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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

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Archives de Tag: Karl Popper

Des pères du désert à Popper en passant par la Ferme des animaux

14 samedi Avr 2018

Posted by patertaciturnus in Lectures, Perplexités et ratiocinations

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communisme, hospitalité, Karl Popper, tolérance, universalisme

Parcourant les Apophtegmes des pères, je tombe sur cette magnifique proclamation du principe d’hospitalité universelle :

« Celui qui ne reçoit pas tous les hommes comme des frères mais fait des distinctions, celui là n’est pas parfait. »

I, 33

On ne peut qu’être frappé par l’apparente contradiction avec le début d’un apophtegme  qu’on peut lire deux pages plus haut :

Abba Chomé, sur le point de mourir dit à ses fils : « N’habitez pas avec les hérétiques, ne liez pas connaissance avec les magistrats, que vos mains  ne soient pas tendues  pour ramasser mais plutôt ouvertes pour donner. »

I, 27

Un drame de l’hospitalité monastique : l’histoire de saint Meinrad.

Bien sûr on peut tenter de dissiper la contradiction. Deux stratégies pour ce faire viennent aisément à l’esprit :

  1. On pourrait soutenir que « recevoir » n’est pas la même chose qu’ « habiter avec ». On aurait le devoir d’accueillir ponctuellement tout homme dans le besoin, sans distinction (y compris un hérétique), mais il serait dangereux d’habiter durablement avec des gens susceptibles de vous détourner du droit chemin. Cette « solution » est cependant rendue instable par la  continuité entre les deux états qu’on a commencé par distinguer (au bout de combien de temps faut-il mettre dehors l’hérétique qu’on a reçu pour ne pas être exposés aux dangers moraux de la cohabitation avec lui ?).
  2. On pourrait tenter de rapporter les deux apophtegmes à des étapes distinctes d’une progression spirituelle. Certes, pour accéder à la perfection il faudrait accueillir n’importe qui, sans distinction, mais, avant d’être capable de mettre en pratique ce précepte, il faudrait laisser murir nos dispositions morales à l’abri du contact des « hérétiques ». La stabilité de cette solution, comme celle de la précédente, est menacée par la continuité temporelle entre les conditions d’application des deux principes. Quand la « morale par provision » doit-elle être relayée par les principes supérieurs ? Les règles temporaires ne risquent-elles pas d’être indéfiniment prorogées.

On conviendra que même si on arrive à éviter la contradiction entre les deux apophtegmes, une tension entre eux subsiste. Je voudrais maintenant montrer que celle-ci n’est pas insignifiante, qu’elle ne tient pas simplement aux aléas de la constitution du corpus des apophtegmes [1] ou à l’inconséquence de fanatiques religieux du IVe siècle de notre ère. Pour ce faire, je vais essayer de montrer qu’il y a des analogies entre la contradiction/tension au sein de la conception de l’hospitalité des pères du désert et d’autres paradoxes.

Il me semble notamment qu’on peut établir un parallèle entre notre double apophtegme et la fameuse formule de la Ferme des animaux d’Orwell : « tous les animaux sont égaux, mais certains animaux sont plus égaux que d’autres ». Sur quoi se fonde le principe d’hospitalité universelle énoncé dans le premier apophtegme ? Sur l’idée que tous les hommes sont les enfants de Dieu. Sur quoi se fonde la mise à distance des hérétiques recommandée par le second apophtegme  ? Sur l’idée d’une différence essentielle entre ceux qui reconnaissent le vrai Dieu et les autres. A l’arrière plan de la tension entre nos deux apophtegmes, il y a donc le paradoxe suivant : en un sens tous les hommes sont frères et enfants de Dieu mais en un autre sens, ceux qui se reconnaissent « correctement » enfants de Dieu sont davantage frères (et enfants de Dieu) que les autres.  Certes, dans la Ferme des animaux, la formule paradoxale « tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d’autres » n’est pas engendrée à partir du principe initial « tous les animaux sont égaux » selon le type de ressort dialectique que je viens d’exposer [2], pourtant, il me semble que la difficulté à laquelle est confrontée l’éthique de l’hospitalité des pères (et plus généralement du christianisme) a bien son pendant dans le communisme. Celui-ci est en effet confronté à la difficulté suivante : comment réaliser la fraternité universelle qu’il promet sans envoyer au goulag non seulement ceux qui ne professent pas l’idéal communiste, mais aussi ceux qui ne font pas une idée correcte de la manière de le réaliser (des hérétiques en somme), ce qui est une pratique peu fraternelle on en conviendra. Je suppose que toutes les doctrines universalistes sont confrontées à des variantes de ce paradoxe [3]: la reconnaissance du principe universaliste qui abolit l’opposition d’un « nous » et d’un « eux », reconduit l’opposition qu’il s’agit de dépasser ; il y a « nous » qui reconnaissons et professons ce principe, et il y a « eux », ceux qui l’ignorent, le nient ou ne s’en font pas une conception correcte.

Pour finir il me semble intéressant de  rapprocher la contradiction à propos de l’hospitalité dont nous sommes partis, et le paradoxe de la tolérance tel que l’expose Popper.

“The so-called paradox of freedom is the argument that freedom in the sense of absence of any constraining control must lead to very great restraint, since it makes the bully free to enslave the meek. The idea is, in a slightly different form, and with very different tendency, clearly expressed in Plato.

Less well known is the paradox of tolerance: Unlimited tolerance must lead to the disappearance of tolerance. If we extend unlimited tolerance even to those who are intolerant, if we are not prepared to defend a tolerant society against the onslaught of the intolerant, then the tolerant will be destroyed, and tolerance with them. — In this formulation, I do not imply, for instance, that we should always suppress the utterance of intolerant philosophies; as long as we can counter them by rational argument and keep them in check by public opinion, suppression would certainly be unwise. But we should claim the right to suppress them if necessary even by force; for it may easily turn out that they are not prepared to meet us on the level of rational argument, but begin by denouncing all argument; they may forbid their followers to listen to rational argument, because it is deceptive, and teach them to answer arguments by the use of their fists or pistols. We should therefore claim, in the name of tolerance, the right not to tolerate the intolerant. We should claim that any movement preaching intolerance places itself outside the law, and we should consider incitement to intolerance and persecution as criminal, in the same way as we should consider incitement to murder, or to kidnapping, or to the revival of the slave trade, as criminal.”

Karl R. Popper, The Open Society and Its Enemies

On conviendra que l’hospitalité est une vertu plus exigeante que la tolérance : il n’est pas évident qu’on soit tenu d’accueillir tous ceux dont on serait tenu d’accepter les opinions. On est donc porté à considérer que si la tolérance implique une forme d’auto-limitation, il devrait en être de même de l’hospitalité : ainsi on ne serait pas tenu d’accueillir ceux qui détruiraient la possibilité même de l’hospitalité. Reste à déterminer qui correspond à cette description, mais on a du mal à croire que tous ceux que nos pères du désert considéraient comme hérétiques aient menacé l’hospitalité même.

***

[1] On peut faire valoir que la contradiction relevé dans ces textes a trouvé à s’exprimer dans l’histoire du christianisme. A l’opposition entre nos deux apophtegmes correspond ainsi  l’opposition entre les croisés contre les albigeois et ces catholiques de Béziers donnés en exemple par Simone Weil :

« Peu avant saint Louis, les catholiques de Béziers, loin de plonger leur épée dans le corps des hérétiques de leur ville, sont tous morts plutôt que de consentir à les livrer. L’Église a oublié de les mettre au rang des martyrs, rang qu’elle accorde à des inquisiteurs punis de mort par leurs victimes. Les amateurs de la tolérance, des lumières et de la laïcité, au cours des trois derniers siècles, n’ont guère commémoré ce souvenir non plus ; une forme aussi héroïque de la vertu qu’ils nomment platement tolérance aurait été gênante pour eux. »

L’enracinement

[2] L’opposition entre les plus égaux et les moins égaux dans La ferme des animaux, c’est l’opposition entre la nouvelle classe dirigeante et les exécutants. Si on veut lui trouver un équivalent religieux, il s’agirait de l’opposition entre les clercs et les simples fidèles plutôt que de l’opposition entre les orthodoxes et les hérétiques. La combinaison de ces deux principes d’inégalité donne une hiérarchie à trois positions qui correspond grosso-modo au triplet : ceux qui savent, ceux qui ont une opinion droite (qui suivent ceux qui savent) et ceux qui sont dans l’erreur.

[3] On peut penser à la manière dont l’universalisme des Lumières a pu servir à justifier la colonisation, ou plus près de nous, à la l’agressivité dont font parfois preuve les apôtres de l’inclusivité et de la bienveillance envers ceux qui leur semblent manquer de l’une ou de l’autre.

 

Comment conquérir le cœur d’un futur philosophe ?

25 dimanche Mar 2018

Posted by patertaciturnus in Fantaisie

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amours enfantines, Descartes, Karl Popper

Les imperfections du système visuel exercent semble-t-il un charme particulier sur les futurs philosophes.

C’est du moins ce que laisse penser le cas, assez connu, de Descartes :

« Lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui se faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j’y ai fait réflexion, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému. »

Lettre à Chanut du 6 juin1647

… confirmé par l’exemple, moins fameux, de Popper :

 » [la compassion] fut la composante essentielle de ma première expérience amoureuse qui eut lieu alors que j’avais quatre ou cinq ans. On m’avait emmené dans un jardin d’enfants, et là, je rencontrai une jolie petite aveugle. Mon coeur fut déchiré à la fois par le charme de son sourire, et par ce que son infirmité avait de tragique. Ce fut le coup de foudre. je ne l’ai jamais oubliée bien que je ne l’aie rencontrée qu’une seule fois, pendant une heure ou deux seulement. »

Karl Popper, La quête inachevée, Calmann-lévy Pocket, p. 7-8

Auto-transcendance

20 mardi Mar 2018

Posted by patertaciturnus in Lectures

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Karl Popper, oeuvre

Dans le dernier chapitre de Knowledge and the body-mind problem revient sur sa conception du rapport entre l’homme et ses œuvres et explicite ce qu’il reproche à la théorie de la création comme expression de soi.

« According to the theory of self-expression, the quality of the work we do depends upon how good we are. It depends only on our talents, on our psychological, and, perhaps, on our physiological states. I regard this as a false, vicious, and depressing theory. According to the theory of world 3, there is no such simple relationship. There is, on the contrary, a give-and-take interaction between a person and his work. You can do your work, and, thereby, grow through your work so as to do better work — and grow again through that better work, and so on.
There is a constant feedback through which world 3 acts upon us. And the most active part of world 3 in this is our own work, the product which we contribute to world 3. This feedback can be greatly amplified by conscious self-criticism. The incredible thing about life, evolution, and mental growth is just this method of give and take, this interaction between our actions and their results by which we constantly transcend ourselves, our talents, and our gifts.
This self-transcendence is the most striking and important fact of all life and all evolution, and especially of human evolution. […]
The process of learning — of the growth of subjective knowledge — is always fundamentally the same. It is imaginative criticism. This is how we transcend our local and temporal environment by trying to think of circumstances beyond our experience: by trying to find, construct, invent, and anticipate new situations — that is, test situations, critical situations — and by trying to locate, detect, and challenge our prejudices and habitual assumptions.
This is how we lift ourselves by our bootstraps out of the morass of our ignorance — how we throw a rope into the air and then climb up it, should it get any purchase, however precarious, on any little twig. »

Le chapitre et l’ouvrage se clôt sur un prêche rationaliste roboratif.

« The process of self-transcendence through mutual growth and feedback is something that can be achieved in all walks of life and in all fields. It is possible for us to achieve it in our personal relations. It may not depend only on us, and it may lead to disappointments. But disappointments are met with in all phases of life. Our task is never to give way to a feeling that we did not receive what was our due. For as long as we live, we always receive more than is our due. To realize this, we have only to learn that there is nothing that the world owes us.
We all can participate in the heritage of man. We all can help to preserve it. And we all can make our own modest contribution to it. We must not ask for more. »

Philosophie de la création

14 mercredi Mar 2018

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création, Karl Popper

« Although the various realms or regions of world 3 arise as human inventions, there also arise, as the unintended consequences of these inventions, autonomous problems and possible solutions to them. These exist independently of anybody’s awareness of them: they can be discovered by us, in the same sense in which other things – say, new elementary particles or unknown mountains and rivers – can be discovered by us.
Now this means that we can get more out of world 3 than we ourselves put into it. There is a give and take between ourselves and world 3 in which we can take more than we ever give.
This holds for the arts as well as for the sciences. For it is fundamentally the same kind of give and take when a painter puts a speck of paint on his canvas and then steps back to look at the effect and to evaluate it. The effect may be intended or unintended. If unintended, the painter may correct or remove the speck of colour. But the unintended effect may also suggest to him a new idea: it may suggest to him, for example, a new balance of colours, more striking than the one originally aimed at. It may make him see his picture afresh, see different problems in his picture, see it in a different light as it were, and it may thus induce him to change his originally intended aim.
In a very similar way Einstein once said, ‘My pencil is cleverer than I am.’ What he meant, of course, was that by putting things down in writing and by calculating them on paper, he could often get results beyond what he had anticipated. We may say that by using pencil and paper he plugged himself into the third world of objective knowledge. He thus made his subjective ideas objective. And once these ideas were made objective, he could link them with other objective ideas, and thus reach remote and unintended consequences far transcending his starting point.
There is a moving story of the composer Josef Haydn. In his old age he wrote The Creation. It was first performed in Vienna, in the Aula of the old University of Vienna, a building that was destroyed during the Second World War. When he had listened to the marvellous introductory choir, he burst into tears and said, It was not I who wrote this. I could not have done it.’ I think that every great work of art transcends the artist. In creating it, he interacts with his work: he constantly receives suggestions from his work, suggestions that point beyond what he originally intended. If he p »ossesses the humility and the self-criticism to listen to these suggestions and to learn from them, then he will create a work that transcends his own personal powers.
You will see from this that my theory of world 3 leads to a view of human creation, and especially also of artistic creation, that is, at any rate, different from some very widely held views: from the view, for example, that art is self-expression or that the artist is inspired – though no longer by the Muses, the Greek goddesses of inspiration, but by his own physiological states, also called his ‘unconscious’, which has replaced the Muses. »

Karl Popper, Knowledge and the body-mind problem
Routledge (2000), p. 31 – 32

Qui meurt pour qui ?

04 dimanche Mar 2018

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Karl Popper, vérité, vie

S’il vous faut d’autres arguments pour vous convaincre de ne pas vous empresser de mourir pour des idées, je m’en remet à l’autorité de  Karl Popper pour vous persuader que ce n’est pas vous qui avez vocation à mourir pour des idées, mais bien elles qui ont vocation à mourir à votre place :

« There can be no doubt that there is considerable genetic basis for the critical and argumentative use of human language. Its biologiqcal advantages are only too obvious : it is this use which allows us to let theories die in our stead. »

K. POPPER, Knowledge and the body-mind problem
Routledge (2000), p.90

L’ouvrage dont je tire cette citation consiste en une série de conférence donnée par Popper à l’université d’Emory en 1969 : il y développe notamment sa théorie du monde-3 qui concilie la réaffirmation de l’idéal régulateur de la vérité objective et la reconnaissance de l’ancrage de lu phénomène de la connaissance objective dans l’évolution biologique.

Nuances de feu

11 lundi Sep 2017

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feu, Héraclite, Karl Popper, présocratiques

« Ils [G.S. Kirk et J. E. Raven] ne voient pas la différence qu’il peut y avoir entre le message ionien « il y a un feu dans la maison », et celui, assez pressant, d’Héraclite qui annonce que « la maison est en feu ». »

Karl Popper, Retour aux présocratiques, in Conjectures et réfutations

N’y a-t-il que les imbéciles… ? (2)

22 mardi Avr 2014

Posted by patertaciturnus in Food for thought, Perplexités et ratiocinations

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amour de la vérité, art d'avoir toujours raison, Arthur Schopenhauer, dialogue, Karl Popper, mauvaise foi, vérité

Il me semble que les considérations de dimanche dernier sur l’amour de soi et la recherche de la vérité peuvent avantageusement être complétées par quelques extraits de l’indispensable Art d’avoir toujours raison [1] de Schopenhauer. Dans l’introduction de l’ouvrage, Schopenhauer commence par définir son objet  :

« La dialectique éristique est l’art de mener un débat de manière à avoir toujours raison, donc quels qu’en soient les moyens (per fas et nefas) . »

Par « art d’avoir toujours raison » il faut donc entendre art d’avoir le dernier mot dans la discussion, qu’on ait objectivement raison ou tort.  Schopenhauer explique ensuite la raison d’être de cet art.

« […] Si nous étions fondamentalement honnêtes, alors tout débat partirait simplement du principe qu’il faut rechercher la vérité, sans se préoccuper de savoir si elle se conforme à l’opinion que nous avions initialement formulée, ou à celle de l’autre : la question n’aurait aucune espèce d’importance, ou du moins serait tout à fait secondaire. Mais en l’occurrence, c’est primordial. Notre vanité innée, particulièrement susceptible en matière de facultés intellectuelles, n’accepte pas que notre raisonnement se révèle faux, et celui de l’adversaire recevable. Pour ce faire, chacun devrait tâcher de ne rien émettre que des jugements justes, et donc de réfléchir avant de parler. Mais chez la plupart des hommes, la vanité va de pair avec un goût pour la palabre et une mauvaise foi tout aussi innée : ils parlent sans avoir eu le temps de réfléchir, et même s’ils constatent par la suite que ce qu’ils affirment est faux et qu’ils ont tort, ils s’efforcent de laisser paraître le contraire. Leur intérêt pour la vérité, qui la plupart du temps constitue pourtant l’unique motif qui les pousse à défendre la thèse qu’ils pensent vraie, s’efface alors complètement devant les intérêts de leur vanité : le vrai doit paraître faux, et le faux vrai. »

 

A première vue la position de Schopenhauer est semblable à celle qu’exprimait l’aphorisme de Joubert cité dimanche :

« Ceux qui ne se rétractent jamais s’aiment plus que la vérité »

Schopenhauer soutient en effet que lorsqu’une personne cherche seulement à avoir le dernier mot c’est que son intérêt pour la vérité – dont il ne nie pas le rôle de motivation initiale – se trouve débordé par sa vanité. On notera que Schopenhauer envisage ici un cas où l’individu continue à défendre sa thèse en pressentant qu’elle est vraisemblablement fausse. Il faudrait aussi envisager les cas (peut-être plus fréquents) où la vanité va jusqu’à empêcher l’individu de faire preuve de cette lucidité.

Mais ce qui m’intéresse ici, c’est que Schopenhauer ne s’en tient pas à la dénonciation de la vanité : il va exposer une forme de justification relative de cette tendance à faire preuve de mauvaise foi dans la discussion [2].

« Il existe toutefois une excuse à cette mauvaise foi qui nous conduit à camper sur une position qui nous paraît pourtant erronée : souvent, nous sommes d’abord fermement convaincus de la vérité de ce que nous affirmons, mais voilà que l’argument adverse semble la faire vaciller ; et si nous renonçons alors, nous découvrons souvent après coup que nous avions bien raison. Notre preuve était erronée ; mais il existait une preuve recevable pour étayer notre thèse : l’argument providentiel ne nous était pas venu à l’esprit en temps voulu. Ainsi se forme en nous la maxime selon laquelle nous continuons à débattre d’un contre-argument quand bien même il nous paraîtrait juste et pertinent, croyant que sa validité n’est qu’illusoire, et qu’au cours du débat nous viendra un argument permettant de le contrer ou d’entériner notre vérité d’une façon ou d’une autre. Aussi sommes-nous sinon contraints, du moins incités à la mauvaise foi dans le débat, de telle sorte que les faiblesses de notre entendement se trouvent soutenues par la nature corruptrice de notre volonté, et vice versa. Si bien qu’en règle générale, on ne se battra pas pour défendre la vérité, mais pour défendre sa propre thèse, comme s’il s’agissait de son bien le plus précieux ; et pour ce faire, tous les moyens sont bons, puisque comme nous venons de le montrer, il est parfois impossible de faire autrement. »

Ainsi l’entêtement à soutenir une thèse en dépit de la force des arguments adverses, qui semble faire prévaloir un autre intérêt sur celui de la vérité, serait-il relativement justifié par sa contribution indirecte au triomphe de la vérité. On trouve un argument assez semblable chez Karl Popper en faveur de l’entêtement des « illuminés ».

 « Une certaine dose de dogmatisme et d’entêtement est nécessaire dans le travail scientifique, si nous ne voulons pas laisser se perdre des idées brillantes, mais dont nous ne voyons pas immédiatement comment les traiter ni comment les modifier.
La méthode critique de la science laisse une place, attribue une fonction même aux marginaux et aux illuminés. Il m’est arrivé d’écrire que nos universités ne devraient pas se proposer de former des savants ou des scientifiques, mais se contenter d’un objectif plus modeste et plus libéral, la formation d’hommes capables de distinguer entre un charlatan et un savant ou un scientifique. L. E. J. Brouwer eut tôt fait de me remettre sur la bonne voie, en me faisant remarquer que même cette formule n’était pas assez libérale […] Il ajouta qu’il y avait de la place dans les sciences même pour un charlatan, et rejeta à juste titre tout ce qui pouvait sembler venir à l’appui de ce genre de distinction. »

Le réalisme et la science

Le texte de Popper ouvre bien sûr à un autre problème  : si les scientifiques n’ont pas à être « épistémiquement vertueux » au niveau individuel (ils ont le droit d’être entêtés voire de mauvaise foi) c’est dans le fonctionnement des institutions scientifiques que doit se trouver la « vertu » qui permettra de faire servir les vices (épistémiques) individuels au bien collectif (le progrès de la science).

[1] J’utilise la traduction d’Hélène Florea de l’édition Librio.

[2] La justification de cette conduite tient aussi lieu de justification de la publication d’un tel « art d’avoir toujours raison ». Mais la publication d’un tel ouvrage peut aussi être justifiée sur une autre base : on peut faire valoir qu’en rendant public de tels procédés on ne contribue pas tant à diffuser des mauvaises conduites qu’à diffuser les moyens de les reconnaître et de les neutraliser.

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