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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

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Archives de Tag: Julien Gracq

Julien Gracq m’avait prévenu

11 mardi Août 2020

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Goethe, Julien Gracq

J’ai exprimé hier l’impression très mitigée que m’a laissé la lecture de Wilhelm Meister. Je ne voudrais pas dissuader définitivement de lire ce classique mais je ne résiste pas à l’envie de partager le paragraphe que lui consacre Julien Gracq dans En lisant en écrivant.

« Je poursuis distraitement la lecture du Wilhelm Meister, roman cotonneux et si excessivement convenable qu’il semble être venu au monde tout langé déjà des brumes de la pudeur. Tout ce qu’il y a de manqué dans Ofterdingen vient de ce livre-mancenillier, dont j’enrage, et qui a injecté pour des décennies au récit allemand le ton prudhommesque et parodique des cours lilliputiennes du Saint-Empire dans son ultime décrépitude. Sans compter — et cela c’est à plus longue portée — le legs empesé et indigeste du roman de formation dont Flaubert lui-même (mais non Stendhal) a pâti: une de ces tartes à la crème dont il a fallu attendre les films de Mack Sennett pour discerner le bon usage.
Quel beau roman de littérature-fiction il y aurait à écrire : le jeune Goethe précocement attaqué de la poitrine et, au lieu du congélateur de Weimar, s’aiguillant directement sur l’Italie ! Et — Werther tout de même et Goetz en sont garants — toute l’œuvre du Père Fondateur des lettres allemandes débarrassée par là d’un coup de son arrière-goût de veau froid mayonnaise.

Julien Gracq, En lisant en écrivant, Oeuvres complètes T. II, la Pléiade, p. 717

Le jugement de Julien Gracq est sévère mais ce qu’il reproche le plus ici à Wilhelm Meister, ce sont ses effets sur la littérature ultérieure. Ses remarque sur le roman d’apprentissage en général me paraissent excessives (d’autant que je suis loin de partager le jugement mitigé – ici allusivement évoqué mais explicité qu’il porte ailleurs sur l’Education sentimentale).

Quelques pages auparavant, souligne l’abstraction des romans de Goethe, (abstraction dont j’avais brièvement parlé hier à propos des repères spatio-temporels dans Wilhelm Meister) :

« Une des singularités qui me rebutent dans les romans de Goethe (Werther excepté, que j’ai relu sept ou huit fois), c’est la qualité abstraite du tissu du récit, qui traite presque le monde extérieur comme une épure (on peut lire presque d’un bout à l’autre Les Affinités électives, qui se passent à la campagne, sans y trouver une seule notation de couleur). Guère de grands écrivains qui soient plus pauvres que lui, dans la fiction, en petits détails vrais. Tout le concret des occupations, des gestes, des attitudes, se fond, à peine esquissé, dans un sfumato généralisateur et décoratif.
J’entends bien qu’il en va de même dans La Princesse de Clèves, dans Adolphe. Non pas tout à fait, cependant. Dans le roman psychologique à la française, la convention initiale est de mettre le monde matériel entre parenthèses, purement et simplement. Voilà qui est clair. Mais Les affinités électives viennent après Rousseau et s’en souviennent : c’est bien plutôt du côté de La Nouvelle Héloïse, où l’écheveau sentimental est tout emmêlé à l’économie domestique, que se situe le roman de Goethe. On ne s’y occupe que de planter, d’aligner, de greffer, de bâtir, de viabiliser et les passions ne cessent d’y mettre la main à la pâte comme dans un phalanstère fouriériste. Je refuse qu’on me laisse sur ma faim, qu’on me présente des mains ouvrières s’affairant frénétiquement à des occupations en pointillé, et d’un bout à l’autre du livre je ne vois s’agiter dans leur éprouvette — savamment — que des idées en quête d’incarnation. Il y a dans Wilhelm Meister un chapitre qui s’intitule « Saint Joseph II», et ce nom me semble être un nom symbolique pour maint personnage des romans de Goethe : on voit bien qu’ils se réclament du nom de charpentier, mais ils ne charpentent jamais.
Peut-être ce flou décevant que Goethe organise autour du détail romanesque est-il un réflexe de défense contre la curieuse maladresse qu’il porte dans l’invention concrète, laquelle a toujours chez lui quelque chose d’empesé. Le moindre feuilletoniste a souvent ici une légèreté plus grande. »

ibid. p. 715

Talent et caractère

12 vendredi Avr 2019

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éthique et esthétique, Joseph Joubert, Julien Gracq

« Donnez de la bile à Fénelon et du sang-froid à J.-R. R., vous en ferez deux mauvais auteurs. Le premier avait son talent dans sa raison et le second dans sa folie.

Joseph Joubert, Carnets II, 8 avril 1807

Ôtez sa bile à Juvénal et à Virgile sa sagesse, vous aurez deux mauvais auteurs. »

ibid, 9 avril 1807

Sous la première de ces  remarques, Joubert soulève l’intéressante question suivante :

Mais lequel est le meilleur, le génie qui vient de la sagesse ou celui qui vient des passions ?

L’excellence esthétique s’atteint elle avec ou contre l’excellence éthique ? L’article du lendemain (9 avril) esquisse une réponse en affirmant ce qui semble bien être une supériorité esthétique de ceux dont le talent réside dans les dispositions éthiques.

« J.-J. Rousseau eut son talent dans ses humeurs : tant que rien ne le remua, il fut médiocre. Tout ce qui le rendait sage le rendait un homme vulgaire. Fénelon, Platon au contraire. Et voilà pourquoi Rousseau n’est pas sublime : son génie était tout entier dans ses folies, il n’en avait aucun dans sa raison.

*

Le jugement de Joubert sur Rousseau est sûrement injuste (aucun talent dans sa raison !) mais il soulève une autre question digne d’intérêt : que doit faire celui dont le talent réside dans les mauvais côtés de son caractère ? doit -il faire prévaloir les valeurs éthiques  : sacrifier son talent pour améliorer son caractère ? ou au contraire affirmer la prépondérance des valeurs esthétiques sur les valeurs éthiques en cultivant son talent au prix de sa décence ou de sa dignité ? Que la nature d’un don artistique puisse représenter un risque de perdition morale voilà ce qu’illustre une texte frappant de Julien Gracq à propos de Céline.

« Il y a dans Céline un homme qui s’est mis en marche derrière son clairon. J’ai le sentiment que ses dons exceptionnels de vociférateur, auxquels il était incapable de résister, l’entraînaient  inflexiblement vers le thèmes à haute teneur de risque, les thèmes paniques, obsidionaux, frénétiques, parmi lesquels l’antisémitisme, électivement étaient faits pour l’aspirer. Le drame que peuvent faire naître chez un artiste les exigences de l’instrument qu’il a reçu en don, exigences qui sont – parfois à demi monstrueuses – avant tout celles de son plein emploi, a dû jouer ici dans toute son ampleur. Quiconque a reçu en cadeau pour son malheur, la flûte du preneur de rats, on l’empêchera difficilement de mener les enfants à la rivière. »

Julien Gracq, En lisant en écrivant, Œuvres complètes II, La Pléiade, p. 686

Pourquoi tirer sur un corbillard ?

29 samedi Sep 2018

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Alain, Julien Gracq, pacifisme, radicalisme, Raymond Aron

J’ai été assez surpris d’apprendre que Michel Onfray avait publié cette année un livre consacré à déboulonner la statue d’Alain. S’en prendre à Freud témoignait d’un certain panache (au moins dans le contexte français), mais s’attaquer à Alain ? S’agissait-il seulement de tirer parti de la publication du journal jusque là inédit d’Alain, journal où apparaissent les penchants antisémites du philosophe natif de Mortagne au Perche? On semble davantage dans l’opportunisme que dans l’urgence de la pensée car Alain n’est plus un maître à penser depuis bien longtemps. C’est ce que je me propose de montrer en citant des textes de  Julien Gracq et Raymond Aron, deux anciens élèves d’Alain,  qui n’ont pas eu besoin des révélations sur la face cachée du philosophe pour enterrer sa pensée politique.

Aron écrit Prestige et illusions du citoyen contre les pouvoirs en 1941, dès l’épigraphe le ton est donné :

The renown, the authority of a sophist as Alain, is, in itself; enough to predict the ruin of any state.
D. W. Brogan

Aux yeux d’Aron, Alain est en effet un protagoniste intellectuel de l’affaiblissement de la démocratie face aux totalitarismes. Le texte que Julien Gracq consacre à Alain est publié près de quarante en plus tard dans En lisant, en écrivant (1980), mais en dépit de la différence de contexte et de préoccupation, les critiques de nos deux auteurs sont étonnamment convergentes.

« Parmi les rares écrivains qui, en France, au cours de ces dernières années, ont réfléchi sur la chose publique et proposé une sorte de système politique, Alain prend une place à part. Il semble, en effet, avoir tenté une œuvre au moins paradoxale. Il a formulé en doctrine ce qui passait pour un simple état d’esprit, il a élevé au niveau de la philosophie la pensée, ou plus exactement l’attitude, la plus rebelle en apparence à cette transfiguration : le radicalisme. La politique que l’on regardait parfois comme la plus prosaïque, la plus étroitement liée aux conditions de l’existence provinciale, il l’a interprétée, justifiée, magnifiée. Le citoyen soupçonneux et grognon, le parlementaire représentant des humbles dans leurs villages et leurs champs, avocat des « petits », deviennent sous sa plume les exécuteurs d’une grande tâche, les défenseurs des individus contre l’administration, des personnes contre les pouvoirs, des communes contre le monde parisien, de la liberté des hommes contre la tyrannie des Importants et des Grands.
Dans cette tentative paradoxale, Alain a, en un certain sens, réussi. Il a exercé sur une fraction de la jeunesse intellectuelle, en particulier dans les dix années qui ont suivi la guerre, une profonde influence. Et, chez tous les hommes, dans tous les partis « de gauche», on retrouvait la présence et l’action de telles ou telles de ses idées, fragmentaires peut-être, mais non pas moins efficaces. À l’autre bout de la chaîne, Maurras parvenait, en quelques dizaines d’années de prêches quotidiens, à convaincre une partie de la bourgeoisie que de la restauration monarchique dépendaient l’existence et la grandeur de la France et que, faute d’un roi, nul espoir n’était permis d’un gouvernement raisonnable. Également étranger à la situation de la France et de l’Europe, également abstrait et théorique, Alain a convaincu une partie de l’opinion de gauche que l’opposition morale du citoyen aux pouvoirs apportait la meilleure garantie des libertés et de la paix.
Pour qui n’a pas connu Alain et éprouvé personnellement l’ascendant de l’homme, le phénomène risque de paraître impénétrable, presque absurde parfois. Car on cherche vainement les conceptions neuves, profondes, dans l’ordre politique, qui expliqueraient la dévotion des disciples. Bien plus, tant des affirmations d’Alain ont été pour ainsi dire emportées par la tourmente, que l’on est tenté plus d’une fois moins de les discuter que de les confronter avec les faits.

[…]

Alain n’est pas socialiste, parce qu’il ne croit ni à la dialectique historique ni au progrès. Les sociétés sont toujours les mêmes, à travers le temps et l’espace, parce que la nature humaine ne change pas. « Vous voulez m’apprendre le secret de la Chine et du Japon, le secret de l’Amérique… Je n’ai qu’à regarder autour de moi, c’est tout pareil.» Toujours et partout, les pouvoirs gouvernent pour eux-mêmes et ten­dent à abuser de leur autorité. Toujours et partout les citoyens aiment la paix et se laissent duper par leurs passions et par leurs maîtres.

De plus, Alain soupçonne les socialistes de se soucier davantage de la justice que de la liberté, de faire confiance à l’État pour remédier aux défauts de l’ordre social. Or Alain, en paysan français, juge déjà admirable que l’État ne ruine pas les individus, il ne songe pas à lui demander encore d’assurer la richesse de tous. Le collectivisme lui paraît donc utopie dangereuse, puisqu’il aboutit à remettre à l’administration des pouvoirs exorbitants et tend même parfois à ramener cette adoration quasi religieuse de la collectivité qui est proprement mœurs de sauvages. Mais bien qu’Alain répète à toute occasion, «je ne pense pas du tout comme Jaurès », il admire et aime le tribun socia­liste chez lequel il aperçoit, vivant, le jugement impitoyable du radi­cal, et il se considère comme l’allié des ouvriers, contre les grands, pour la défense de la liberté et de la paix.

[…]

Quelle qu’ait pu être la grandeur d’Alain, combattant volontaire dans une guerre qu’il n’ap­prouvait pas, l’attitude qu’il recommandait, la leçon qu’il enseignait plaisait parce qu’elle flattait les passions alors les plus communes. Au lendemain de la guerre, les invectives contre la guerre, le bourrage de crâne, les pouvoirs, les fausses grandeurs, répondaient aux senti­ments à la mode. Or Alain, pratiquement, justifiait ces sentiments, il tendait à les éterniser, il ne les épurait pas plus qu’il ne les éclairait. Il ne les transformait pas en principes d’une action efficace. Les dis­ciples, jusqu’au bout fidèles à l’orthodoxie, en sont restés aux formules du citoyen-grognard.

Il serait facile de dépouiller le radicalisme alinien de son autorité philosophique, en montrant l’origine historique, accidentelle, des idées que ce professeur a prétendu élever au niveau de l’intemporel. Alain n’a-t-il pas prêté une valeur absolue à la mauvaise humeur qu’éprouve l’électeur provincial à l’égard de l’administration, dont le centre est à Paris et dont les tentacules s’allongent jusqu’au moindre village? Rien n’est plus légitime que l’exigence du paysan français qui consent à obéir mais veut être traité en citoyen, égal dans sa dignité à tous les autres hommes : mais n’est-il pas absurde de voir là l’essence du radi­calisme, de la République, de la politique éternelle ? Et la conception du député représentant des électeurs auprès des bureaux, n’est-elle pas simplement celle qui a été, exagérément, mise en pratique par la Ille République ? Et où était le mérite, où la difficulté de se dresser contre l’État dans la France d’hier, alors que les opinions jouissaient de la liberté la plus entière et que le ministre de l’Instruction publique venait faire l’éloge public du non-conformisme ? En réalité ces doctrines de liberté n’étaient-elles pas alors le lieu même du conformisme ?

Non seulement Alain allait dans le sens de la facilité, mais il pensait systématiquement contre le mouvement historique. Il travaillait à affaiblir encore l’État français, alors que, dans les pays voisins, s’éta­blissaient des régimes autoritaires et que des religions grossières soulevaient l’enthousiasme de millions de fidèles. Dès lors la sagesse qui obligeait à méconnaître la réalité des conflits historiques, la diversité  des psychologies nationales, aboutissait à une sorte d’aveuglement volontaire. L’interdiction d’envisager la guerre à l’avance et de la préparer (même sous la forme de la défense passive !), la négation du fatalisme érigée en impératif catégorique du pacifisme, dégénérait en une sorte de grandiose absurdité, à demi intentionnelle. Et, en der­nière analyse, cette volonté de ne pas croire exprimait la même angoisse de la catastrophe que l’attitude opposée d’attente résignée.

Les événements, d’eux-mêmes, ont aujourd’hui réfuté les affirma­tions les plus paradoxales d’Alain.

Raymond Aron, Prestige et illusions du citoyen contre les pouvoirs,
in Penser la liberrté, penser la démocratie,
Quarto Gallimard, p. 192 -201

*

« Je me suis demandé plus d’une fois pourquoi Alain, dont j’ai été deux ans l’élève, que j’ai écouté pendant deux ans avec une attention, une admiration quasi religieuse, au point, comme c’était alors le cas des deux tiers d’entre nous, d’imiter sa façon d’écrire, a en définitive laissé en moi si peu de traces.

Admirable éveilleur, il avait peu d’avenir dans l’esprit. Au moment même où nous quittions sa classe, en 1930 un brutal changement d’échelle désarçonnait sa pensée un monde commençait à se mettre en place, un monde effréné, violent, qui rejetait tout de son humanisme tem­péré. Les règles de la démocratie parlementaire à dominante radicale lui paraissaient un acquis pour toujours : il pouvait advenir de mauvaises élections, ramenant vers les portefeuilles clés les notables conservateurs et les tenants du cléricalisme, rien de beaucoup plus grave. Ses problèmes politiques étaient ceux de l’électeur français de la petite bourgeoisie dans une petite ville, tout froncé contre les empiètements et le mépris des riches, des importants et des officiels ; avec infiniment plus de culture philosophique, et  certes en élevant le débat de plusieurs coudées, l’horizon de son combat de citoyen et la mesure de sa résistance à l’arbitraire restaient à peu près — à un siècle de distance — ceux du vigneron de La Chavonnière. Des questions telles que le colonialisme, le communisme, l’hitlérisme, le destin de l’Europe, l’éruption technicienne, les nouveaux équilibres du monde, dépassaient l’horizon de sa sagesse un peu départementale, et, je crois aussi, le dérangeaient : il les tenait à l’écart. Son antihistorisme était instinctif, et presque absolu ; l’expérience du combisme, qu’il avait soutenu, et celle de la guerre de 14, qu’il avait faite, étaient les seules leçons de l’histoire dont il tînt compte : en 19 39, il retrouva automatiquement les positions dreyfusardes et celles d’Au-dessus de la mêlée, et s’y tint, sans aucun regard pour les énormes variations de  nature et d’intensité; l’arbre lui cachait la forêt, et Boisdeffre, Hitler; il ameutait les « républicains » contre le sabre de Gamelin.

On pouvait s’interroger sur ce qu’il pensait du communisme ; faute qu’il entrât dans ses cadres de pensée, je crois qu’il le considérait comme une sorte de radicalisme un peu trop pétulant, un peu trop effervescent, sans nul sentiment de sa spécificité : quelque chose à ramener au bercail. L’univers industriel lui restait fermé. Jusqu’au bout, il a voulu continuer de voir le monde qui naissait à travers les lunettes de 1900.

[…]

Le hasard d’une Maison de la presse  peu achalandée m’avait réduit l’autre jour à ouvrir un volume de la série romanesque d’Anatole France : L’Orme du mail. Je ne connaissais rien du livre ; au bout d’une soixantaine de pages, il me vint une réflexion bizarre : « Tiens ! Alain. » Non pas, bien entendu, que rien en lui rappelât l’envergure intellectuelle et les coteaux très modérés du « bon maître » de La Béchellerie. Mais je sentais vivement que ce monde des romans d’Anatole France, avec ses figures emblématiques comme des figures de jeu de cartes : le Général, le Duc, l’Évêque, le Préfet, le Député de la rente foncière,   l’Enseignant laïque, c’était tout de même le monde étriqué de sa jeunesse, la donne qu’il n’avait pas cherché à changer et dont, pour cadre de sa réflexion pourtant si libre, il avait accepté les limites sans plus guère les remettre en question. »

Julien Gracq, En lisant, en écrivant
Oeuvres complètes II, La Pléiade, p. 686 – 688

 

Postérité ?

22 dimanche Mai 2016

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Julien Gracq, Malek Haddad, Merleau-Ponty, postérité

Silence !

A la frontière du talent
Un gabelou fait son boulot
Une idée passe la frontière
Elle n’a rien à déclarer

La putain sur papier vélin!
Mais je t’avertis ma vieille
Dans les poubelles de l’oubli
L’Histoire jettera
Les mégots littéraires
Et les clairons rouillés

Malek Haddad, Le malheur en danger

*

« Personne, sans doute, n’écrit réellement pour la postérité (dont il n’est au pouvoir de personne, en 1964, de deviner quelle figure elle pourra bien prendre, ne fût-ce que dans quelques années). je ne crois pas non plus que la postérité soit pour l’écrivain une « illusion commode » je crois qu’il en use, plutôt,  sans y croire vraiment, comme d’un artifice de procédure pour maintenir son procès ouvert – un procès qu’il ne peut envisager réellement de perdre : ainsi Jeanne d’Arc en appelait au pape et Luther au concile sans excès de conviction, m’a-t-il toujours semblé. La vérité est qu’il y a probablement dans l’écrivain, à certains moments privilégiés où il tourne vers ce qu’il fait un regard qui lui paraît naïvement intemporel, un fou qui sait, qui a raison contre tous les autres, présents ou futurs, et à qui la postérité même apparaît pour le juger sans justification suffisante. La postérité avec ses goûts et ses jugements, ce n’est après tout que la littérature militante de demain  – lui, dans ses grands moments, il est sur un autre plan : il s’intègre d’emblée à la littérature triomphante. »

Julien Gracq, Lettrines, Pléïade, Oeuvres complètes II p. 190

*

« Le peintre ou le politique forme les autres bien plus qu’il ne les suit, le publie qu’il vise n’est pas donné, c’est celui que son œuvre justement suscitera, – les autres auxquels il pense ne sont pas « les autres » empiriques, définis par l’attente « ils tournent en ce moment vers lui (et encore moins l’humanité conçue comme une espèce qui aurait pour elle la « dignité humaine » ou « l’honneur d’être homme » ainsi que d’autres espèces ont la carapace ou la vessie natatoire), – ce sont les autres devenus tels qu’il puisse vivre avec eux. L’histoire à laquelle l’écrivain s’associe (et d’autant mieux qu’il ne pense pas trop à « faire historique », à marquer dans l’histoire des lettres, et produit honnêtement son œuvre), ce n’est pas un pouvoir devant lequel il ait à plier le genou, c’est l’entretien perpétuel qui se poursuit entre toutes les paroles et toutes les actions valables, chacune de sa place contestant et confirmant l’autre, chacune recréant toutes les autres. L’appel au jugement de l’histoire n’est pas appel à la complaisance du public, – et encore moins, faut-il le dire, appel au bras séculier : il se confond avec la certitude intérieure d’avoir dit ce qui dans les choses attendait d’être dit, et qui donc ne saurait manquer d’être entendu par X… Je serai lu dans cent ans, pense Stendhal. Ceci signifie qu’il veut être lu, mais aussi qu’il consent à attendre un siècle, et que sa liberté provoque un monde encore dans les limbes à se faire aussi libre que lui en reconnaissant comme acquis ce qu’il a eu à inventer. Ce pur appel à l’histoire est une invocation de la vérité, qui n’est jamais créée par l’inscription historique, mais qui l’exige en tant que vérité. Il n’habite pas seulement la littérature ou l’art, mais aussi toute entreprise de vie. »

M. Merleau-Ponty, Signes

Résistance en terrasse ?

14 lundi Déc 2015

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Julien Gracq, Paris, résistance

« Rien ne m’agace d’avantage, dans la légende nationale, que l’aura guerrière forgée de toutes pièces à Paris par les politiciens, les écrivains et les artistes, que l’Histoire cautionne si peu. On oublie trop que – si la ville a excellé dans les révolutions – l’invasion étrangère a toujours beaucoup moins inspiré son génie belliqueux que la mise à mal de tel ou tel gouvernement cacochyme. Ni la défense de 1814, ni celle de 1940 (c’est le moins qu’on puisse dire) n’ont laissé de forts grands souvenirs militaires ; quant au siège de 1870 qui, plutôt que par le stoïcisme dans la défense, se recommande par un abus hugolien presque insupportable du geste et de la phrase, ni la droite ni la gauche, ni Trochu, ni Flourens ou Blanqui, n’y ont apporté le dixième du sérieux qu’elles mettaient à s’entre-déchirer. Au fond, je n’aime pas, je n’ai jamais aimé, cette ville femelle qui prétend exiger si impérieusement qu’on l’aime et dont l’effervescence tient surtout à la mousse de champagne – symbole pour moi de ce qu’il y a de pire dans le faire-accroire racoleur du caractère français. C’est dommage pour elle, mais jamais – et pourtant l’occasion lui en a été donnée à plus d’une reprise – notre capitale n’a su figurer cet emblème de la résolution nationale qu’ont été le Moscou de 1812, le Londres de 1940, le Leningrad de 1941, le Varsovie de 1943 ; elle n’a été que le symbole, sublimé plutôt mal que bien, de nos déchirements. »

Julien Gracq, Carnets du grand chemin, Pléiade II, p. 1045

Geneviève Attila

Vous ne passerez pas !

Gracq pour les Grecs

14 mardi Juil 2015

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Commune de Paris, Julien Gracq

En attendant de continuer à dire le mal que je pense de L’hypothèse communiste de Badiou, je voudrais partager un texte qu’il m’a permis de découvrir : il s’agit d’un extrait des Lettrines où Julien Gracq commente L’insurgé de Jules Vallès.

« Marx a été indulgent pour l’état-major de la Commune, dont il avait parfaitement vu l’insuffisance. La révolution a aussi ses Trochu et ses Gamelin. La franchise de Vallès consterne, et ferait prendre en horreur cet état-major proclamationnaire, ces révolutionnaires de chand’vins sur le passage desquels crachaient, les derniers jours de la semaine sanglante, les barricadiers les Belleville. Il n’y a pas d’excuse à mener même le bon combat quand on le mène si légèrement.

Une espèce de nausée atroce monte à suivre la chienlit ubuesque et pathétique des dernières pages, où le malheureux délégué de la Commune, son écharpe qu’il n’ose plus montrer serrée sous le bras dans un journal, sorte d’irresponsable de quartier, de Charlot pétroleur sautillant entre les éclats d’obus, erre comme un chien perdu d’une barricade à l’autre, inapte à quoi que ce soit, rudoyé par les blousiers qui montrent les dents, distribuant à la diable des bons de harengs, des bons de cartouches et des bons d’incendie, et implorant de la foule hargneuse qui le serre de trop près, furieusement secouée dans le pétrin où il l’a mise, — piteusement, lamentablement — « Laissez-moi seul, je vous prie. j’ai besoin de penser tout seul ».

Dans son exil de courageux irresponsable, il a dû quelquefois se réveiller la nuit et entendre encore ces voix tout de même un peu sérieuses de gens qui vont se faire trouer la peau dans quelques minutes, et qui lui criaient si furieusement de la barricade: « Où sont les ordres? où est le plan? » »

Julien Gracq, Lettrines, Pléiade II, p. 205

L’homme de l’irréparable

06 lundi Juil 2015

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Julien Gracq, philosophie de l'histoire

« Quand le souvenir me ramène – en soulevant pour un moment le voile de cauchemar qui monte pour moi du rougeoiement de ma patrie détruite – à cette veille où tant de choses ont tenu en suspens, la fascination s’exerce encore de l’étonnante, de l’enivrante vitesse mentale qui semblait à ce moment pour moi brûler les secondes et les minutes, et la conviction toujours singulière pour un moment m’est rendue que la grâce m’a été dispensée  – ou plutôt sa caricature grimaçante – de pénétrer le secret des instants qui révèlent à eux-mêmes les grands inspirés. Encore aujourd’hui, lorsque je cherche dans ma détestable histoire, à défaut d’une justification que tout me refuse, au moins un prétexte à ennoblir un malheur exemplaire, l’idée m’effleure parfois que l’histoire d’un peuple est jalonnée ça et là comme de pierres noires par quelques figures d’ombre, vouée à une exécration particulière moins pour un excès dans la perfidie ou la trahison que par la faculté que le recul du temps semble leur donner, au contraire, de se fondre jusqu’à faire corps avec le malheur public ou l’acte irréparable qu’ils ont, semble-t-il, au delà de ce qui est donné d’ordinaire à l’homme, dans l’imagination de tous entièrement et pleinement assumé. Envers ces figures vêtues d’ombre, dont le temps, plus vite que pour d’autres érode puissamment les contours et les singularités personnelles, la violence universelle du reniement nous avertit qu’il participe – bien plus que du blâme civique incolore que dispensent sans chaleur les manuels d’histoire – du caractère lancinant du remords, et qu’il ravive la plaie ouverte d’une complicité intimement ressentie ; c’est que la source qui repousse vers les marges de l’histoire , où la lumière tombe plus obliquement, ces figures hantées, est celle d’un malade assiégé de mauvais songes qui ressent, non comme une froide obligation morale, mais comme la morsure d’une fièvre qui mange son sang, le besoin de se délivrer du mal. De tels hommes n’ont peut-être été coupables que d’une docilité particulière à ce que tout un peuple, blême après coup d’avoir abandonné  en eux sur le terrain l’arme du crime, refuse de s’avouer qu’il a un instant voulu à travers eux ; le recul spontané qui les isole dénonce moins leur infamie personnelle que la source multiforme de l’énergie qui les a transmués un instant en projectiles. Plus étroitement tissus à la substance même de tout un peuple  que s’ils en étaient l’ombre projetée, ils sont vraiment ses âmes damnées ; la terreur à demi religieuse qui les fait plus grands que nature tient à la révélation, dont ils sont le véhicule, qu’à chaque instant un condensateur peut intervenir à travers lequel des millions de désirs épars et inavoués s’objectivent monstrueusement en volonté. »

Julien Gracq, Le rivage des Syrtes
Pléiade, p. 729 – 730

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