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« La France se sent mal à l’aise dans son patriotisme, et cela bien qu’elle-même, au XVIIIe siècle, ait inventé le patriotisme moderne. Il ne faut pas croire que ce qu’on a nommé la vocation universelle de la France rende la conciliation entre le patriotisme et les valeurs universelles plus facile aux Français qu’à d’autres. C’est le contraire qui est vrai. La difficulté est plus grande pour les Français, parce qu’ils ne peuvent pas complètement réussir, ni à supprimer le second terme de la contradiction, ni à séparer les deux termes par une cloison étanche. Ils trouvent la contradiction à l’intérieur de leur patriotisme même. […]
Il est facile de dire, comme Lamartine : « Ma patrie est partout où rayonne la France… La vérité, c’est mon pays. » Malheureusement, cela n’aurait un sens que si France et vérité étaient des mots équivalents. Il est arrivé, il arrive, il arrivera que la France mente et soit injuste ; car la France n’est pas Dieu, il s’en faut de beaucoup. […]
La vocation universelle de la France ne peut pas, à moins de mensonge, être évoquée avec une fierté sans mélange. Si l’on ment, on la trahit dans les mots mêmes par lesquels on l’évoque ; si l’on se souvient de la vérité, la honte doit toujours se mêler à la fierté, car il y a eu quelque chose de gênant dans tous les exemples historiques qu’on peut en fournir. Au XIIIe siècle, la France a été un foyer pour toute la chrétienté. Mais c’est au début même de ce siècle qu’elle avait détruit pour toujours, au sud de la Loire, une civilisation naissante qui brillait déjà d’un grand éclat ; et c’est au cours de cette opération militaire, en liaison avec elle, qu’a été établie pour la première fois l’Inquisition. C’est là une souillure qui compte. Le XIIIe siècle est celui où le gothique s’est substitué au roman, la musique polyphonique au chant grégorien, et, en théologie, les constructions tirées d’Aristote à l’inspiration platonicienne ; dès lors on peut douter que l’influence française en ce siècle ait correspondu à un progrès. Au XVIIe siècle, la France a de nouveau rayonné sur l’Europe. Mais le prestige militaire lié à ce rayonnement a été obtenu par des méthodes inavouables, du moins si l’on aime la justice ; au reste, autant la conception classique française a produit des œuvres merveilleuses en langue française, autant elle a exercé une influence destructrice à l’étranger. En 1789, la France est devenue l’espoir des peuples. Mais trois années plus tard elle est partie en guerre, et dès les premières victoires elle a substitué aux expéditions de délivrance des expéditions de conquête. Sans l’Angleterre, la Russie et l’Espagne, elle aurait imposé à l’Europe une unité peut-être à peine moins étouffante que celle qui est aujourd’hui promise par l’Allemagne. Dans la deuxième partie du siècle dernier, quand on s’est aperçu que l’Europe n’est pas le monde, et qu’il y a plusieurs continents sur cette planète, la France a été reprise d’aspirations à un rôle universel. Mais elle n’a abouti qu’à fabriquer un Empire colonial imité de celui des Anglais, et dans le cœur d’un certain nombre d’hommes de couleur, son nom est maintenant lié à des sentiments auxquels il est intolérable de penser. Ainsi la contradiction inhérente au patriotisme français se retrouve aussi le long de l’histoire de France. «
Simone Weil, L’enracinement