le rapport est dialectique. C’est en ce sens que la rupture, en amoindrissant nos possibles, nous diminue.
C’est bien ce qu’exprime l’anthropologue Malinowski dans son journal, lorsque, au début du siècle, exilé dans les îles Trobriand, il écrit : « Je suis terriblement déprimé et attristé par la faillite de cette amitié qui m’était essentielle, la plus précieuse de toutes. Ma réaction première qui consiste à me tenir responsable de tout, cette réaction prédomine, et je me sens capitis diminutio — un homme de peu, un homme diminué, de moindre valeur. Un ami n’est pas seulement une quantité ajoutée ; il a une valeur factorielle : il multiplie votre propre valeur individuelle. »[1] Et l’on comprend sa culpabilité : quand quelqu’un nous abandonne, auquel nous tenions plus que tout, l’idée nous aussitôt de le justifier et de mettre tous les torts de notre côté. Jusqu’au point où cela nous devient insupportable et où nous rejetons sur lui ce que nous avions d’abord voulu entièrement assumer. »
Gilles A. Tiberghien, Amitier, ed.Le félin, p. 164 -165
[1] Bronislaw Malinowski, Journal d’ethnographe, Paris, Seuil, coll. « Recherches anthropologiques », 1985, p. 48.
