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Poursuivons l’exercice consistant à faire se rencontrer Gombrowicz et Adorno. Nos deux auteurs se croiseront, cette fois, d’encore plus loin que lors des deux premiers épisodes où j’avais rapproché leurs points de vue d’une part sur l’état de la culture après les traumatismes du XXe siècle et d’autre part sur l’existentialisme. En effet, si, dans l’extrait du Journal de Gombrowicz qu’on lira ci-dessous, il est bien question de retournement dialectique et d’Aufklärung, il faut reconnaître que le processus dont il est question n’a pas grand chose à voir avec ce qui fait l’objet de l’ouvrage de la Dialektik der Aufklärung d’Adorno et Horkheimer.
Pour faciliter la compréhension de l’extrait cité il faut donner un aperçu de son contexte : Gombrowicz commente un texte de Czesław Miłosz consacré à Stanislaw Brzozowski un essayiste polonais mort en 1911. Je ne connais de ce texte que ce qu’en dit Gombrowicz. L’essentiel me semble synthétisé par le passage suivant :
« Milosz prend le parti de Brzozowski, Milosz veut que l’intelligentsia rattrape l’Occident. Il illustre l’élan de la Pologne d’après-guerre vers « l’européanisme » et la « modernité ». »
Witold Gombrowicz, Journal II, Folio, p. 279
Auquel succède la définition par Gombrowicz de sa propre position :
« Eh bien moi, gentilhomme et hobereau, noble seigneur d’une autre époque , j’étends la main et je dis :
– Doucement ! Vous vous trompez de chemin ! Au diable tout cela ! ça ne vous servira de rien ! »
C’est pour étayer cette position de défiance envers l’enthousiasme modernisateur que Gombrowicz s’attache à mettre en lumière un retournement dialectique du mouvement de l’Aufklärung. Cependant, il ne s’agit pas ici, comme chez Adorno et Horkheimer, d’un renversement de l’émancipation en domination mais plutôt d’un renversement de l’intelligence en bêtise.
« Seulement voilà… il y a cette fatale dialectique de l’histoire… aujourd’hui, à mon avis, cette période [Gombrowicz fait référence à l’élargissement intellectuel qu’ont représenté le marxisme et l’existentialisme au sortir la deuxième guerre mondiale] s’achève tandis que s’annonce le temps de la Grande Déception. Nous nous sommes aperçu, certes, que l’ancienne bêtise avait disparu, mais pour laisser la place à une nouvelle — engendrée justement par l’intellect, son sous-produit, hélas, la bêtise intellectuelle…
Milosz reconnaîtrait avec moi, je suppose, que le hobereau de Brzozowski était moins exposé à la bêtise que les hommes d’aujourd’hui. La vision du monde que l’on avait alors reposait sur l’autorité, principalement celle de l’Église, le hobereau allait à la messe le dimanche et les autres jours de la semaine il se livrait à des méditations innocentes : valait-il mieux, par exemple, semer de l’avoine ou du trèfle? Ceux mêmes qui bénéficiaient d’une vie intellectuelle plus riche ne se mettaient pas à philosopher, la philosophie se faisait en marge, c’était quelque chose d’important peut-être mais de lointain. Aujourd’hui chacun de nous doit penser le monde et la vie pour son propre compte car les autorités ont fait long feu. Ajoutons que l’intelligence est caractérisée par une naïveté inouïe, une étrange jeunesse l’anime, ce n’est pas pour rien qu’elle est une des plus récentes réalisations de l’humanité, la plus jeune sans doute… ces intellectuels pleins de fougue ont donc ordonné : pense par toi-même, avec ta propre cervelle, ne fais confiance à personne sans avoir vérifié — et comme si ce n’était pas suffisant, ils ont donné pour consigne de « vivre sa pensée ». Une paille ! Non seulement je dois penser, mais en plus prendre ma pensée au sérieux et la nourrir de mon propre sang ! Les résultats monstrueux ne se sont pas fait attendre. Les penseurs fondamentaux, remontant aux sources pour se reconstruire des mondes à eux, sont devenus légion ; la philosophie est devenue obligatoire. Pourtant l’accès à la pensée la plus élevée, la plus approfondie, illustrée par quelques grands noms, n’est pas chose facile : et voilà que nous nous sommes enlisés dans le marécage affreux d’une pensée approximative, caractérisée par une incapacité généralisée à assimiler, dans la bourbe et la boue d’une demi-profondeur.
Mais oui, très sympathique Milosz, ce qui se passe de nos jours en matière d’intellect et d’intellectuels est tout simplement un scandale — et une mystification, une des plus grandioses de l’histoire. L’intellect a longtemps servi à « démystifier », jusqu’au moment où il est devenu lui-même l’instrument d’un monstrueux mensonge. Le savoir et la vérité ont depuis longtemps déjà cessé d’être le souci principal de l’intellectuel — remplacés tout simplement par celui de ne pas laisser voir qu’on ne sait pas. L’intellectuel, qui étouffe sous le poids des connaissances qu’il n’a pas assimilées, biaise comme il peut pour ne pas se laisser attraper. Quelles précautions prend-il ? Formuler les choses astucieusement pour ne pas se laisser coincer sur des mots. Ne pas pointer son nez au-delà de ce qu’il maîtrise plus ou moins. Employer des notions sans développer, comme si elles étaient connues de tous mais en fait pour ne pas trahir sa propre ignorance. Laisser entendre qu’il sait. On a vu naître un art particulier : celui de s’escrimer habilement avec des idées qu’on ne possède pas, en faisant mine d’avoir des bases solides. Une façon particulière de citer et de faire usage des noms. »
ibid. p. 276 – 278