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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

Pater Taciturnus

Archives de Tag: métaphore

Renversement de métaphore

17 vendredi Juil 2020

Posted by patertaciturnus in Lectures, Perplexités et ratiocinations

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Emile Durkheim, Friedrich von Schiller, mécanique vs organique, métaphore, organicisme

L’article du jour partage deux points communs avec celui de dimanche dernier, d’une part il est inspiré par mes lectures en vue de préparer mes cours de spécialité pour la rentrée, d’autre part il porte sur l’usage philosophique d’une métaphore .  Mais ce n’est plus de la métaphore stoïcienne de l’acteur qui nous a occupé en début de semaine qu’il sera aujourd’hui question, c’est de l’application aux sociétés de l’opposition entre la machine et l’organisme vivant.

C’est un passage de la Sixième des lettres de Schiller sur l’éducation esthétique de l’humanité qui a été l’occasion de l’étonnement que je voudrais partager ici.

« Ce bouleversement que l’artifice de la civilisation et la science commencèrent à produire dans l’homme intérieur, le nouvel esprit des gouvernements le rendit complet et universel. Il ne fallait certes pas attendre que l’organisation simple des premières républiques survécût à la simplicité des mœurs et des conditions primitives ; mais au lieu de s’élever à une vie organique supérieure, elle se dégrada jusqu’à n’être plus qu’un mécanisme vulgaire et grossier. Les États grecs, où, comme dans un organisme de l’espèce des polypes, chaque individu jouissait d’une vie indépendante mais était cependant capable, en cas de nécessité, de s’élever à l’Idée de la collectivité, firent place à un ingénieux agencement d’horloge dans lequel une vie mécanique est créée par un assemblage de pièces innombrables mais inertes. Une rupture se produisit alors entre l’État et l’Église, entre les lois et les mœurs ; il y eut séparation entre la jouissance et le travail, entre le moyen et la fin, entre l’effort et la récompense. L’homme qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé du Tout ne se donne qu’une formation fragmentaire ; n’ayant éternellement dans l’oreille que le bruit monotone de la roue qu’il fait tourner, il ne développe jamais l’harmonie de son être, et au lieu d’imprimer à sa nature la marque de l’humanité, il n’est plus qu’un reflet de sa profession, de sa science. Mais même la mince participation fragmentaire par laquelle les membres isolés de l’État sont encore rattachés au Tout, ne dépend pas de formes qu’ils se donnent en toute indépendance (car comment pourrait-on confier à leur liberté un mécanisme si artificiel et si sensible ?) ; elle leur est prescrite avec une rigueur méticuleuse par un règlement qui paralyse leur faculté de libre discernement. »

Friedrich von Schiller, VIe Lettre sur l’éducation esthétique de l’humanité,
trad. Robert leroux

Dans le paragraphe, Schiller pense la distinction entre les cités grecques et les sociétés modernes en fonctions de l’opposition de l’organique et du mécanique. De la cité grecque aux états modernes, nous dit Schiller, il y a dégradation de l’organique au mécanique. L’unité organique de la cité antique tient, selon lui, à ce que les citoyens pouvaient s’élever à l’idée du tout auxquels ils appartiennent. Schiller met en relation la perte de cette capacité à s’élever à l’idée du tout et  le développement de la division du travail (« L’homme qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé du Tout ne se donne qu’une formation fragmentaire »).

Ce qui a retenu mon attention c’est que l’usage que fait Schiller de l’opposition de l’organique et du mécanique semble fonctionner en sens exactement inverse de l’usage qu’en fait Durkheim dans De la division du travail social. En effet Durkheim qualifie justement d’organique le type de solidarité lié à la division du travail, ce qu’il justifie ainsi :

« Ici donc, l’individualité du tout s’accroît en même temps que celle des parties ; la société devient plus capable de se mouvoir avec ensemble, en même temps que chacun de ses éléments a plus de mouvements propres. Cette solidarité ressemble à celle que l’on observe chez les animaux supé­rieurs. Chaque organe, en effet, y a sa physionomie spéciale, son autonomie, et pourtant l’unité de l’organisme est d’autant plus grande que cette individuation des parties est plus marquée. En raison de cette analogie, nous proposons d’appeler organique la solidarité qui est due à la division du travail. »

De la division du travail social, Livre I, chapitre 3

  A l’opposé, la solidarité mécanique est ainsi définie par Durkheim :

« La solidarité qui dérive des ressemblances est à son maximum quand la conscience collective recouvre exactement notre conscience totale et coïncide de tous points avec elle : mais, à ce moment, notre individualité est nulle. Elle ne peut naître que si la communauté prend moins de place en nous. Il y a là deux forces contraires, l’une centripète, l’autre centrifuge, qui ne peuvent pas croître en même temps. Nous ne pouvons pas nous développer à la fois dans deux sens aussi opposés. Si nous avons un vif penchant à penser et à agir par nous-même, nous ne pouvons pas être fortement enclin à penser et à agir comme les autres. Si l’idéal est de se faire une physionomie propre et personnelle, il ne saurait être de ressembler à tout le monde. De plus, au moment où cette solidarité exerce son action, notre personnalité s’évanouit, peut-on dire, par définition ; car nous ne sommes plus nous-même, mais l’être collectif.

Les molécules sociales qui ne seraient cohérentes que de cette seule manière ne pourraient donc se mouvoir avec ensemble que dans la mesure où elles n’ont pas de mouvements propres, comme font les molécules des corps inorganiques. C’est pourquoi nous proposons d’appeler mécanique cette espèce de solidarité. Ce mot ne signifie pas qu’elle soit produite par des moyens mécaniques et artificiellement. Nous ne la nommons ainsi que par analogie avec la cohésion qui unit entre eux les éléments des corps bruts, par opposition à celle qui fait l’unité des corps vivants. »

De la division du travail social, Livre I, chapitre 3

A ma connaissance Durkheim ne discute pas l’usage que Schiller fait de l’opposition entre organique et mécanique appliquée aux sociétés, en revanche il discute explicitement un autre auteur allemand qui fait lui aussi usage de l’opposition mécanique / organique dans un sens opposé au sien : Ferdinand Tönnies. En effet, pour expliquer la distinction entre Gemeinschaft et Gesellschaft, Tönnies mobilise l’opposition du mécanique et de l’organique, plaçant la Gemeinschaft du côté de l’organique, et la Gesellschaft du côté du mécanique. En 1889, soit quatre ans avant la publication de son ouvrage sur la division du travail, Durkheim livre une recension de l’ouvrage de Tönnies Gemeinschaft und Gesellschaft,  il adresse à l’auteur une critique qui concerne justement son usage de l’opposition mécanique / organique :

« Mais le point où je me séparerai de lui, c’est sa théorie de la Gesellschaft. Si j’ai bien compris sa pensée, la Gesellschaft serait caractérisée par un développement progressif de l’individualisme, dont l’action de l’État ne pourrait prévenir que pour un temps et par des procédés artificiels les effets dispersifs. Elle serait essentiellement un agrégat mécanique ; tout ce qui y reste encore de vie vraiment collective résulterait non d’une spontanéité interne, mais de l’impulsion tout extérieure de l’État. En un mot, comme je l’ai dit plus haut, c’est la société telle que l’a imaginée Bentham, Or je crois que la vie des grandes agglomérations sociales est tout aussi naturelle que celle des petits agrégats. Elle n’est ni moins organique ni moins interne. En dehors des mouvements purement individuels, il y a dans nos sociétés contemporaines une activité proprement collective qui est tout aussi naturelle que celle des sociétés moins étendues d’autrefois. Elle est autre assurément ; elle constitue un type différent, mais entre ces deux espèces d’un même genre, si diverses qu’elles soient, il n’y a pas une différence de nature. Pour le prouver, il faudrait un livre ; je ne puis que formuler la proposition. Est-il d’ailleurs vraisemblable que l’évolution d’un même être, la société, commence par être organique pour aboutir ensuite à un pur mécanisme ? Il y a entre ces deux manières d’être une telle solution de continuité qu’on ne conçoit pas comment elles pourraient faire partie d’un même développement. Concilier de cette manière la théorie d’Aristote et celle de Bentham, c’est tout simplement juxtaposer des contraires. Il faut choisir : si la société est un fait de nature à son origine, elle reste telle jusqu’au terme de sa carrière. »

Communauté et société selon Tönnies

Métamorphoses d’une métaphore

12 dimanche Juil 2020

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Claude Romano, Epictète, métaphore

En vue de préparer mes cours de la spécialité Humanités Lettres Philosophie en terminale pour la rentrée prochaine je suis en train de lire Être soi-même de Claude Romano. Au cours du chapitre consacré à Cicéron l’auteur apporte d’intéressantes précisions sur l’analogie stoïcienne – que j’avais évoquée ici – entre notre rapport au destin et le rapport d’un acteur à l’auteur dramatique.

« La pensée de Cicéron ne s’aventure pas seulement ici aux frontières du stoïcisme, elle modifie de fond en comble le sens de l’image d’où elle était partie, celle de l’assomption d’un rôle par l’acteur. Le sage/comédien du stoïcisme traditionnel recevait son rôle tout prêt des mains du destin. Celui de Panétius-Cicéron le choisit sur la base de ses propres talents et dispositions pour l’assortir à sa nature individuelle. Dans l’image traditionnelle, il était capital que l’acteur ne décidât pas de son rôle, puisque le sens de la comparaison résidait dans la complète subordination de l’homme au destin et l’infime marge d’initiative qui lui était laissée : interpréter son rôle le mieux possible. Ce rôle était d’ailleurs un rôle générique (philosophe, marchand, mendiant) et la beauté de l’interprétation consistait pour lui à camper un type et non un individu. Déjà dans la première occurrence connue de cette analogie, chez le cynique Bion de Borysthène, le sage devait s’accommoder des circonstances dans lesquelles il était placé sans aucunement prétendre les modifier. Chez Ariston, en revanche, l’image est légèrement modifiée en relation avec sa conception des indifférents (adiaphora), mais elle continue néanmoins à faire signe dans la même direction : tous les rôles sont interchangeables pour le sage, dans la mesure où il n’existe aucune différence morale entre eux. En rejetant l’indifférentisme d’Ariston, le stoïcisme orthodoxe modifie à nouveau l’image, mais sans en altérer le sens fondamental et sans qu’il soit question encore de l’adoption d’un rôle individuel, ni a fortiori d’un quelconque choix de ce rôle. « Car ce qui t’appartient, s’exclame Épictète, c’est ceci : bien jouer le rôle qui t’a été donné. Mais choisir ce rôle appartient à un autre. »
L’évolution de cette image chez Panétius et Cicéron traduit, à n’en pas douter, un relâchement du lien fondamental unissant la sagesse à l’amor fati, ainsi qu’un affaiblissement de tout l’arrière-plan physique et théologique du stoïcisme. L’idée de perfection humaine passe du plan cosmique où elle se situait jusque-là au plan civil et politique. Si l’acteur choisit ses rôles, argumente Cicéron, pourquoi le sage (ou du moins celui qui aspire à la sagesse) ne le ferait-il pas ? « Ainsi donc, conclut-il, un acteur y sera attentif sur la scène [à proportionner son rôle à sa propre nature particulière], et un homme sage n’y sera pas attentif dans la vie ? » Pour l’acteur d’Ariston, tous les rôles étaient indifférents, et donc interchangeables. Pour celui du stoïcisme orthodoxe, seul importait de bien jouer le rôle qui nous était imparti par le destin. Pour celui de Cicéron, il s’agit de bien choisir son rôle sur la base d’une appréciation de ses propres talents et inclinations. L’idéal impersonnel de sagesse est devenu aspiration à une perfection individuelle : plus rien ou presque ne demeure de l’image d’origine. »

Claude Romano, Être soi-même, Gallimard 2019, p. 137 -138

 

De quoi le chauffage de bain est-il la métaphore ?

06 mardi Déc 2016

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métaphore, Rûmî

Si vous avez aimé le texte dans lequel Dazaï Osamu évoque un homme qui chauffe son bain avec les lettres d’amour de ses maîtresses, peut-être goûterez-vous l’usage mystique de la métaphore du chauffage de bain :

« Prenez l’exemple d’un bain chaud.  Sa chaleur provient du combustible utilisé dans la chaudière, telle l’herbe sèche, le bois à brûler, les excréments et autres. De même, Dieu le Très-Haut manifeste des moyens qui, mauvais et répugnants en apparence, sont cependant en réalité les instruments de la faveur divine. Comme le bain, l’homme enflammé par de tels moyens devient chaud et travaille au bien-être du peuple tout entier ».

Djalâl ad-Dîn Rûmî, Le Livre du dedans
trad. Vitray-Meyerovitch, Actes Sud, Babel, p. 34

Lettres persanes et destin des chairs

28 dimanche Août 2016

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brièveté de la vie, métaphore, Omar Khayyâm, sens de la vie, vin

J’avais cité, l’année dernière, un extrait de La chouette aveugle de Sadegh Hedayat dans lequel le narrateur s’inquiétait que les atomes composant son corps se mêlent, après sa mort, aux atomes de la canaille. Je retrouve un souci comparable du sort des composantes du corps parmi les quatrains attribués à Omar Khayyâm avec une différence majeure cependant : le poète exprime à ce sujet un souhait plutôt qu’un crainte :

Si vous êtes mes amis, mettez un terme à vos balivernes.
Soulagez mes chagrins avec le vin !
Quand je serai mort, faites une brique de ma poussière
Et placez là dans une fente du mur de la taverne !

Omar Khayyâm, Robâiyât
trad Rezvanian : Quatrain n°353

Le jour où l’on m’aura rendu étranger à moi-même ;
Où l’on se souviendra de ma vie comme d’une légende ;
Alors j’aimerais – oserai-je le dire ? –
Que l’on fasse de mon argile la coupe et la cruche !
363

Ces souhaits du poète quant au destin de ses cendres couronnent une célébration du vin omniprésente dans ses quatrains ; on peut d’ailleurs les placer dans le prolongement des vœux concernant les rites funéraires :

Quand je serai mort, lavez-moi avec du vin.
Que mon extrême onction ne soit faite que de vin pur.
Si vous venez me trouver au jour de la Résurrection,
Venez me chercher dans la poussière au seuil de la taverne.
156

Veillez à me sustenter de vin,
Et changez en rubis l’ambre de mon visage,
Quand je serai mort, lavez-moi de vin,
Et faites mon cercueil du bois de la vigne !
216

omar-khayyam1Ces souhaits n’ont rien de foncièrement surprenants : on pense aux marins ou aux alpinistes qui demandent à ce que leurs cendres soient dispersées en mer ou en montagne pour rejoindre par delà leur mort le lieu ou s’exerçait l’activité qui donnait sens à leur vie (il est vrai que dans le cas Khayyâm, il s’agit plutôt, en buvant du vin, de conjurer l’absence de sens de l’existence). Ce qui peut davantage nous étonner, c’est que cette continuité entre la vie et la mort se réalise par la « réincarnation » en un objet utilitaire : cruche ou coupe ; d’une part nous sommes plus habitués à des vœux de dispersion dans un espace naturel, d’autre part la transformation de restes humains en objets fonctionnels ou de consommation nous apparaît plutôt comme un manque de respect envers le défunt (il est vrai que dans les cas réels ou fictifs auxquels on pense, cette transformation n’est pas la réalisation d’un vœu du défunt).  Certains quatrains suggèrent que cette « réincarnation »  en cruche ouvre la voie à une forme de résurrection lorsque l’objet entrera en usage :

Lorsque, la tête basse, je me trouverai au pied de la mort
Et que celle-ci m’aura déplumé comme un pauvre oiseau,
Alors, gardez-vous de faire de mon argile autre chose qu’une carafe ;
Car, peut-être alors, pris de vin, je recommencerai un instant de vivre !
203

Le jour ou le jet de l’arbre de ma vie sera déraciné ;
Et que les molécules de mon corps seront dispersées aux quatre vents
Alors, si l’on refaisait une carafe de mon argile,
Elle reprendrait vie dès qu’on l’aurait remplie de vin.
209

On doit également signaler des quatrains dans lesquels cette prolongation de la vie par delà la mort se réalise en affectant les autres, que ce soit matériellement en les enivrant :

Je vais boire tant et tant de vin que l’odeur
En montera de ma tombe.
Et lorsqu’un buveur y passera
Du seul parfum il tombera ivre mort !
157

ou psychologiquement en donnant un exemple de la vie à mener :

Quand je serai mort, faites disparaître ma poussière.
Et faites en sorte que je serve d’exemple aux gens.
Pétrissez mes cendres avec du vin
Et faites en une brique pour couvrir la cruche.
155

Mais les vœux concernant le sort post mortem des atomes du poète-buveur ne forment qu’un des aspects du traitement du thème de la destinée des restes humains (leur devenir-argile ou poussière). Examinons les autres perspectives sous lesquelles cette question est abordée.

Notons d’abord que le devenir-brique ou le devenir-cruche des restes du poète ne sont pas évoqués seulement en tant qu’objet de souhait mais aussi en tant qu’objet de prévisions. Certains quatrains expriment cette anticipation sans en tirer explicitement de conclusion (48, 329, 532) mais d’autres font de l’anticipation de ce destin une incitation à profiter du temps dont nous disposons :

Livre-toi à la gaieté, car le chagrin sera immense :
Il y aura dans le ciel la conjonction des étoiles.
La brique que l’on fera de ta poussière
Servira à construire le mur de la demeure d’autrui.
177

La boucle se retrouve bouclée quand la considération de notre destin de cruche devient une justification de l’acte de boire du vin :

Bois du vin car ton corps sera réduit en poussière.
De cette poussière on fera des coupes et des cruches.
Ne te soucie guère de l’enfer, du paradis ;
Pourquoi le sage tirerait-il vanité d’une telle vie ?
291

Jusqu’à quand la mosquée, la prière et le jeûne ?
Dusses-tu mendier, enivre-toi à la taverne.
O Khayyâm ! Bois du vin, car de cette terre (dont tu es pétri)
On fera tantôt des jarres, tantôt des coupes, tantôt des cruches !
374

Jusqu’à quand serons-nous prisonniers de notre raison de tous les jours ?
Qu’importe que nous demeurions cent ans ou un seul jour en ce monde ?
Donne moi du vin dans un bol avant que
Nous ne soyons transformés en cruche dans l’atelier des potiers !
459

omark2

Dans les quatrains précédemment cités, le devenir-argile et le devenir-poussière (et indirectement le devenir brique ou cruche) sont envisagés dans le sens amont-aval : le poète se projette, sur le mode du souhait ou de l’anticipation, dans l’avenir des composantes de son corps. Mais on peut également considérer une autre série de quatrains  qui appréhendent ce devenir dans le sens aval-amont : le  poète part du spectacle d’une cruche, du travail d’un potier ou simplement de la terre et de la poussière et « remonte » à l’humain qui est devenu  – ou a pu devenir – cela. La clairvoyance qui permet de discerner l’humain dans l’argile n’est pas donnée à tout le monde (même ceux qui se souviennent que l’homme deviendra poussière oublient la relation converse) :

Je suis passé, avant-hier, près d’un potier,
Dont les doigts, modelant l’argile, ne cessaient de faire merveille.
J’ai vu comme tout un chacun, même si l’aveugle n’a rien su voir,
La poussière de mon père entre les mains du potier!
106

Dans les quatrains qui traitent ce thème de l’identification de l’humain dans l’argile, ce sont souvent des hommes puissants ou de belles femmes que le poète reconnaît :

Ô sage vieillard ! lêve-toi le matin de bonne heure ;
Et regarde bien cet enfant qui crible la terre.
Conseille le de cribler doucement
Le cerveau de Key-Qobad et l’oeil de Parviz !
49

Chaque molécule que l’on retrouve sur terre
Fut jadis un minois aussi beau que le soleil, une vénusté.
Époussette pudiquement de ta manche la poussière,
Car elle fut aussi visage et chevelure d’une douce créature!
314

Cet exercice de de reconnaissance de l’humain dans l’argile, ne pourrait-il pas être rapproché des procédés stoïciens de redescription,  chaque fragment du sol comme chaque objet en terre cuite adressant à qui sait voir un memento mori ? En fait deux types d’enseignement sont étayés sur cette « remontée » de la terre à l’homme. D’une part en effet, cette identification de l’humain dans l’argile sert à rappeler à l’homme le caractère éphémère des puissances et des beautés d’ici-bas qui sont vouées à l’abaissement :

La terre foulée sous le pied de tout ignorant
provient de la chevelure d’une idole, des sourcils d’une femme aimée.
Toute brique que l’on voit sur le créneau d’un palais
Fut le doigt d’un vizir, la tête d’un sultan !

181

Cette cruche dont se sert à boire tout tâcheron
Se compose de l’œil d’un roi et du cœur d’un ministre
Chaque coupe de vin que prend en main toute ivrogne
provient de la joue d’un homme ivre, des lèvres d’une femme pudique !

69

Mais d’autres quatrains semblent inverser la perspective : il ne s’agit plus de rabaisser par avance les grandeurs et les beautés vouées à devenir argile mais de conserver pour ce qui est devenu argile quelque chose du respect qu’on avait pour la forme antérieure :

Cette coupe, fabriquée avec tant d’art,
(A présent) est brisée et jetée dans tous les coins de rue.
Garde-toi de la fouler avec dédain :
C’est une coupe faite de crânes.
71

Plusieurs quatrains donnent même la parole à l’argile ou à la cruche pour réclamer le respect et rappeler à celui qui les « maltraite » qu’elles furent ce qu’il est ou qu’il sera ce qu’elles sont :

Je vis un homme seul sur la terrasse d’un manoir
Qui foulait avec dédain, sous ses pieds de l’argile.
Et cette argile, dans son propre langage, semblait lui dire :
« Hé ! arrête ; tu seras foulé aussi comme moi tant. »
190

Hier, au bazar, j’ai vu un potier,
Donnant force coups de pied à l’argile.
et celle-ci semblait lui dire dans son propre langage :
« j’ai été comme toi. traite-moi bien! »
207

Hier soir, j’ai brisé une cruche de faïence sur une pierre.
J’étais ivre quand je me suis livré à une voie de fait.
La cruche semblait me dire dans son propre langage :
« J’étais comme toi ; tout ce que je veux, c’est que tu sois réduit à mon état! »
105

Personnage vs personnalité de l’acteur ?

12 vendredi Août 2016

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acteur, Benjamin Fondane, destin, Epictète, liberté, métaphore

Préface

Il y avait longtemps
que le spectacle était commencé de l’Histoire
on en avait déjà oublié les débuts
les origines fabuleuses,
quand je suis né au monde
au milieu de l’Intrigue
comme un événement prévu depuis toujours
et cependant comme une surprise
un personnage inquiétant
qui pouvait tout laisser en place, qui pouvait tout changer,
le sens de l’action, la trame des mobiles,
qui avait sur le texte établi de toujours
l’ascendant prodigieux, étrange du vivant
le droit de bafouiller les meilleures répliques
d’improviser un monde en marge de l’auteur
et tout d’un coup malgré le Plan,
s’introduire soi-même au sein du personnage
en criant, excédé, vers le public des loges
« Il n’y a pas assez de réel pour ma soif ! »

Benjamin Fondane, Ulysse,
in Le mal des fantômes, Verdier poche, p. 21

*

acteur

Source de l’image

La métaphore que Benjamin Fondane file à travers ce texte évoque cet extrait fameux du Manuel où Epictète utilise une analogie avec la relation entre auteur et acteur pour signifier ce qu’il en est de notre liberté envers le destin.

« Souviens-toi que tu es comme un acteur dans le rôle que l’auteur dramatique a voulu te donner : court, s’il est court ; long, s’il est long. S’il veut que tu joues un rôle de mendiant, joue-le encore convenablement. Fais de même pour un rôle de boiteux, de magistrat, de simple particulier. Il dépend de toi, en effet, de bien jouer le personnage qui t’est donné ; mais le choisir appartient à un autre. »

Epictète, Manuel, XVII

Benjamin Fondane étant aussi philosophe, il est très peu probable que cette proximité soit le fruit du hasard. Mais si Fondane reprend à son compte l’analogie proposée par Epictète, on constate qu’il en détourne le sens puisque, pour Epictète, il ne saurait être question d' »improviser un monde en marge de l’auteur » (ce ne peut être qu’une illusion). Mais ce détournement de  sens est rendu possible par une faille de l’analogie proposée par le stoïcien : en effet, s’il est vraiment en notre pouvoir de jouer bien ou mal (« bredouiller les meilleurs répliques ») le rôle qui nous est assigné par l’Auteur, comment nous refuser le pouvoir d’improviser? Et inversement, si nous n’avons aucune marge d’improvisation, ne sommes nous pas plutôt des pantins dont le Marionnettiste (qui détermine la manière de jouer) serait aussi l’Auteur de l’Intrigue? Pour le stoïcien, l’acteur  (l’homme) accompli est celui qui joue bien le rôle qui lui est assigné, ce qui signifie qu’il accepte ce rôle quel qu’il soit, au lieu de rechigner et de le jouer à contre-coeur. Pour Fondane en revanche, il semble que  pour s’accomplir, l’acteur doive « s’introduire dans le personnage » et improviser « en marge de l’auteur », comme s’il s’agissait de subvertir le rôle en l’investissant de sa personnalité. On notera que, pour détourner le sens de l’analogie, Fondane exploite également un aspect du comparant qui restait sans emploi chez Epictète : en effet, qui dit spectacle dit « public des loges ». En s’adressant à ce public en tant qu’acteur et en lui exprimant son insatisfaction (alors que l’acteur stoïcien se satisfait de son rôle), l’acteur, dans le poème de Fondane, affirme son autonomie par rapport à son personnage. Mais, demandera-t-on, qui compose le public  ? Il est vrai que l’on voit mal quels autres spectateurs cette pièce pourrait avoir que son auteur et ses acteurs mêmes.

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