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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

Pater Taciturnus

Archives de Tag: Kant

Kant, précurseur d’Otto Rank et Pierre Boulle

29 dimanche Sep 2019

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Kant, naissance

Les notes de bas de page dans les œuvres de Kant recèlent des pépites qu’il importe de faire connaître. J’ai naguère évoqué cette note de l’opuscule Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien qui prive les coiffeurs du droit de vote. Je voudrais aujourd’hui partager cette note de l’Anthropologie du point de vue pragmatique qui commence par des spéculations sur le cri du nouveau né qui peuvent évoquer à la fois celle des théories psychanalytiques du traumatisme de la naissance et celles de la psychologie évolutionniste, pour finir avec la mise en place de l’amorce du scénario de la Planète des singes :

« Le cri de l’enfant qui vient de naître n’a pas le ton de la plainte, mais de l’indignation et de la colère qui explose ; ce n’est pas qu’il ait mal, mais il est contrarié ; probablement  parce qu’il veut se mouvoir et qu’il éprouve son impuissance comme une entrave qui lui retire sa liberté. Quelle est donc l’intention de la nature  quand elle accompagne d’un cri la naissance de l’enfant , ce qui pour lui et sa mère est le plus extrême danger dans le pur état de nature ? Cela pourrait attirer un loup ou un porc, et les exciter à dévorer l’enfant quand la mère est absente ou affaiblie par les couches. Aucune bête en dehors de l’homme tel qu’il est maintenant n’annonce ainsi son existence au moment où il naît ; et la sagesse de la nature semble l’avoir voulu ainsi pour le maintien de l’espèce. On doit donc admettre qu’aux premières époques de la nature pour cette classe d’animaux (à l’époque de la rusticité) l’enfant ne criait pas à sa naissance. Ensuite seulement  vint une seconde époque où les deux parents accédèrent à cet état de culture qui est nécessaire à la vie familiale, sans que nous sachions comment ni par le concours de quelle cause la nature a pu organiser un tel développement. réflexion qui entraîne loin, jusqu’à cette idée par exemple : est-ce qu’à cette seconde époque dans la révolution de la nature n’en doit pas succéder une troisième lorsqu’un Orang-Outang ou un Chimpanzé développera les organes qui servent à marcher, à manier les objets, à parler, jusqu’à la formation d’une structure humaine, contenant en son élément le plus intérieur un organe pour l’usage de l’entendement et se développant peu à peu par une culture sociale. »

Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique
trad. Michel Foucault, Vrin, p. 166

Réécriture

25 lundi Mar 2019

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Arthur Schopenhauer, Kant

« His [Schopenhauer] philosophy of the World as Idea is closely based on Kant, but he writes so much more lucidly and wittily than Kant that the effect is rather as if a work of Henry James had been rewritten by Evelyn Waugh. »

Anthony Kenny, An Illustrated Brief History of western philosophy
Blackwell 2006, p. 320

Double maléfique

27 dimanche Mai 2018

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conscience de soi, Kant, nos enfants nos cobayes

En observant ma fille de deux ans (que j’appellerai pour l’occasion Alice, afin de préserver son anonymat) m’est revenu à l’esprit un extrait de l’Antropologie du point de vue de Kant que l’on trouve dans la plupart des manuels de philosophie au chapitre sur la conscience.

« Posséder le Je dans sa représentation : ce pouvoir élève l’homme infiniment au-dessus de tous les autres êtres vivants sur la terre. Par là, il est une personne ; et grâce à l’unité de la conscience dans tous les changements qui peuvent lui survenir, il est une seule et même personne, c’est-à-dire un être entièrement différent, par le rang et la dignité, de choses comme le sont les animaux sans raison, dont on peut disposer à sa guise ; et ceci, même lorsqu’il ne peut pas dire Je, car il l’a dans sa pensée; ainsi toutes les langues, lorsqu’elles parlent à la première personne, doivent penser ce Je, même si elles ne l’expriment pas par un mot particulier. Car cette faculté (de penser) est l’entendement.

Il faut remarquer que l’enfant qui sait déjà parler assez correctement ne commence qu’assez tard (peut-être un an après) à dire Je; avant, il parle de soi à la troisième personne (Charles veut manger, marcher, etc.) ; et il semble que pour lui une lumière vienne de se lever quand il commence à dire Je; à partir de ce jour, il ne revient jamais à l’autre manière de parler. Auparavant il ne faisait que se sentir; maintenant il se pense. »

Alice n’utilise pas encore à proprement parler le « je » en début de phrase (ses « je veux » ressemblent plutôt à des « éveu »), en revanche elle utilise incontestablement le « moi » mais plutôt dans des formules toutes faites comme « moi aussi » et « c’est pas moi ». Cela donne lieu à un étrange télescopage entre les désignations de soi à la troisième personne évoquées par Kant et les désignations à la première personne par le « moi » ; télescopages au cours desquels tout se passe comme si la désignation à la première et à la 3e personne désignaient des personnes différentes.

Pater T – Qui a fait tomber l’assiette ?
Alice – C’est pas moi !
Pater T – C’est qui alors qui a fait tomber l’assiette?
Alice – C’est Alice

 

A propos d’un argument antikantien

27 lundi Fév 2017

Posted by patertaciturnus in Lectures, Perplexités et ratiocinations

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appel à témoin, Ernst Tugendhat, Kant

“There is of course another conception of synthetic a priori which does not involve an appeal to intellectual intuition. This is the Kantian conception. Kant reject the idea of a non-empirical experience, an intellectual intuition. He also related all non-analytic knowledge to empirical experience. However, he believed that one can know synthetic propositions a priori relating to experience. Their validity is not apprehended in an intellectual intuition but rests on the fact that they formulate the conditions of possibility of experience. However, it is doubtful whether Kant’s attempt to find an alternative to the analytical and intuitive conception of philosophy is successful. The propositions which Kant represents as conditions of the possibility of experience can also be interpreted as analytic. To the ‘conditions of possibility’ of experience belongs precisely what is analytically contained in the meaning of ‘experience’. Thus one can say that what Kant has done is to analyse a certain concept of experience.”

Ernst Tugendhat, Traditional and analytical philosophy, lectures on the philosophy of language, I,1
traduit de l’allemand par P.A. Gorner, Cambrige university press 1982

*

Peut-être vais-je me ridiculiser auprès de ceux de mes lecteurs qui sont des collègues en révélant une lacune béante de ma culture philosophique, mais je n’ai pas souvenir d’avoir déjà rencontré ailleurs l’argument exposé ici par Tugendhat. Entendons nous bien, je ne parle pas du simple fait d’attaquer l’idée de « proposition synthétique a priori » en montrant que des propositions que Kant présente comme synthétiques a priori sont en réalité analytiques, ce qui est, si je ne me trompe, la stratégie argumentative classique contre la philosophie des mathématiques de Kant. Non, ce qui est l’objet de mon étonnement, c’est, plus précisément, l’idée que des propositions que Kant tient pour synthétiques a priori, celles qui expriment les conditions de possibilité de l’expérience, pourraient être interprétées comme des propositions analytiques explicitant le contenu du concept d’expérience. L’argument me paraît astucieux mais il n’emporte pas encore mon adhésion. En particulier j’ai du mal à voir comment l’articuler avec une autre critique de Kant qui me paraît à première vue plus convaincante, à savoir l’idée que les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature et plus généralement les énoncés relevant aux yeux de Kant d’une partie a priori de la physique, sont en réalité redevables d’une justification empirique.

Bref, si certains de mes lecteurs identifient une source de l’argument ici brièvement exposé par Tugendhat ou s’ils ont connaissance d’une discussion précise de cet argument, je serais heureux qu’ils m’instruisent.

Choisir une philosophie trop grande pour soi

04 lundi Mai 2015

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Kant, Lichtenberg, philosophie

J’avais cité et commenté ici un texte de Lichtenberg traitant d’un motif d’adhésion à la philosophie kantienne. Il examine ces conditions d’adhésion sous un angle différent dans le texte suivant :

« Il est possible que plusieurs aspects de la philosophie kantienne ne soient jamais compris en totalité et que chacun croie que l’autre l’entend mieux que lui, se satisfaisant ainsi d’une idée vague ou bien croyant parfois à sa propre incapacité d’y voir aussi clair qu’un autre. »

Lichtenberg, Le miroir de l’âme, [L. 225] p. 537

 

Pourquoi adhère-t-on à un système philosophique?

08 dimanche Fév 2015

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour, Perplexités et ratiocinations

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Kant, Lichtenberg, philosophie

« De même que les disciples de Monsieur Kant reprochent à ses adversaires de ne le point entendre, de même je crois aussi que plusieurs ont foi en lui parce qu’ils le comprennent. Sa façon de présenter les choses est neuve et se distingue fort de la manière habituelle : ainsi dès lors que l’on parvient à en percer les arcanes, on est induit en grande tentation de la considérer vraie, d’autant plus que Monsieur Kant a plusieurs adeptes fervents. Toutefois il se faut rappeler toujours que le fait de comprendre une philosophie n’est point une raison suffisante de la tenir pour vraie. Il m’est avis que le plaisir d’avoir compris un système fort abstrait et obscur conduit la plupart à croire qu’il est déjà démontré ».

Lichtenberg, Le miroir de l’âme [J. 472], p. 421

*

L’explication proposée par Lichtenberg me paraît très vraisemblable. Je me demande quel est le « mécanisme psychologique » à l’œuvre dans la tentation de tenir pour vraie la théorie obscure dont on a surmonté l’obscurité. Est-ce parce qu’on ne veut pas envisager que les efforts fournis pour la comprendre soient vains qu’on se convainc qu’elle doit être vraie? Dans ce cas le mécanisme serait comparable à celui qui nous fait nous tenir à des mauvaises décisions au nom de ce qu’elles nous ont déjà coûté. Dans cette hypothèse, on pourrait envisager des contre-mesures pour neutraliser le motif d’adhésion invoqué par Lichtenberg. Ainsi, si on veut convaincre  celui qui a succombé à la tentation de croire vraie une doctrine dont il a percé les arcanes, d’adhérer à un autre système, il faudra lui présenter ce dernier comme un dépassement du premier, ses efforts pour comprendre le premier ne lui apparaîtront pas complètement vains (a fortiori si on présente le passage par le premier système comme une condition de l’accès au second). Il me semble que cette contre-mesure peut aussi contrebalancer un autre facteur qui est vraisemblablement à l’œuvre dans l’illusion signalée par Lichtenberg : la vanité. Si je peux tirer vanité d’avoir compris une doctrine abstruse, je pourrai a fortiori tirer vanité de comprendre une théorie qui prétend la dépasser.

En amont de la propension à croire la théorie dont on a surmonté les difficultés, on peut aussi à s’intéresser à ce qui a motivé les individus à fournir cet effort de compréhension. Lorsque Lichtenberg  précise que la  « façon de présenter les choses [de Kant] est neuve et se distingue fort de la manière habituelle« , on imagine que la promesse de satisfactions de vanité fait ici son œuvre. Il me semble que l’attrait de la nouveauté en matière théorique, et la propension à tenir pour profond ce qui est obscur sont des phénomènes souvent signalés et dénoncés (qu’on pense aux accusations portés contre Lacan et autres french thinkers d’avoir volontairement rendus leur texte obscur pour asseoir leur position de maître à penser). Il faudrait peut être distinguer, cependant, ce qui pousse à s’intéresser à une théorie, voire à s’en réclamer, et ce qui pousse à faire l’effort de la comprendre réellement, puisque, comme on le sait, les doctrines abstruses ne manquent pas de partisans fervents chez ceux qui ne les comprennent pas.

Il me semble qu’il est également intéressant de rapprocher ce texte de Lichtenberg d’un texte précédemment cité dans lequel Joubert suggère que l’opacité du discours de Kant produit « un effet de réalité » qui a dupé son auteur même.

Combinatoire kantienne

18 lundi Août 2014

Posted by patertaciturnus in Fantaisie

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Kant

1. Que puis-je savoir ?
2. Que dois-je faire ?
3. Que m’est-il permis d’espérer ?

***

1.1 Puis –je savoir ce qu’il m’est possible de savoir ?
1.2 Puis-je savoir ce que je dois faire ?
1.3 Puis-je savoir ce qu’il m’est permis d’espérer ?

2.1 Dois chercher ce que je peux savoir ?
2.2 Dois-je chercher ce que je dois faire ?
2.3 Dois-je chercher ce qu’il m’est permis d’espérer ?

3.1 M’est-il permis d’espérer une réponse à la question « Que puis-je savoir ? »
3.2 M’est-il permis d’espérer une réponse à la question « Que dois-je faire ? »
3.3 M’est-il permis d’espérer une réponse à la question « Que m’est-il permis d’espérer ? »

Adversus ciniflones

22 mardi Juil 2014

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coiffeurs, Kant, Pierre Desproges, Witold Gombrowicz

*

« Messieurs, il existe en ce monde des milieux plus ou moins ridicules, plus ou moins honteux, humiliants et dégradants, et la quantité de bêtise n’est pas partout la même. Par exemple le milieu des coiffeurs paraît à première vue plus susceptible de bêtise que celui des cordonniers. »

W. Gombrowicz, Ferdydurke, Gallimard « folio », p. 109

*

On peut invoquer l’autorité de Kant pour priver les coiffeurs (et quelques autres …) du droit de vote. En effet dans l’opuscule Sur le lieu commun : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien, Kant soutient le principe d’une citoyenneté à deux vitesses :

« En ce qui concerne la législation elle-même, tous ceux qui sont libres et égaux d’après les lois existantes, ne doivent pas pour autant être considérés comme égaux en ce qui concerne le droit de légiférer. »

Théorie et pratique, trad. Françoise Proust, GF, p.70

Quelques lignes plus loin il précise selon quels critères doit être accordé le droit de vote :

« Or, celui qui a le droit de vote dans cette législation s’appelle citoyen (citoyen d’un Etat et non un bourgeois, c’est-à-dire un citoyen d’une ville). L’unique qualité exigée, outre la qualité naturelle (n’être ni femme ni enfant), est d’être son propre maître (sui juris), donc de posséder quelque propriété (on peut y inclure la possession d’une technique, d’un métier, d’un art ou d’une science) qui le nourrisse, ainsi, au cas où il lui faut obtenir de quoi vivre, il l’obtient en aliénant ce qui est sien et non en consentant à ce que d’autres fassent usage de ses forces […]. »

Ce passage contient un renvoi à une note où il est clairement affirmé que les coiffeurs ne remplissent pas les conditions pour avoir le droit de vote :

« Celui qui accomplit une œuvre (opus) peut la livrer à autrui en l’aliénant, comme si c’était sa propriété. mais la prestatio opera n’est pas une aliénation. le domestique, le commis de magasin, le journalier et même le coiffeur ne sont que des operarii et non des artifices (au sens large du mot), par conséquent, ils ne sont pas qualifiés pour être membres de l’État, ni pour être citoyens. »

J’aime beaucoup la suite de la note, qui établit une hiérarchie entre le perruquier (qui pourra voter) et le coiffeur (qui ne le pourra pas) :

« Même si celui à qui je donne mon bois de chauffage à préparer et le tailleur à qui je donne mon drap pour qu’il en fasse un vêtement semblent avoir des rapports totalement semblables avec moi, ils diffèrent l’un de l’autre, comme le coiffeur du perruquier (auquel je peux également donner des cheveux pour qu’il en fasse une perruque), comme on distingue un journalier d’un artiste ou d’un artisan qui fait une œuvre qui lui appartient aussi longtemps qu’il n’est pas payé. En tant qu’il exerce un métier, ce dernier échange sa propriété avec autrui (opus) alors que le premier échange l’usage de ses forces qu’il concède à autrui (operam). »

Comme je sais que cela ne se fait pas de se moquer des grands philosophes, je limiterai ma faute en signalant que Kant conclut cette note en soulignant la difficulté du problème :

« Il est quelque peu difficile, je l’avoue, de déterminer ce qui est requis pour pouvoir prétendre à l’état où l’homme est son propre maître. »

Une critique stylistico-philosophique de Kant

03 mardi Juin 2014

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Joseph Joubert, Kant, style

« Kant paraît s’être fait à lui-même un langage pénible. Et comme il lui à été pénible à construire, il est pénible à entendre. Ce qui a fait souvent sans doute qu’il a pris son opération pour sa matière. Il a cru se construire des idées en ne se construisant que des mots. Mais il y a dans ses phrases et ses appréhensions quelque chose de tellement opaque (et brun) qu’il ne lui était guère possible de ne pas croire qu’il y avait là quelque solidité. C’est le danger où fait naturellement tomber l’esprit de celui qui l’emploie un style [   ] et lourd. Nos transparences et nos légèretés nous trompent moins. Il y a un sujet à traiter. Le voici : « Des tromperies que l’esprit se fait à lui-même selon la nature du langage qu’il emploie. » Celui de Kant (langage) est composé de mots abstraits très positifs (c’est-à-dire d’ombres épaisses). Et ces mots il les a souvent faits lui-même. A reçu d’eux, par conséquent, toutes les impressions que nous font les réalités. »

Joseph Joubert, août 1801, Carnets I, p. 420

Se raser soi-même sans paradoxe

23 dimanche Mar 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour, Perplexités et ratiocinations

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analogie et métaphore, Descartes, Kant, Lichtenberg, Malebranche, philosophie, rasage

« S’enseigner et s’éprouver soi-même est une aussi périlleuse chose, et aussi commode que de se raser tout seul ; chacun devrait l’apprendre à un certain age, de crainte de devenir un jour la victime d’un rasoir mal dirigé. »

G.C. Lichtenberg, Le miroir de l’âme [B 279] p.154

« […] Selon moi, on doit répondre à la question :  » Doit-on philosopher par soi-même? » comme à la question : »Doit-on se raser tout seul ». Si quelqu’un me faisait une telle question, je répondrais que, si on le peut, c’est une excellente chose. Je rappelle toute fois que, si l’on tache d’apprendre le second par soi-même, on ne fait  cependant point le premier essai sous la gorge. Agis comme les plus sages l’ont fait avant toi, et n’inaugure pas tes exercices philosophiques dans ces régions où une erreur peut te livrer aux mains du bourreau.[…] »

Le miroir de l’âme [C 142]  p. 177

*

Source

Source de la photo

Avant de nous intéresser à la comparaison entre la pensée et le rasage, notons que de nombreux autres textes de Lichtenberg qui ne font pas usage de cette comparaison défendent la même idée : l’importance de penser par soi-même. J’en ai déjà cité certains : ceux qui critiquent l’excès de lectures. L’érudition est en effet opposée par Lichtenberg, comme elle l’était par Descartes, à la véritable science capable de faire des découvertes :

« Étudier sans but, pour simplement pouvoir dire ce que d’autres ont fait, c’est là des sciences la dernière, et de pareilles gens sont autant des savants, que des registres sont des livres. Être homme ne signifie point seulement savoir, mais faire pour la postérité ce que les temps passés firent pour nous.  ne dois-je donc tirer de ma vie et de l’étude des sciences rien d’autre que ce qui fut déjà découvert? Certes, ce qui importe on peut le dire deux fois et l’on ne sera point pris en fâcherie pourvu que le vêtement soit neuf. Si tu as pensé par toi-même, la trouvaille d’une chose découverte déjà portera du moins le sceau de la singularité ».
[D 255] p.214

La convergence des textes de Lichtenberg avec Qu’est-ce que les Lumières? de son contemporain Kant, ne relève, bien entendu, pas du hasard. La question du danger qu’il y aurait à penser par soi-même est évoquée par Kant à travers une autre métaphore que celle du rasage, celle de la marche :

« Que la plupart des hommes finissent par considérer le pas qui conduit vers sa majorité, et qui est en soi pénible, également comme très dangereux, c’est ce à quoi ne manquent pas de s’employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur eux. Après avoir rendu tout d’abord stupide leur bétail domestique, et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent ensuite le danger qu’il y aurait à essayer de marcher tout seul. Or le danger n’est sans doute pas si grand que cela, étant donné que quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher ; mais l’exemple d’un tel accident rend malgré tout timide et fait généralement reculer devant toute autre tentative. »

trad. de Wismann

On peut également effectuer un parallèle avec une autre métaphore employée, elle, par Descartes dans un texte tout aussi fameux que le précédent tiré de la Lettre préface des Principes de philosophie:

« c’est proprement avoir les yeux fermés sans tacher jamais de les ouvrir que de vivre sans philosopher »

Cette image est reprise de manière plus développée par Malebranche dans la Recherche de la vérité :

« Il est assez difficile de comprendre, comment il se peut faire que des gens qui ont de l’esprit, aiment mieux se servir de l’esprit des autres dans la recherche de la vérité, que de celui que Dieu leur a donné. Il y a sans doute infiniment plus de plaisir et plus d’honneur à se conduire par ses propres yeux., que par ceux des autres ; et un homme qui a de bons yeux ne s’avisa jamais de se les fermer, ou de se les arracher, dans l’espérance d’avoir un conducteur. Sapientis oculi in capite ejus, stultus in tenebris ambula(1). Pourquoi le fou marche-t-il dans les ténèbres ? C’est qu’il ne voit que par les yeux d’autrui, et que ne voir que de cette manière, à proprement parler, c’est ne rien voir. L’usage de l’esprit est à l’usage des yeux, ce que l’esprit est aux yeux ; et de même que l’esprit est infiniment au-dessus des yeux, l’usage de l’esprit est accompagné de satisfactions bien plus solides, et qui le contentent bien autrement que la lumière et les couleurs ne contentent la vue. Les hommes toutefois se servent toujours de leurs yeux pour se conduire, et ils ne se servent presque jamais de leur esprit pour découvrir la vérité. »

(1) « Les yeux du sage sont dans sa tête ; l’insensé marche dans les ténèbres. »

*

Ce qui m’intéressera ici, c’est de comparer les potentialités de chacune de ces métaphores, d’expliciter ce que chacune de ces métaphores suggère.

On peut d’abord opposer l’image proposée par Descartes et Malebranche à celles qu’utilisent Lichtenberg ou Kant en ce qu’elle élude la question du danger qu’il y aurait à philosopher  : on ne voit pas quelle raison on pourrait avoir de « vivre les yeux fermés sans tâcher de les ouvrir ». Le propos de Malebranche en développant la comparaison est justement de rendre manifeste l’absurdité de la chose. A l’inverse, la métaphore de la marche, comme celle du rasage, permettent d’évoquer le danger auquel nous expose l’activité quand on s’y livre seul pour la première fois : l’enfant qui commence à marcher risque de tomber, celui qui se rase pour la première fois risque fort de se couper. Dans les deux cas intervient l’idée que l’expérience permettra de surmonter ces difficultés.

En prenant les choses par un autre bout, on pourrait aussi opposer la métaphore du rasage aux deux autres. Le fait de marcher sans soutien comme le fait de se fier à ses propres yeux plutôt qu’à ceux des autres apparaît en effet naturel, et ce n’est que dans des cas exceptionnels d’infirmités qu’on est contraint de s’en remettre aux autres. Il n’apparaît pas, à première vue, aussi « naturel » de se raser seul (si quelque chose devait être l’image de ce qui est naturel en l’occurrence, ce serait de laisser pousser la barbe) ; la corporation des barbiers a connu des périodes florissantes (c’est un sujet auquel il faudra que je m’intéresse de plus près) et sa clientèle ne se limitait pas aux infirmes incapables de se raser eux-mêmes. La métaphore du rasage pourrait suggérer, par contraste avec les deux autres, que la possibilité de déléguer l’activité à autrui est à envisager sérieusement sur la base d’une comparaison des coûts et des avantages. Comme cette comparaison est elle-même une opération de pensée la question pourrait se poser de sa délégation à autrui (pour filer les métaphores : est-ce au client ou au barbier de décider si le client doit avoir recours aux services du barbier? est-ce à l’enfant où à ses parents de décider quand l’enfant doit lâcher la main de ses parents…) ; mais en fait la question ne se pose pas : il paraît évident à nos auteurs que le choix de l’autonomie est un choix autonome.

En réalité, je ne suis pas convaincu que Lichtenberg ait choisi cette comparaison parce qu’il trouverait le fait de penser par soi-même moins « naturel » que ne le juge, par exemple, Kant [voir mise à jour en fin d’article]. On peut d’ailleurs noter un écart entre les deux textes de Lichtenberg sur la question connexe de savoir si tout le monde doit penser / se raser par soi-même : le premier texte dit explicitement que tout le monde à vocation à « s’enseigner et s’éprouver soi même », alors que le second envisage la possibilité que tout le monde n’en soit pas capable.  En revanche, il est manifeste que Lichtenberg exploite la possibilité de parler tant du danger de se faire raser que du danger de se raser soi-même ; seulement il ne se livre pas à une comparaison en bonne et due forme puisque chaque texte se focalise sur un des deux dangers.

source

source de l’image

Un dernier élément remarquable de l’usage que fait Lichtenberg de la comparaison avec le rasage c’est la prise en compte de l’existence de zones plus ou moins dangereuses pour commencer à se raser. On notera que la comparaison avec l’apprentissage de la marche pourrait donner lieu aux même considérations, à une réserve près  : alors que la personne qui se rase elle-même pourra décider seule par où commencer pour plus de sûreté, ce sont les parents qui interviennent pour sécuriser la zone d’apprentissage de leur chérubin (sur ce point comme sur la comparaison des deux dangers on peut donc considérer que la comparaison proposée par Lichtenberg est meilleure que celle de Kant). Pour ce qui est de l’exploitation par Lichtenberg de l’existence de zones de rasages plus ou moins délicates, j’hésite entre deux interprétations : ces zones du visage sont-elles l’images de zones de l’espace de la pensée (on distinguerait des régions de la philosophie en fonction de l’importance de leurs enjeux) ou de zones géographiques ( les Etats sont plus où moins accueillants pour la pensée libre)? Selon l’interprétation, le conseil donné par Lichtenberg n’est pas le même. Quoiqu’il en soit, la référence finale aux « mains du bourreau » laisse penser que les dangers auxquels il est fait ici référence sont des dangers plutôt extrinsèques qu’intrinsèques.

*

Pour finir, il est tentant de mettre ces deux textes de Lichtenberg en opposition avec les aphorismes cités hier (en particulier celui de Joubert qui faisait explicitement référence à la sagesse et à la science). Pour les concilier, à supposer qu’il faille le faire, il faudrait distinguer « seul » et « par soi-même » … cependant comme mon but n’était pas de traiter, ce weekend, un sujet classique de dissertation de terminale, la « synthèse » attendra. Je signalerai juste que la comparaison avec le rasage ne permet pas cette distinction entre « par soi-même » et « seul ». Pour trouver une comparaison qui permette de l’introduire il faudrait choisir une activité qui ne soit pas prise dans l’alternative d’être complètement accomplie par la personne à laquelle elle bénéficie ou d’être  complètement déléguée à une autre, une activité qui donne lieu à une véritable répartition des tâches avec cependant une forme de continuité entre celles-ci.

*

Exercice de filage de métaphore

Si philosopher équivaut à se raser soi même, quels peuvent être les équivalents des éléments suivants ?

– le coupe-chou, le rasoir jetable, le rasoir électrique

– le sens de rasage

– l’extension des zones de rasage aux aisselles, mollets et autres partie intimes

– les peaux-sensibles

– l’après rasage

*

Mise à jour le 01 / 10 / 2014

Sur la question de savoir s’il est naturel de penser par soi-même, on peut signaler deux textes  de Lichtenberg à la tonalité ironique.

« C’est là une question de savoir s’il est plus aisé de penser ou de ne point penser. L’homme penser par instinct, et qui ignore combien il est ardu de réprimer un instinct! On voit donc que les petits esprits ne méritent pas le mépris qu’on commence de leur porter dans tous les pays. »

[B 308] p. 155

« C’est aussi naturel à l’homme que la pensée ou que lancer des boules de neige. »

[C 152] p. 177

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