
Extrait de la préface de Fumi Yosano à sa traduction de poèmes d’Izumi Shikibu
« Que signifie le poème dans cette aire privilégiée [la Cour impériale à l’époque Heian] ? Pourquoi cette femme envoie-t-elle des mots, pourquoi répond-elle ou ne répond-elle pas à ceux des autres? Nous sommes de toute évidence devant un fait littéraire, hautement reconnu par les contemporains de cette dame de la Cour impériale, qui la classe dans leurs anthologies parmi les grands poètes de leur époque. Même si la part de l’intime est très grande, cette poésie se conforme aux thèmes de la tradition, et respecte tout autant les conventions de la courtoisie en amour.
Ces conventions que sont elles? A la fois de protocole et de rhétorique, elles gouvernent l’univers de ces échanges. Un poème fut-il de pure politesse, aura droit à une réponse où sera repris un terme présent dans la première missive. Un homme quittant une femme selon l’usage avant que le jour ne se lève se doit de lui envoyer un poème, dit « du lendemain », exprimant le bonheur ou l’agrément qu’il a éprouvé à faire sa connaissance ou la douleur d’avoir du prendre congé d’elle, pour aller remplir ses fonctions du matin au palais.
[…] Le poème que l’homme envie à la femme dont il vient de prendre congé à l’aube est le kinuginu-no-fumi ou lettre du lendemain, lettre des vêtements qui se séparent. Envoyer ce poème fait partie de l’obligation sociale, de même que la réponse qui fait suite. »
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Pour ce qui est de la coutume du poème « du lendemain », je suppose qu’on pourrait faire valoir qu’elle a des équivalents contemporains avec les textos, mais j’avoue ma complète ignorance des usages en la matière. Quoiqu’il en soit, je doute un peu qu’on publie dans mille ans des anthologies des « textos du lendemain » du début du vingt-et-unième siècle.
Cet usage de poèmes dans la correspondance qui s’oppose au cantonnement de la poésie à des recueils ou des revues spécialisées m’intéresse particulièrement. J’avais déjà été frappé de découvrir les quatrains dont Emily Dickinson émaillait sa correspondance, mais il s’agissait là, si je me souviens bien, d’une idiosyncrasie plutôt que d’une coutume de son milieu. L’idée que que ce soit l’usage normal de correspondre en s’envoyant des poèmes a quelque chose de fascinant. Il me semble qu’elle devrait frapper tous ceux qui, comme moi, aiment lire de la poésie mais n’oseraient pas en écrire. En effet, elle implique qu’écrire des poèmes apparaisse comme quelque chose de parfaitement commun (dans un milieu social assez restreint certes) et non comme un signe de la naïveté ou de la prétention de l’auteur. Peut-être le sentiment qu’écrire de la poésie serait forcément prétendre rivaliser avec Rimbaud, Apollinaire, ou René Char (alors qu’on conçoit très bien que des gens pratiquent le football en amateur sans se prendre pour Messi ou Ronaldo) est il un sous-produit de ce que J-M Schaeffer dénonce sous le nom de théorie spéculative de l’art. D’un autre côté il me serait difficile d’abandonner l’idée, partie prenante de mon légitimisme culturel, qu’il y a des activités nobles auxquelles on manque de respect si on prétend s’y livrer sans faire preuve d’une maîtrise suffisante et ou sans viser à l’excellence. Il importe toutefois de relever, dans notre exemple japonais, l’usage coutumier du poème dans la correspondance n’était nullement incompatible avec la constitution d’anthologie de classiques.
Je suis porté à déplorer l’extinction de l’usage habituel de poèmes dans la correspondance et à promouvoir son rétablissement mais je présume qu’on pourrait me répondre que les conditions sociales et culturelles de cette coutume ne sont plus remplies. Parmi ces conditions il y a vraisemblablement l’existence d’une société de cour peu compatible avec nos idéaux démocratiques. Mais je me demande aussi dans quelle mesure la constitution d’un corpus de chefs d’œuvres reconnus ne finit pas par peser sur l’usage coutumier : pourquoi s’efforcer de dire à sa manière, dans le respect de certaines formes, ce qui y a déjà été parfaitement dit par d’autres?
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Pour finir je vous propose deux exemples de ces poèmes d’Izumi Shikibu adressés à un destinataire. Ces poèmes sont accompagnés d’une introduction (le kotoba-gaki), écrite par l’auteur ou un de ses exégètes historiques, expliquant au lecteur, qui n’est plus le destinataire, les circonstances d’écriture du poème.
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Mot que je fais porter à un homme qui ne vient pas , alors qu’il s’était fait espérer, et que j’attends.
La nuit s’écoule
Je veille
Ne seriez vous pas froid comme le givre
sur les plumes du canard sauvage
qui reste lui aussi éveillé?
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A un homme qui m’ayant promis de ne pas manquer de m’écrire un seul jour, et qui n’ayant pas donné de ses nouvelles un jour où je ne me sentais pas bien me fit envoyer un mot le lendemain, je répondis, en faisant mention à « Hier ».
C’est en pensant,
en pensant, si, il écrira
que ma vie aurait pu prendre fin hier
si je n’avais pu vivre
jusqu’aujourd’hui.