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« La connaissance commence avec l’observation ; nos sens nous renseignent sur ce qui existe en dehors de notre corps, mais nous ne nous satisfaisons pas de ce que nous observons ; nous voulons connaître davantage et nous informer sur les choses que nous n’observons pas directement. Nous atteignons cet objectif au moyen d’opérations de la pensée qui relient les données de l’observation et les expliquent par des choses non observées. On applique ces procédés dans la vie de tous les jours aussi bien que dans la science.
C’est ce qui nous permet de juger d’après des flaques d’eau sur la route qu’il vient de pleuvoir ; de même le physicien conclut d’après la déviation de l’aiguille magnétique à l’existence d’une entité invisible : l’électricité ; le médecin, d’après les symptômes d’une maladie, à l’existence de bactéries dans le sang du malade.
Cette inférence peut sembler banale ; cependant, si on l’approfondit, sa structure se révèle des plus compliquées, et il est nécessaire d’en étudier de près la nature si l’on veut comprendre la signification des théories physiques.
Vous dites que, pendant que vous êtes à votre bureau, votre maison reste à sa place, inchangée. Comment le savez vous ? Vous pourriez, dites-vous vérifier votre affirmation en rentrant chez vous, ou en téléphonant à votre concierge. Qu’est que cela prouve, sinon que la maison est là quand il y a un observateur humain. Mais qu’est qui nous permet d’affirmer qu’elle existe quand elle n’est pas observée, puisque, par définition, les objets non observés n’ont jamais été observés.
A la théorie d’un sophiste qui soutient que les maisons non observées n’existent pas, que c’est l’observation qui crée la maison, vous ne pouvez opposer que les arguments du bon sens.
Or, le sens commun peut être un bon instrument pour résoudre les questions de la vie quotidienne ; mais il est insuffisant quand la recherche scientifique a atteint un certain degré de complication. La science exige une réinterprétation de la connaissance de la vie quotidienne, parce que la connaissance, qu’elle concerne les objets concrets ou les constructions de la pensée scientifique, est, en dernière analyse, de la même nature.
Nous devons considérer nos jugements sur les objets non-observés, non comme des propositions vérifiables mais comme des conventions dont nous nous servons à cause de la grande simplification de langage. Ce que nous savons c’est que si cette convention est adoptée, on peut la mener à bien sans contradictions ; que si nous admettons que les objets non-observés sont identiques aux objets observés, nous arrivons à un système de lois physiques qui valent à la fois pour les objets observés et non-observés. La dernière proposition qui est un jugement conditionnel est une question de fait et dont on peut vérifier la véracité. Cela prouve que notre langage habituel concernant les objets non-observés est un langage admissible.
La nature ne nous dicte pas une description spécifique, la vérité n’est pas limitée à un seul langage. Nous pouvons mesurer les maisons en pieds ou en mètres, les températures en Fahrenheit ou en centigrades, et nous pouvons décrire le monde physique par une géométrie euclidienne ou non-euclidienne comme on l’a montré au chapitre II, 2e partie. Nous parlons des langages différents quand nous employons des systèmes de mesure ou de géométrie différents, mais nous disons la même chose. Il y a beaucoup de moyens d’exprimer la vérité, ils sont tous équivalents, au sens logique. Il y a aussi beaucoup de manières de dire une chose fausse : par exemple, il est faux de dire que la glace fond à 32 degrés quand on emploie l’échelle centigrade. Notre philosophie n’efface donc pas la différence entre vérité et erreur. Mais ce serait faire preuve de courte vue que de négliger la pluralité des moyens d’expression. La réalité physique admet une série de descriptions équivalentes ; nous en choisissons une pour plus de commodité et ce choix ne repose que sur une convention, c’est-à-dire sur une décision arbitraire. Par exemple le système décimal fournit un type de mesure plus commode que d’autres systèmes. Quand nous parlons d’objets non-observés, le langage le plus commode est celui choisi par le sens commun, selon lequel les objets non-observés et leur comportement ne différent pas des objets observés et de leur comportement. Mais ce langage est basé sur une convention.
La théorie des descriptions équivalentes a le mérite de nous permettre d’exprimer certaines vérités que le langage du bon sens ne peut pas formuler. Je fais allusion à la vérité formulée plus haut par un énoncé conditionnel. Il est vrai que si nous admettons que les objets non-observés sont identiques aux objets observés, nous échappons aux contradictions ou, en d’autres termes, que parmi les descriptions admissibles du monde physique il y en a une où les objets non-observés sont sur le même pied que les objets observés. Appelons cette description le système normal. C’est une vérité d’importance primordiale que le monde physique admette un système normal de description. Nous avons toujours tenu cette vérité pour acquise ; nous ne la formulions même pas, et ne savions pas, par conséquent, que c’était une vérité. Nous ne voyions là aucun problème, comme celui qui ne voit pas de problème dans la chute des corps sur la terre, parce que cette observation est une expérience trop générale. Mais la mécanique scientifique a commencé avec la formulation de la loi de la chute des corps. De même, la compréhension scientifique du problème des objets non-observés commence avec l’affirmation qu’une description d’objets non-observés par un système normal est possible.
Comment savons-nous que c’est possible ? Tout ce que nous pouvons dire, c’est que les expériences de générations humaines l’ont prouvé. Nous ne devons pas croire cependant que cette possibilité peut être prouvée par des lois logiques. C’est un fait heureux que notre monde puisse être décrit assez simplement pour qu’aucune différence entre objets observés et non-observés n’en résulte. C’est tout ce que nous pouvons soutenir.
Tout comme dans la vie quotidienne, il y a des choses observables et d’autres non observables dans le monde de l’atome. Ce que l’en peut observer ce sont des collisions entre deux particules ou entre une particule et un rayon de lumière ; le physicien a inventé des instruments ingénieux qui enregistrent chaque collision individuelle. Ce qui ne peut être observé, c’est ce qui se passe entre deux collisions, ou sur le chemin de la source de rayonnement jusqu’à une collision. Ces évènements sont, par conséquent, les objets non-observables du monde quantique.
Mais pourquoi ne peuvent-ils pas être matière à observation ? Pourquoi ne pouvons-nous pas employer un super microscope et observer les particules en marche ? Le malheur est que, pour voir une particule, il faut l’éclairer et l’illumination d’une particule est quelque chose de très différent de l’illumination d’une maison. Un rayon de lumière tombant sur une particule la pousse hors de sa route ; ce que nous observons, c’est donc une collision et non une particule cheminant paisiblement. Imaginez que vous vouliez observer, dans la salle obscure d’un jeu de boules, une boule qui poursuit tranquillement son chemin ; que vous donniez de la lumière et qu’au moment même où la lumière touche la boule elle la projette hors de sa route. Où était la boule avant qu’on allume la lumière ? Vous êtes incapable de le dire. Heureusement notre exemple n’est pas valable pour les boules du jeu de boules ; elles sont si grosses que le choc d’un rayon de lumière ne les dérange pas sensiblement. Il en va tout autrement pour les électrons et les autres particules de matière. Quand vous les observez vous êtes obligés de les déranger; et par conséquent vous ne savez pas ce qu’ils faisaient avant d’être observés.
L’observation peut causer quelque perturbation même dans le monde macroscopique. Quand un car de police se déplace au milieu du trafic d’un boulevard, ceux qui l’occupent voient les voitures environnantes se déplacer lentement en se conformant aux limites de vitesse. Si l’agent de police ne revêtait pas quelquefois des vêtements civils et ne conduisait pas une voiture ordinaire, il conclurait que toutes les voitures, en tout temps, conduisent à cette allure raisonnable. Quand nous nous occupons d’électrons nous ne pouvons pus revêtir de vêtements civils quand nous les observons, nous les troublons toujours dans leur mouvement.
Vous pouvez répondre : il est peut-être vrai que nous ne pouvons observer comment une particule non-observée se meut sur sa route, mais ne pouvons-nous pas calculer à l’aide d’inférences scientifiques, ce qu’elles font quand nous ne les regardons pas ? Cette question nous ramène à l’analyse que nous avons faite des objets non-observés. Nous avons vu que nous pouvions en parler de diverses manières, qu’il y a une série de descriptions équivalentes, et que nous choisissons de préférence un système normal pour notre description, c’est-à-dire un système où les objets non-observés ne diffèrent pas des objets observés. Mais notre discussion sur l’observation des particules a montré que pour les particules, nous ne disposons pas d’un système normal. L’observateur des électrons crée ce qu’il voit ; parce que voir des électrons signifie créer des collisions avec les rayons lumineux. »
Hans REICHENBACH, L’avènement de la philosophie scientifique
Flammarion 1955, p. 154 – 158