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« Aller au bien par toutes voies » semblait la devise des uns « Observer la règle à tout prix » était la devise des autres. La première de ces maximes, il faut la dire aux hommes, elle ne peut égarer. La seconde il faut quelque fois la pratiquer, mais ne la conseiller jamais. Les gens de bien très éprouvés sont les seuls qui n’en puissent pas abuser.
Joseph Joubert, 6 janvier 1815
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Il est difficile de résister à la tentation de projeter sur les deux maximes évoquées par Joubert l’opposition aujourd’hui classique en philosophie morale entre l’approche conséquentialiste et l’approche déontologique. Il n’est certes pas évident « qu’aller au bien » doive être interprété comme signifiant « produire les meilleures conséquences » (peut-être faudrait il l’interpréter dans la perspective d’une éthique des vertus plutôt que dans une perspective conséquentialiste) ; en revanche « observer la règle à tout prix » semble un exact équivalent du principe qui définit l’approche déontologique : « observer la règle quelles qu’en soit les conséquences « . A première vue la hiérarchie que Joubert établit entre les deux maximes peut sembler contre-intuitive : n’est-ce pas plutôt aux « gens de bien très éprouvés » qu’il faudrait laisser prendre des libertés avec la règle pour « aller au bien » tandis que l’homme du commun de la vie morale devrait s’en tenir à la règle pour éviter de s’égarer ? Comment comprendre que ce soit en « observant la règle à tout prix » qu’on risque d’abuser plutôt qu’en prenant des libertés avec elle pour « aller au bien » ? Il me semble qu’on peut aisément s’en faire une idée à partir du plus fameux exemple illustrant la position déontologique : l’interdiction absolue de mentir défendue par Kant y compris lorsque des tueurs nous interrogent sur la présence sous notre toit de l’individu qu’ils pourchassent. On comprend bien, dans ce cas, comment appliquer la règle (ne pas mentir) à tout prix peut apparaître comme un abus (si elle aboutit à la mort d’un innocent). On peut aussi comprendre en quoi seuls les « gens de bien très éprouvés » sont prémunis contre cet abus : là où l’homme inexpérimenté, pour ne pas mentir, ne trouvera comme seule échappatoire que de révéler la cachette du réfugié à ses poursuivants, l’homme de bien éprouvé saura, sans recourir au mensonge, trouver le moyen de préserver la vie du persécuté. L’explication que je viens de proposer de l’aphorisme de Joubert me semble sensée, mais je ne parierai pas que c’est la bonne. Elle laisse en effet subsister une difficulté : quel sens y a-t-il à « observer la règle à tout prix » s’il est possible d' »aller au bien » par d’autres voies ? Si la stricte observance de la règle ne peut être recommandée qu’à des « gens de bien très éprouvés », elle semble alors relever de la prouesse morale, le déontologisme étant alors tiré du côté du surérogatoire.