L’article du jour partage deux points communs avec celui de dimanche dernier, d’une part il est inspiré par mes lectures en vue de préparer mes cours de spécialité pour la rentrée, d’autre part il porte sur l’usage philosophique d’une métaphore . Mais ce n’est plus de la métaphore stoïcienne de l’acteur qui nous a occupé en début de semaine qu’il sera aujourd’hui question, c’est de l’application aux sociétés de l’opposition entre la machine et l’organisme vivant.
C’est un passage de la Sixième des lettres de Schiller sur l’éducation esthétique de l’humanité qui a été l’occasion de l’étonnement que je voudrais partager ici.
« Ce bouleversement que l’artifice de la civilisation et la science commencèrent à produire dans l’homme intérieur, le nouvel esprit des gouvernements le rendit complet et universel. Il ne fallait certes pas attendre que l’organisation simple des premières républiques survécût à la simplicité des mœurs et des conditions primitives ; mais au lieu de s’élever à une vie organique supérieure, elle se dégrada jusqu’à n’être plus qu’un mécanisme vulgaire et grossier. Les États grecs, où, comme dans un organisme de l’espèce des polypes, chaque individu jouissait d’une vie indépendante mais était cependant capable, en cas de nécessité, de s’élever à l’Idée de la collectivité, firent place à un ingénieux agencement d’horloge dans lequel une vie mécanique est créée par un assemblage de pièces innombrables mais inertes. Une rupture se produisit alors entre l’État et l’Église, entre les lois et les mœurs ; il y eut séparation entre la jouissance et le travail, entre le moyen et la fin, entre l’effort et la récompense. L’homme qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé du Tout ne se donne qu’une formation fragmentaire ; n’ayant éternellement dans l’oreille que le bruit monotone de la roue qu’il fait tourner, il ne développe jamais l’harmonie de son être, et au lieu d’imprimer à sa nature la marque de l’humanité, il n’est plus qu’un reflet de sa profession, de sa science. Mais même la mince participation fragmentaire par laquelle les membres isolés de l’État sont encore rattachés au Tout, ne dépend pas de formes qu’ils se donnent en toute indépendance (car comment pourrait-on confier à leur liberté un mécanisme si artificiel et si sensible ?) ; elle leur est prescrite avec une rigueur méticuleuse par un règlement qui paralyse leur faculté de libre discernement. »
Friedrich von Schiller, VIe Lettre sur l’éducation esthétique de l’humanité,
trad. Robert leroux
Dans le paragraphe, Schiller pense la distinction entre les cités grecques et les sociétés modernes en fonctions de l’opposition de l’organique et du mécanique. De la cité grecque aux états modernes, nous dit Schiller, il y a dégradation de l’organique au mécanique. L’unité organique de la cité antique tient, selon lui, à ce que les citoyens pouvaient s’élever à l’idée du tout auxquels ils appartiennent. Schiller met en relation la perte de cette capacité à s’élever à l’idée du tout et le développement de la division du travail (« L’homme qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé du Tout ne se donne qu’une formation fragmentaire »).
Ce qui a retenu mon attention c’est que l’usage que fait Schiller de l’opposition de l’organique et du mécanique semble fonctionner en sens exactement inverse de l’usage qu’en fait Durkheim dans De la division du travail social. En effet Durkheim qualifie justement d’organique le type de solidarité lié à la division du travail, ce qu’il justifie ainsi :
« Ici donc, l’individualité du tout s’accroît en même temps que celle des parties ; la société devient plus capable de se mouvoir avec ensemble, en même temps que chacun de ses éléments a plus de mouvements propres. Cette solidarité ressemble à celle que l’on observe chez les animaux supérieurs. Chaque organe, en effet, y a sa physionomie spéciale, son autonomie, et pourtant l’unité de l’organisme est d’autant plus grande que cette individuation des parties est plus marquée. En raison de cette analogie, nous proposons d’appeler organique la solidarité qui est due à la division du travail. »
De la division du travail social, Livre I, chapitre 3
A l’opposé, la solidarité mécanique est ainsi définie par Durkheim :
« La solidarité qui dérive des ressemblances est à son maximum quand la conscience collective recouvre exactement notre conscience totale et coïncide de tous points avec elle : mais, à ce moment, notre individualité est nulle. Elle ne peut naître que si la communauté prend moins de place en nous. Il y a là deux forces contraires, l’une centripète, l’autre centrifuge, qui ne peuvent pas croître en même temps. Nous ne pouvons pas nous développer à la fois dans deux sens aussi opposés. Si nous avons un vif penchant à penser et à agir par nous-même, nous ne pouvons pas être fortement enclin à penser et à agir comme les autres. Si l’idéal est de se faire une physionomie propre et personnelle, il ne saurait être de ressembler à tout le monde. De plus, au moment où cette solidarité exerce son action, notre personnalité s’évanouit, peut-on dire, par définition ; car nous ne sommes plus nous-même, mais l’être collectif.
Les molécules sociales qui ne seraient cohérentes que de cette seule manière ne pourraient donc se mouvoir avec ensemble que dans la mesure où elles n’ont pas de mouvements propres, comme font les molécules des corps inorganiques. C’est pourquoi nous proposons d’appeler mécanique cette espèce de solidarité. Ce mot ne signifie pas qu’elle soit produite par des moyens mécaniques et artificiellement. Nous ne la nommons ainsi que par analogie avec la cohésion qui unit entre eux les éléments des corps bruts, par opposition à celle qui fait l’unité des corps vivants. »
De la division du travail social, Livre I, chapitre 3
A ma connaissance Durkheim ne discute pas l’usage que Schiller fait de l’opposition entre organique et mécanique appliquée aux sociétés, en revanche il discute explicitement un autre auteur allemand qui fait lui aussi usage de l’opposition mécanique / organique dans un sens opposé au sien : Ferdinand Tönnies. En effet, pour expliquer la distinction entre Gemeinschaft et Gesellschaft, Tönnies mobilise l’opposition du mécanique et de l’organique, plaçant la Gemeinschaft du côté de l’organique, et la Gesellschaft du côté du mécanique. En 1889, soit quatre ans avant la publication de son ouvrage sur la division du travail, Durkheim livre une recension de l’ouvrage de Tönnies Gemeinschaft und Gesellschaft, il adresse à l’auteur une critique qui concerne justement son usage de l’opposition mécanique / organique :
« Mais le point où je me séparerai de lui, c’est sa théorie de la Gesellschaft. Si j’ai bien compris sa pensée, la Gesellschaft serait caractérisée par un développement progressif de l’individualisme, dont l’action de l’État ne pourrait prévenir que pour un temps et par des procédés artificiels les effets dispersifs. Elle serait essentiellement un agrégat mécanique ; tout ce qui y reste encore de vie vraiment collective résulterait non d’une spontanéité interne, mais de l’impulsion tout extérieure de l’État. En un mot, comme je l’ai dit plus haut, c’est la société telle que l’a imaginée Bentham, Or je crois que la vie des grandes agglomérations sociales est tout aussi naturelle que celle des petits agrégats. Elle n’est ni moins organique ni moins interne. En dehors des mouvements purement individuels, il y a dans nos sociétés contemporaines une activité proprement collective qui est tout aussi naturelle que celle des sociétés moins étendues d’autrefois. Elle est autre assurément ; elle constitue un type différent, mais entre ces deux espèces d’un même genre, si diverses qu’elles soient, il n’y a pas une différence de nature. Pour le prouver, il faudrait un livre ; je ne puis que formuler la proposition. Est-il d’ailleurs vraisemblable que l’évolution d’un même être, la société, commence par être organique pour aboutir ensuite à un pur mécanisme ? Il y a entre ces deux manières d’être une telle solution de continuité qu’on ne conçoit pas comment elles pourraient faire partie d’un même développement. Concilier de cette manière la théorie d’Aristote et celle de Bentham, c’est tout simplement juxtaposer des contraires. Il faut choisir : si la société est un fait de nature à son origine, elle reste telle jusqu’au terme de sa carrière. »