• À propos

Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

Pater Taciturnus

Archives de Tag: hasard

Hasard et génie : Diderot vs Helvétius

30 mardi Nov 2021

Posted by patertaciturnus in Lectures

≈ 2 Commentaires

Étiquettes

Denis Diderot, génie, hasard, Helvétius, Jean-Jacques Rousseau

« Le génie, selon nous, ne peut être que le produit d’une attention forte et concentrée dans un art ou une science. Mais à quoi rapporter cette attention ? au goût vif qu’on se sent pour cet art ou cette science. Or ce goût n’est pas un pur don de la nature. Naît-on sans idées ? on naît aussi sans goût. On peut donc les regarder comme des acquisitions dues aux positions où l’on se trouve. Le génie est donc le produit éloigné d’évènements ou de hasards à-peu-près pareils à ceux que j’ai déjà cités.

M. Rousseau n’est pas de cet avis. Lui-même cependant est un exemple du pouvoir du hasard.

En entrant dans le monde la fortune l’attache à la suite d’un ambassadeur. Une tracasserie avec ce ministre lui fait abandonner la carrière politique et suivre celle des arts et des sciences ; il a le choix entre l’éloquence et la musique. Également propre à réussir dans ces deux arts, son goût est quelque temps incertain ; un enchaînement particulier de circonstances lui fait enfin préférer l’éloquence : un enchaînement d’une autre espèce eût pu en faire un musicien. Qui sait si les faveurs d’une belle cantatrice n’eussent pas produit en lui cet effet ? Nul ne peut du moins assurer que du Platon de la France l’amour alors n’en eût pas fait l’Orphée. Mais quel accident particulier fit entrer M. Rousseau dans la carrière de l’éloquence ? C’est son secret ; je l’ignore. Tout ce que je puis dire, c’est qu’en ce genre son premier succès suffisait pour fixer son choix.

L’académie de Dijon avait proposé un prix d’éloquence. Le sujet était bizarre ; il s’agissait de savoir si les sciences étaient plus nuisibles qu’utiles à la société. La seule manière piquante de traiter cette question, c’était de prendre parti contre les sciences. M. Rousseau le sentit. Il fit sur ce plan un discours éloquent qui méritait de grands éloges et qui les obtint. Ce succès fit époque dans sa vie. De là sa gloire, ses infortunes, et ses paradoxes.

Frappé des beautés de son propre discours, les maximes de l’orateur deviennent bientôt celles du philosophe ; et, de ce moment, livré à l’amour du paradoxe, rien ne lui coûte. Faut-il pour défendre son opinion soutenir que l’homme absolument brute, l’homme sans art, sans industrie, et inférieur à tout sauvage connu, est cependant et plus vertueux et plus heureux que le citoyen policé de Londres et d’Amsterdam ? Il le soutient.

Dupe de sa propre éloquence, content du titre d’orateur, il renonce à celui de philosophe, et ses erreurs deviennent les conséquences de son premier succès. De moindres causes ont souvent produit de plus grands effets. Aigri ensuite par la contradiction, ou peut-être trop amoureux de la singularité, M. Rousseau quitte Paris et ses amis. Il se retire à Montmorency. Il y compose, y publie sont Emile, y est poursuivi par l’envie, l’ignorance et l’hypocrisie. Estimé de toute l’Europe pour son éloquence, il est persécuté en France. On lui applique ce passage : Cruciatur ubi est, laudatur ubi non est. Obligé enfin de se retirer en Suisse, de plus en plus irrité contre la persécution, il y écrit la fameuse lettre adressée à l’archevêque de Paris : et c’est ainsi que toutes les idées d’un homme, toute sa gloire et ses infortunes, se trouvent souvent enchaînées par le pouvoir invisible d’un premier évènement. M. Rousseau, ainsi qu’une infinité d’hommes illustres, peut donc être regardé comme un des chefs-d’œuvre du hasard. »

Helvétius, De l’homme, Section I, chapitre VIII

*

« Vous parlez de Rousseau et de l’accident particulier de sa visite au château de Vincennes. J’y étais. Il vint m’y voir en effet et me consulter sur le parti qu’il prendrait dans la question posée par l’Académie de Dijon : Si les sciences étaient plus nuisibles qu’utiles à la société. — « Il n’y a pas à balancer, lui dis–je, vous prendrez le parti que personne ne prendra. — Vous avez raison, » me répondit–il, et il travailla en conséquence. Changez les rôles. C’est Rousseau qui est à Vincennes. J’arrive. La question qu’il me fit, c’est moi qui la lui fais ; il me répond comme je lui répondis. Et vous croyez que j’aurais passé trois ou quatre mois à étayer de sophismes un mauvais paradoxe ? que j’aurais donné à ces sophismes–là toute la couleur qu’il leur donna ? et qu’ensuite je me serais fait un système philosophique de ce qui n’avait été d’abord qu’un jeu d’esprit ? Credat judœus Apella, non ego. Rousseau fit ce qu’il devait faire, parce qu’il était lui. Je n’aurais rien fait ou j’aurais fait toute autre chose, parce que j’aurais été moi. — Oui, monsieur Helvétius, on vous objectera que de pareils hasards ne produisent de pareils effets que sur des hommes organisés d’une certaine manière, et vous ne répondrez rien qui vaille à cette objection.il en est de ces hasards comme de l’étincelle qui enflamme un tonneau d’eau–de–vie ou qui s’éteint dans un baquet d’eau. Vous dites que le génie est le produit du hasard. Je me rongerais les doigts jusqu’au sang que le génie ne me viendrait pas. J’ai beau rêver à tous les hasards heureux qui pourraient me le donner, je n’en devine aucun… L’homme de génie par modestie, le sot par sottise, le méchant pour se tromper lui–même, veulent presque toujours retrouver à l’origine des événements qui l’ont mené soit au bonheur, soit au malheur, soit à l’illustration, soit à l’obscurité, quelque circonstance frivole à laquelle ils rapportent toute leur destinée. Mais, sot, sois bien assuré qu’abstraction faite de cette circonstance, tu serais resté sot toute ta vie et tu serais seulement arrivé au mépris par un autre chemin. Mais, méchant, ne doute pas que, même sans cet incident, que tu charges d’imprécations, tu ne fusses tombé dans le malheur de quelqu’autre côté. Et toi, homme de génie, tu t’ignores, si tu penses que c’est le hasard qui t’a fait ; tout son mérite est de t’avoir produit : il a tiré le rideau qui te dérobait, à toi–même et aux autres, le chef–d’œuvre de la nature. »

Denis Diderot, Réfutation d’Helvétius

Divergence sur les coquilles

31 jeudi Jan 2019

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

≈ Poster un commentaire

Étiquettes

coquilles, hasard, Karl Kraus, Kierkegaard

« Si, dans une phrase, il est resté une coquille et qu’elle donne malgré tout un sens, la phrase n’était pas une pensée. »

Karl Kraus, Pro domo et mundo, p.96

« On jette négligemment sur le papier ses propres pensées, on les fait imprimer et plus tard, en corrigeant les épreuves successives, des idées excellentes en nombre, une à une , surgissent à l’esprit. Prenez courage, vous qui n’avez pas encore osé faire imprimer, les fautes d’impression mêmes ne sont pas à dédaigner, et avoir de l’esprit grâce à des coquilles est encore une façon décente d’être spirituel. »

S. Kierkegaard, Diapsalmata, in Ou bien … ou bien …, Tel gallimard, p.18

Archives

  • janvier 2023 (10)
  • décembre 2022 (6)
  • novembre 2022 (7)
  • octobre 2022 (6)
  • septembre 2022 (15)
  • août 2022 (24)
  • juillet 2022 (28)
  • juin 2022 (19)
  • mai 2022 (20)
  • avril 2022 (23)
  • mars 2022 (27)
  • février 2022 (29)
  • janvier 2022 (31)
  • décembre 2021 (25)
  • novembre 2021 (21)
  • octobre 2021 (26)
  • septembre 2021 (30)
  • août 2021 (24)
  • juillet 2021 (28)
  • juin 2021 (24)
  • mai 2021 (31)
  • avril 2021 (16)
  • mars 2021 (7)
  • février 2021 (6)
  • janvier 2021 (13)
  • décembre 2020 (11)
  • novembre 2020 (3)
  • octobre 2020 (3)
  • septembre 2020 (9)
  • août 2020 (18)
  • juillet 2020 (16)
  • juin 2020 (8)
  • mai 2020 (20)
  • avril 2020 (8)
  • mars 2020 (11)
  • février 2020 (18)
  • janvier 2020 (26)
  • décembre 2019 (21)
  • novembre 2019 (25)
  • octobre 2019 (26)
  • septembre 2019 (31)
  • août 2019 (27)
  • juillet 2019 (23)
  • juin 2019 (22)
  • mai 2019 (22)
  • avril 2019 (27)
  • mars 2019 (27)
  • février 2019 (24)
  • janvier 2019 (32)
  • décembre 2018 (13)
  • novembre 2018 (9)
  • octobre 2018 (12)
  • septembre 2018 (9)
  • août 2018 (13)
  • juillet 2018 (9)
  • juin 2018 (8)
  • mai 2018 (21)
  • avril 2018 (25)
  • mars 2018 (26)
  • février 2018 (22)
  • janvier 2018 (27)
  • décembre 2017 (24)
  • novembre 2017 (16)
  • octobre 2017 (19)
  • septembre 2017 (18)
  • août 2017 (21)
  • juillet 2017 (18)
  • juin 2017 (21)
  • mai 2017 (14)
  • avril 2017 (22)
  • mars 2017 (30)
  • février 2017 (12)
  • janvier 2017 (13)
  • décembre 2016 (14)
  • novembre 2016 (15)
  • octobre 2016 (22)
  • septembre 2016 (16)
  • août 2016 (24)
  • juillet 2016 (19)
  • juin 2016 (16)
  • mai 2016 (20)
  • avril 2016 (10)
  • mars 2016 (30)
  • février 2016 (28)
  • janvier 2016 (32)
  • décembre 2015 (27)
  • novembre 2015 (28)
  • octobre 2015 (31)
  • septembre 2015 (30)
  • août 2015 (33)
  • juillet 2015 (32)
  • juin 2015 (33)
  • mai 2015 (34)
  • avril 2015 (31)
  • mars 2015 (35)
  • février 2015 (32)
  • janvier 2015 (33)
  • décembre 2014 (37)
  • novembre 2014 (33)
  • octobre 2014 (33)
  • septembre 2014 (33)
  • août 2014 (33)
  • juillet 2014 (33)
  • juin 2014 (35)
  • mai 2014 (35)
  • avril 2014 (35)
  • mars 2014 (35)
  • février 2014 (30)
  • janvier 2014 (40)

Catégories

  • 7e art
  • Célébrations
  • Choses vues ou entendues
    • confession
    • Mon métier ma passion
  • Divers vers
  • Fantaisie
    • devinette
    • Philémon et Anatole
    • Taciturnus toujours au top
    • Tentatives de dialogues
  • Food for thought
    • Aphorisme du jour
    • Pessoa est grand
  • Insatiable quête de savoir
    • Il suffirait de quelques liens
  • Lectures
  • Mysticismes
  • Non classé
  • Paroles et musiques
    • Au chant de l'alouette
    • Berceuse du mardi
    • Bienvenue aux visiteurs
  • Père castor
  • Perplexités et ratiocinations
  • SIWOTI or elsewhere

Tags

Abel Bonnard alouette amitié amour art Auguste Comte Benjamin Fondane Bertrand Russell bonheur Cesare Pavese correspondance culture Dieu Djalâl ad-Dîn Rûmî Dostoievski Edmond Jabès Elias Canetti Emily Dickinson enseigner et apprendre esthétique Fernando Pessoa Friedrich von Schiller féminisme Gabriel Yacoub Goethe Hegel Hugo von Hofmannstahl humiliation Hâfez de Chiraz Ito Naga Jean-Jacques Rousseau Joseph Joubert Karen Blixen Karl Kraus Kierkegaard Kobayashi Issa Lichtenberg lune Malek Haddad Marina Tsvetaieva Marshall Sahlins mort Mário de Sá-Carneiro Nietzsche Nâzım Hikmet Omar Khayyâm Paul Eluard Paul Valéry perfection et imperfection Philippe Jaccottet philosophie Pier Paolo Pasolini Pierre Reverdy poésie profondeur racisme Ramón Gómez de la Serna Reiner Kunze religion rêve Simone Weil solitude souffrance Stefan George stoïcisme stupidité travail universalisme Urabe Kenkô utilitarisme vertu vie vérité Witold Gombrowicz éthique et esthétique

Créez un site Web ou un blog gratuitement sur WordPress.com.

Confidentialité & Cookies : Ce site utilise des cookies. En continuant à utiliser ce site, vous acceptez leur utilisation.
Pour en savoir davantage, y compris comment contrôler les cookies, voir : Politique relative aux cookies
  • Suivre Abonné∙e
    • Pater Taciturnus
    • Rejoignez 67 autres abonnés
    • Vous disposez déjà dʼun compte WordPress ? Connectez-vous maintenant.
    • Pater Taciturnus
    • Personnaliser
    • Suivre Abonné∙e
    • S’inscrire
    • Connexion
    • Signaler ce contenu
    • Voir le site dans le Lecteur
    • Gérer les abonnements
    • Réduire cette barre