Aujourd’hui quelques extraits de l’Autobiographie de Bertrand Russell consacrés à ses préoccupations adolescentes.
*
« Mes années d’adolescence furent très solitaires et très malheureuses. Autant de ma vie affective que de ma vie intellectuelle, je me contraignais à ne rien laisser transparaître devant mes parents. Mes curiosités se partageaient alors entre les questions sexuelles, les questions religieuses et les mathématiques. »
*
« A onze ans j’ai commencé la géométrie, avec mon frère comme précepteur. Ce fut l’un des grands événements de ma vie, aussi merveilleux qu’un premier amour. Je n’aurais jamais imaginé qu’il pût exister rien d’aussi délicieux au monde. Quand j’eus assimilé le cinquième théorème, mon frère me dit qu’il était généralement considéré comme difficile, mais je n’y avais trouvé quant à moi nulle difficulté. Ce fut la première fois que je soupçonnai qu’il pouvait y avoir en moi quelque intelligence. A partir de ce moment jusqu’au jour où Whitehead et moi terminâmes les Principia Mathematica, vingt-sept ans plus tard, les mathématiques furent pour moi le principal objet d’intérêt et la principale source de bonheur. Comme tout bonheur, cependant, celui-là ne fut pas sans mélange. On m’avait dit qu’Euclide prouvait tout ce qu’il affirmait et j’étais fort déçu de constater qu’il commençait par des postulats. D’abord je refusai de les admettre à moins que mon frère ne me fournît une raison suffisante d’y souscrire. Il se contenta de me dire : « Si vous ne les acceptez pas, nous ne pourrons pas continuer. » Comme je voulais continuer, j’acceptai donc ces bases à titre provisoire ; mais le doute concernant les prémisses des mathématiques resta au fond de moi et c’est lui qui a déterminé le cours de mes travaux ultérieurs.
[…]
Je préférais à tout les mathématiques, et après les mathématiques venait l’histoire. N’ayant auprès de moi personne à qui me comparer, j’ai longtemps ignoré ce que je valais par rapport aux garçons de mon âge ; mais je me souviens de mon oncle Rollo reconduisant à la grille après une visite Jowett, le directeur du collège Balliol à Oxford, et lui disant : « Mais oui, il avance bien, très bien même » ; je compris aussitôt, je ne sais comment, qu’il s’agissait de mon travail. Et dès l’instant que je compris que j’étais intelligent, je décidai de réaliser si possible quelque chose d’important dans l’ordre intellectuel et pendant toute ma jeunesse je n’ai rien laissé faire obstacle à cette ambition. »
*
« Quand j’eus quatorze ans, mon précepteur m’avertit que j’allais éprouver bientôt d’importants changements, d’ordre physique. A cette époque je pouvais à peu près comprendre ce qu’il voulait dire par là. J’avais alors auprès de moi un camarade, Jimmie Baillie […] et nous discutions longuement de ces choses, non seulement l’un avec l’autre, mais avec le petit valet qui avait à peu près notre âge, peut-être un an de plus, mais qui en savait sensiblement plus long que nous. Quand il s’avéra que nous avions passé un certain après-midi en conversation suspecte avec ce galopin, on nous adressa une admonestation pathétique, on nous envoya nous coucher, et on nous mit au pain et à l’eau. Le croira-t-on, ce châtiment ne supprima pas mon intérêt pour les choses du sexe. Nous continuâmes de consacrer une part considérable de notre temps à ce genre de conversations que l’on tient jour indécentes, ainsi qu’à des recherches sur les points qui nous restaient obscurs. A cet égard, le dictionnaire médical se révéla très utile. A quinze ans je commençai à éprouver des désirs d’une violence presque intolérable. Pendant que je travaillais et que j’essayais de me concentrer, j’en étais empêché par des érections presque continuelles. J’en vins à pratiquer la masturbation régulièrement, – sans excès toutefois. J’étais très honteux de cette habitude et je m’efforçais de la perdre. Je n’y réussis qu’à l’âge de vingt ans, d’un seul coup, parce que j’étais amoureux.
[…]
Chaque jour je passais des heures à rêver des moyens de voir une femme nue et j’essayais, vainement d’ailleurs, de surprendre, à travers les fenêtres, les bonnes en train de s’habiller. Mon ami et moi passâmes un hiver à creuser une maison souterraine, consistant en un long tunnel, où l’on s’introduisait en rampant, et qui débouchait dans un réduit de six pieds cubiques. J’avais réussi à persuader une femme de chambre de m’accompagner dans cette installation souterraine, où je l’embrassais et je la serrais dans mes bras. Un jour je lui demandai si elle ne voudrait pas passer une nuit avec moi elle me dit qu’elle aimerait mieux mourir, et je la crus. Puis elle se montra surprise de constater que je n’étais pas, comme elle croyait, un honnête garçon. L’affaire n’alla donc pas plus loin. En ce temps- là j’avais complètement perdu le point de vue rationaliste [c’est à dire en faveur de l’amour libre et contre le mariage chrétien] sur les questions sexuelles que j’avais fait mien avant la puberté, et je m’étais entièrement rallié aux idées conventionnelles sur le même sujet. Je devins morbide ; je me jugeai profondément corrompu. »
*
A cet intérêt pour la poésie s’ajoutait un intérêt non moins intense pour la religion et la philosophie Mon grand-père avait professé l’anglicanisme, ma grand-mère le presbytérianisme écossais, à la suite de quoi elle avait passé graduellement à l’unitarisme. Le dimanche on m’emmenait, alternativement, à la paroisse (épiscopale) de Petersham ou bien au temple (presbytérien) de Richmond, tandis qu’on m’inculquait au foyer les doctrines unitariennes. C’est à ces dernières que j’ai ajouté foi jusqu’à l’âge de quinze ans environ Alors j’ai commencé de soumettre à une vérification méthodique la prétendue rationalité des arguments sur lesquels se fondaient les croyances chrétiennes. Je consacrais des heures et des heures à ces réflexions, mais je ne pouvais m’en ouvrir à personne, craignant de causer de la peine. Je souffrais très vivement à la fois de perdre mes croyances et d’être forcé de me taire. Il me semblait que si je cessais de croire en Dieu, au libre arbitre et a l’immortalité, je me sentirais très malheureux Mais, d’un autre côte, les raisons invoquées à l’appui de ces dogmes ne me semblaient nullement convaincantes. Je les examinais une par une consciencieusement. Je commençai par le libre arbitre. A l’âge de quinze ans, je me persuadai que les mouvements de la matière, aussi bien vivante qu’inerte, obéissaient entièrement aux lois de la dynamique et que, par conséquent, la volonté ne pouvait avoir sur le corps aucune influence. J’avais alors l’habitude de noter mes réflexions en anglais, mais transcrit en caractères grecs, dans un cahier sur la couverture duquel le titre « Exercices grecs » figurait ostensiblement. Dans ce cahier j’enregistrai ma conviction que le corps humain était une machine. Le matérialisme intégral m’aurait satisfait intellectuellement mais, pour des motifs presque identiques a ceux de Descartes (lequel ne m’était encore connu qu’en tant qu’inventeur des coordonnées cartésiennes), j’en étais venu à la conclusion que la conscience constituait une donnée irréfutable et que, par conséquent, le pur matérialisme était impossible. Ceci, à l’âge de quinze ans. Environ deux ans plus tard j’acquis la conviction qu’il n’y a pas de survie, mais je croyais toujours en Dieu parce qu’il me semblait impossible de réfuter l’argument de la « Cause première ». A dix-huit ans cependant, peu avant d’aller a Cambridge, je lus dans l’Autobiographie de Stuart Mill ce passage ou son père lui enseigne que la question « Qui m’a créé? » ne comporte pas de réponse, puisqu’elle appelle aussitôt cette autre question « Qui a créé Dieu? ». Ceci me fit renoncer à l’argument de la « Cause première », et c’est ainsi que je devins athée Durant toute cette longue période de doute religieux, la perte progressive de mes croyances m’a causé un profond désarroi, mais quand j’eus perdu complètement la foi, je constatai avec étonnement que j’étais parfaitement heureux d’avoir liquidé la question.