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Alain Testart, division sexuelle du travail, hommes et femmes, mer
Après avoir mis en ligne, hier, ce passage des Contes gothiques où Karen Blixen développe l’idée d’une répulsion des femmes pour la mer, il m’est venu l’idée de retourner jeter un œil à l’Amazone et la cuisinière, un ouvrage dans lequel l’anthropologue Alain Testart traite de la division sexuelle du travail. L’anthropologie a-t-elle quelque chose à nous dire de la rareté des femmes dans la marine ?
Testart écarte au début de son livre, les explications naturalistes des constantes de la division sexuelle du travail à travers les différentes cultures. Les différences de force physique ou les contraintes sur la mobilité induite par la grossesse et l’allaitement ne constituent pas pour lui des explications satisfaisantes de la traditionnelle absence des femmes dans un certain nombre d’activités (chasse, métallurgie etc.). Testart accorde en revanche un rôle essentiel aux croyances à propos des menstruations ; c’est en relation avec elles que prendraient sens un certains nombres d’interdits qui ont traditionnellement exclu les femmes de certaines activités. L’hypothèse est intéressante, mais à mes yeux, Testart a trop tendance à en faire une clé qui ouvrirait toutes les portes … Je laisse le lecteur juger du caractère convaincant des analyses consacré au cas qui nous occupe : la navigation maritime.
« Si le lecteur nous a suivi jusqu’ici, il a vu que les croyances jouaient chaque fois sur une analogie, analogie entre le corps de la femme et ce avec quoi on le met en rapport, élément naturel ou tâche humaine, peu importe. Et qu’y a-t-il de commun entre la femme pendant ses règles et la mer pendant la tempête ? Est commun le fait que l’une et l’autre subissent de violentes perturbations en leur sein. Macrocosme et microcosme se font face et sont agités par une même violence déréglée et, de ce fait, sont censés avoir la capacité d’agir l’une sur l’autre.
La mer est une femme, très évidemment, comme en témoigne le fantasme si répandu d’une mer primordiale au début des cosmogonies. Mais il s’agit toujours d’une eau salée inféconde. Elle ne fait pas pousser les cultures ; au contraire, le sel ambiant les tue, l’influence marine brûle les prairies de bord de mer. Dans la mythologie babylonienne, l’eau salée s’oppose fortement à l’eau douce, si indispensable à l’agriculture en terre d’Irak. Les divinités primordiales doivent être congédiées pour que jaillisse la vie. Apsou, l’eau douce, divinité masculine, sera endormie à jamais, paisible repos mais qui ressemble à la mort. Tiamat, l’eau salée, divinité féminine, sera dépecée par les dieux ligués contre elle, son crâne fendu, ses veines tranchées : les deux morceaux du corps de Tiamat formeront les limites du ciel et de la terre ; on ouvre deux sources dans sa tête, lesquelles deviendront le Tigre et l’Euphrate ; et son sang, impropre à la création (puisqu’il faudra, pour créer l’humanité, sacrifier un autre dieu), sera emporté par le vent du Nord vers des lieux ignorés . Nulle part peut-être ailleurs qu’en Babylonie on n’a dit avec des images plus claires la proximité de l’eau de mer, du sang, de la féminité et des règles.
Parce que la mer et surtout la mer agitée par la tempête sont une métaphore de la femme pendant ses règles, il y a incompatibilité entre l’une et l’autre. Emmener une femme dans un bateau est l’objet de craintes bien connues de la part des marins. A fortiori ces rares femmes qui ont voulu, envers et contre tous, devenir marins. Les études récentes sur la question montrent que celles qui se risquent à ce métier sont l’objet de sarcasmes, et doivent faire face au harcèlement sexuel. En ce début du xxie siècle, les femmes ne représentent pas plus que 1 ou 2 % des 1 250 000 marins embarqués sur 87 000 bateaux dans le monde. »
Alain Testart, L’amazone et la cuisinière, Gallimard 2014, p. 67-68