Étiquettes
Jean-françois Balaudé, philosophie, Platon, Pythagore, Socrate
« Selon une tradition qui remonte à Héraclide du Pont (auteur du IVe siècle av. J.-C., contemporain d’Aristote), c’est Pythagore qui serait l’inventeur des termes de « philosophie » et de « philosophe », se qualifiant lui-même de philosophos de préférence à sophos : « Le premier à avoir utilisé le nom de philosophie et, pour lui-même, celui de philosophe, fut Pythagore, alors qu’il discutait à Sicyone avec Léon, le tyran de Sicyone — ou bien de Phlionte, comme le dit Héraclide le Pontique dans son traité Sur l’inanimée ; car [il considérait que] nul [homme] n’est sage, si ce n’est Dieu. La philosophie était trop facilement appelée « sagesse », et « sage » celui qui en fait profession — celui qui aurait atteint la perfection dans la pointe extrême de son âme —, alors qu’il n’est que « philosophe » celui qui chérit la sagesse. » Mais Héraclide du Pont, platonicien pythagorisant, a pu rétrospectivement attribuer à Pythagore (vie siècle av. J.-C.), par-delà Platon, l’invention de termes correspondant à la mise en œuvre d’un savoir et d’une pratique inédits, interprétés sur le mode platonicien. Admettant même que l’anecdote soit vraie, et que Pythagore se soit véritablement dit philosophos, il se pourrait que le terme ait été employé dans un sens sensiblement différent du sens platonicien.
Est-ce à dire que Platon, voire Socrate, sont les premiers à s’être réellement réclamés de la « philosophie » ? Il faut être prudent, et distinguer en particulier avec soin les emplois de l’adjectif, substantivé ou non, philosophos, le verbe correspondant, philosophein, et le substantif abstrait, philosophia. Il apparaît en effet que l’usage des deux premiers précède nettement l’apparition du troisième, qui, une fois forgé, modifie en retour, et très profondément, le sens d’ensemble de cette famille de mots.
[…]
Walter Burkert a contribué voici quelques années[1] à dégager le sens premier de philosophos, […] dans ce mot composé, philosophos que l’on rend littéralement le plus souvent par « ami de la sagesse », la racine phil- ne signifie pas originellement le désir de quelque chose d’absent, mais indique un rapport de fréquentation avec quelque chose de présent. C’est pourquoi sophos et philosophos ne sont pas au départ opposés ; ce dernier terme exprime un rapport positif, la fréquentation habituelle, la pratique, de ce que l’on appelle sophia, savoir ou art. Et la sophia, c’est donc tout type de savoir, par lequel on manie une technique, on domine une matière.
Le fait est que l’opposition, décisive pour le destin de la notion, de philosophia et de sophia, apparaît thématisée pour la première fois dans le Phèdre, 278e-d, un dialogue de la maturité. Socrate achevant de dialoguer avec Phèdre, dit en effet :
« Si l’on a fait ces compositions [littéraires] sachant en quoi consiste la vérité, étant en outre en mesure de leur porter secours quand on devra en venir à justifier ce qu’on a écrit sur le sujet dont on traite ; capable enfin, par la façon dont on use de la parole, de mettre en évidence l’infériorité des écrits : de l’homme qui est tel, on doit dire que les objets d’ici-bas ne fondent en quoi que ce soit la dénomination qu’il possède, mais bien les objets supérieurs auxquels s’est attaché son zèle !
Phèdre : Quelles sont alors les dénominations que tu lui attribues ?
Socrate : L’appeler « sage » [sophos], c’est, selon moi du moins, employer une expression ambitieuse et qui ne convient qu’à la Divinité. Mais l’appeler « ami de la sagesse » [philosophos], ou d’un nom analogue, à la fois lui irait davantage et serait mieux dans la note. »
Exactement dans cette ligne s’inscrit le développement célèbre du Banquet, 204a-b, où les philosophes sont situés entre savoir et ignorance ; en revanche, aucun dieu n’a à philosopher, puisqu’il est sage [2].
[…]
Platon a pu, pour sa part, chercher à arracher les termes de philosophos et philosophein au contexte culturel et aux usages linguistiques évoqués précédemment, en forgeant de façon décisive la notion de philosophia pour désigner un type de recherche spécifique, correspondant au philosophein socratique, le couronnant en somme. Au point qu’il n’hésitera pas dans le Phédon à personnifier la philosophie, et à la figurer comme s’emparant de l’âme de certains hommes, les possédant et les délivrant à la fois de l’emprise du corps et des passions (82d-83b).
Du verbe philosophein au substantif philosophia le passage est décisif. Il ne me semble pas […] que le philosophein socratique ait eu d’autre ambition que de conduire, sur soi d’abord et sur les autres ensuite, un examen critique visant à l’amélioration de soi. Le projet platonicien est en revanche d’une autre nature : tout en reprenant le programme éthique de Socrate, il le reformule dans les termes d’un programme de connaissance, et c’est ce que, rétrospectivement, il voit anticipé, voire inauguré par Socrate (recherche de l’essence, de la vérité). Mais, tandis que Socrate soulignait très fortement les limites indépassables de la connaissance humaine (cf. l’Apologie de Socrate), du pouvoir de connaître humain, ce qui le conduisait à distinguer de façon non tendue une sophia divine d’une sophia humaine (l’une ne communiquant pas avec l’autre), Platon fixe comme référence au savoir humain (visée et inaccessible) le savoir divin (qui conduit à la différenciation-corrélation entre philosophia et sophia).
Jean-François BALAUDÉ, Le savoir vivre philosophique, p. 37-45
[1] Dans « Platon oder Pythagoras », Hermes, 88 (1969), p. 159-177, en partie. p. 172 s. Consulter également J. Bollack, « Une histoire de sophiè » (compte rendu de B. Gladigow, Sophia und Kosmos, Hildesheim, 1965), REG, t. 81 (1968), p. 551, et P. Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, p. 35-45.
[2] Et voir encore Lysis, 218a.