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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

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Archives de Tag: loisir

Nietzsche, golfeur ?

01 vendredi Nov 2019

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loisir, Nietzsche, T. W. Adorno, travail

Emploi du temps. – Il n’est sans doute rien qui distingue aussi profondément le mode de vie de l’intellectuel de celui du bourgeois que ceci : le premier ne reconnaît pas l’alternative entre le travail et l’amusement. Un travail qui, pour rendre justice à la réalité, n’a pas d’abord à infliger au sujet tout le mal qu’il devra infliger plus tard aux autres, est un plaisir même quand il requiert un effort désespéré. La liberté qu’il signifie est comparable à celle réservée par la société bourgeoise au seul repos, dont une telle réglementation finit par nous priver. Inversement, celui qui sait ce qu’est la liberté ne supporte pas les amusements tolérés par cette société et, en dehors de son travail qui inclut, il est vrai, ce que les bourgeois réservent aux heures de loisirs en parlant de « culture », il n’acceptera aucun plaisir de substitution. Work while you work, play while you play – est une des règles fondamentales de l’autodiscipline répressive. Des parents qui faisaient une question de prestige des notes de leur enfant, étaient le moins disposés à admettre que celui-ci lise trop longtemps le soir ou finisse par ce qu’ils considéraient comme du surmenage intellectuel. Mais dans leur bêtise s’exprimait le génie de leur classe. La doctrine de la mesure en tant que vertu raisonnable, inculquée depuis Aristote, est entre autres choses un essai pour donner à la division de l’homme en fonctions indépendantes les unes des autres – qui est une nécessité sociale – des fondements si solides qu’aucune d’entre elles n’a plus aucune chance de passer à une autre et de faire penser à l’homme qui l’exerce. Mais on ne saurait pas davantage imaginer Nietzsche dans un bureau où une secrétaire répondrait au téléphone dans l’antichambre, assis jusqu’à cinq heures à sa table, qu’on ne pourrait l’imaginer jouant au golf après une journée de travail. Seule l’astucieuse imbrication de bonheur et de travail laisse quelque porte ouverte à l’expérience, en dépit des pressions de la société.

Elle est de moins en moins tolérée. Même les soi-disantes professions intellectuelles sont privées de toute joie à mesure qu’elles se rapprochent du business. L’atomisation ne se développe pas seulement entre les hommes, elle est en chaque individu, dans les différentes sphères de la vie. Aucun épanouissement ne doit être attaché au travail qui perdrait sinon sa modestie fonctionnelle dans la totalité de ses fins, aucune étincelle de réflexion ne doit tomber dans le temps des loisirs car elle pourrait se communiquer sinon à l’univers du travail et y mettre le feu. Alors que dans leurs structures le travail et l’amusement se ressemblent de plus en plus, on les sépare en même temps pas des lignes de démarcation invisibles, mais de plus en plus rigoureuses. Le plaisir et l’esprit en ont été également chassés. Partout règne un impitoyable esprit de sérieux et se déploie une activité de façade.

Theodor W. ADORNO, Minima Moralia, Réflexions sur la vie mutilée,
Payot 1980, p.124-125

*

« Travail et Ennui. – Chercher un travail pour le gain, c’est maintenant un souci commun à presque tous les habitants des pays de civilisation ; le travail leur est un moyen, il a cessé d’être un but en lui-même ; aussi sont-ils peu difficiles dans leur choix pourvu qu’ils aient gros bénéfices. Mais il est des natures plus rares qui aiment mieux périr que travailler sans joie ; des difficiles, des gens qui ne se contentent pas de peu et qu’un gain abondant ne satisfera pas s’ils ne voient pas le gain des gains dans le travail même. Les artistes et les contemplatifs de toute espèce font partie de cette rare catégorie humaine, mais aussi ces oisifs qui passent leur existence à chasser ou à voyager, à s’occuper de galants commerces ou à courir les aventures. Ils cherchent tous le travail et la peine dans la mesure où travail et peine peuvent être liés au plaisir, et, s’il le faut, le plus dur travail, la pire peine. Mais, sortis de là, ils sont d’une paresse décidée, même si cette paresse doit entraîner la ruine, le déshonneur, les dangers de mort ou de maladie. Ils craignent les dangers de mort ou de maladie. Ils craignent moins l’ennui qu’un travail sans plaisir : il faut même qu’ils s’ennuient beaucoup pour que leur travail réussisse. Pour le penseur et l’esprit inventif l’ennui est ce « calme plat » de l’âme, ce désagréable « calme plat » qui précède la croisière heureuse, les vents joyeux ; il faut qu’il supporte ce calme, en attende l’effet à part lui. C’est là précisément ce que les moindres natures ne peuvent pas obtenir d’elles ! Chasser l’ennui à tout prix est vulgaire, comme de travailler sans plaisir. »

F. Nietzsche, Le Gai savoir I, §.42

Après le boulot, j’irai faire les courses

25 vendredi Oct 2019

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Hannah Arendt, loisir, travail

Aujourd’hui, petit florilège de citations de La condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt, en guise de réponse à la question : se libérer du travail, d’accord, mais pour quoi faire ?

« L’important n’est pas que, pour la première fois dans l’Histoire, les travailleurs soient admis en pleine égalité de droits dans le domaine public : c’est que nous ayons presque réussi à niveler toutes les activités humaines pour les réduire au même dénominateur qui est de pourvoir aux nécessités de la vie et de produire l’abondance. Quoique nous fassions nous sommes censés le faire pour « gagner notre vie » ; tel est le verdict de la société, et le nombre de gens, des professionnels en particulier, qui pourraient protester a diminué très rapidement. La seule exception que consente la société concerne l’artiste qui, à proprement parler, est le dernier « ouvrier » dans une société du travail. La même tendance à rabaisser toutes les activités sérieuses au statut du gagne-pain se manifeste dans les plus récentes théories du travail, qui, presque unanimement, définissent le travail comme le contraire du jeu. En conséquence, toutes les activités sérieuses quels qu’en soient les résultats, reçoivent le nom de travail et toute activité qui n’est nécessaire ni à la vie de l’individu ni au processus vital de la société est rangée parmi les amusements.

Dans ces théories qui, en répercutant au niveau théorique l’opinion courante d’une société de travail, la durcissent et la conduisent à ses extrêmes, il ne reste même plus l' »œuvre » de l’artiste : elle se dissout dans le jeu, elle perd son sens pour le monde. On a le sentiment que l’amusement de l’artiste remplit la même fonction dans le processus vital de travail de la société que le tennis ou les passe-temps dans la vie de l’individu. L’émancipation du travail n’a pas abouti à son égalité avec les autres  activités de la vita activa, mais à sa prédominance à peu près incontestée. Au point de vue du « gagne-pain » toute activité qui n’est pas liée au travail devient un « passe temps ». »

Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, 176 -178, Calmann-Lévy, 1983,

 

« Il va sans dire que ces loisirs tels qu’on les conçoit aujourd’hui ne sont pas du tout la skholè antique, qui n’était pas un phénomène de consommation, étalée ou non, et ne résultait pas d’un « temps libre » pris sur le travail, puisqu’il s’agissait au contraire d’une « abstention » consciente de toutes les activités liées à l’existence, activité de consommation tout autant qu’activité de travail. La pierre de touche de cette skholè, par opposition à l’idéal moderne des loisirs, est la frugalité bien connue, souvent décrite, de la vie des Grecs à l’époque classique. »

ibid. p. 182

 

« L’évolution de ces dernières années, en particulier les perspectives qu’ouvrirait le progrès de l’ « automatisation », font que l’on peut se demander si l’utopie d’hier ne sera pas la réalité de demain, et si un jour l’effort de consommation ne sera pas tout ce qui restera des labeurs et des peines inhérents au cycle biologique dont le moteur enchaîne la vie humaine. […] Une consommation sans peine ne changerait rien au caractère dévorant de la vie biologique, elle ne ferait que l’accentuer : finalement une humanité totalement « libérée » des entraves de l’effort et du labeur serait libre de « consommer » le monde entier et de reproduire chaque jour tout ce qu’elle voudrait consommer. »

ibid. p.181 – 182

« L’espoir qui inspira Marx et l’élite des divers mouvements ouvriers — le temps libre délivrant un jour les hommes de la nécessité et rendant productif l’animal laborans — repose sur l’illusion d’une philosophie mécaniste qui assume que la force de travail, comme toute autre énergie, ne se perd jamais, de sorte que si elle n’est pas dépensée, épuisée dans les corvées de la vie, elle nourrira automatiquement des activités « plus hautes». Le modèle de cette espérance chez Marx était sans aucun doute l’Athènes de Périclès qui, dans l’avenir, grâce à la productivité immensément accrue du travail humain, n’aurait pas besoin d’esclaves et deviendrait réalité pour tous les hommes. Cent ans après Marx, nous voyons l’erreur de ce raisonnement: les loisirs de l’animal laborans ne sont consacrés qu’à la consommation, et plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. Ces appétits peuvent devenir plus raffinés, de sorte que la consommation ne se borne plus aux nécessités mais se concentre au contraire sur le superflu: cela ne change pas le caractère de cette société, mais implique la menace qu’éventuellement aucun objet du monde ne sera à l’abri de la consommation, de l’anéantissement par la consommation.

ibid. p.184

« C’est l’avènement de l’automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité. Là, encore, c’est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d’être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l’histoire. Le fait même d’être affranchi du travail n’est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. À cet égard, il semblerait qu’on s’est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir.

Cela n’est vrai toutefois qu’en apparence. L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs.  Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c’est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. »

ibid. p.37 – 38

 

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