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« Un homme de qualité ne fait point montre de goûts exclusifs, et, jusqu’en ses plaisirs apporte quelque détachement. Ce sont rustres qui prennent tout plaisir lourdement. Ils se frayent un passage et se plantent devant les arbre fleuris ; ils les regardent de tous leurs yeux, boivent du saké enchaînent des vers, et, pour finir, dans leur grossièreté ils cassent et emportent de grosses branches. Ils trempent mains et pieds dans les sources, piétinent dans la neige pour y laisser des traces, et ainsi de tout. Il n’est rien qu’ils ne puissent admirer de loin. »
Urabe Kenkô, Les heures oisives, CXXXVII
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Ce texte fait suite à un passage particulièrement remarquable que j’ai déjà cité. C’est le rituel du hanami qui est ici pris pour exemple, mais le thème est ensuite plus longuement développé avec l’exemple de la fête Aoi Matsuri. Comme j’avais la flemme de recopier un extrait plus long je ne voulais pas abuser du droit de citation, je vous invite à passer à l’offre premium et à acheter ce livre pour en savoir plus.
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On transposerait sans peine ce propos du XIVe siècle dans le monde contemporain : le rustre d’aujourd’hui c’est le touriste (je parle évidemment des autres quand ils font du tourisme, ni vous, ni moi ne nous conduisons ainsi bien entendu). Ceux qui seraient tentés de conclure de ce texte que le tourisme de masse n’a rien inventé en terme de rustrerie devront cependant concéder que les séances de photos (avec éventuellement les mises en scènes de l’ego en cariatide) remplacent avantageusement les déclamations de poèmes.
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Que ceux que le snobisme et le mépris des manières du peuple révulsent se rassurent, il est possible de donner une dignité philosophique au désir, dénoncé à la fin du texte, de laisser sa marque dans le spectacle. Il suffira de rapprocher les traces dans la neige déplorées par Kenkô, des ronds dans l’eau évoqués par Hegel dans un passage fameux de l’Esthétique :
« L’homme obtient cette conscience de soi-même de deux manières différentes: premièrement de manière théorique, dans la mesure où il est nécessairement amené à se rendre intérieurement conscient à lui-même, où il lui faut contempler et se représenter ce qui s’agite dans la poitrine humaine, […] Deuxièmement, l’homme devient pour soi par son activité pratique, dès lors qu’il est instinctivement porté à se produire lui-même au jour tout comme à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement et s’offre à lui extérieurement. Il accomplit cette fin en transformant les choses extérieures, auxquelles il appose le sceau de son intériorité et dans lesquelles il retrouve dès lors ses propres déterminations. L’homme agit ainsi pour enlever, en tant que sujet libre, son âpre étrangeté au monde extérieur et ne jouir dans la figure des choses que d’une réalité extérieure de soi-même. La première pulsion de l’enfant porte déjà en elle cette transformation pratique des choses extérieures; le petit garçon qui jette des cailloux dans la rivière et regarde les ronds formés à la surface de l’eau admire en eux une œuvre, qui lui donne à voir ce qui est sien. Ce besoin passe par les manifestations les plus variées et les figures les plus diverses avant d’aboutir à ce mode de production de soi-même dans les choses extérieures tel qu’il se manifeste dans l’œuvre d’art’. »
trad. J.P. Lefebvre
Si vous n’êtes pas convaincu que laisser des marques dans la neige relève du même besoin que la création artistique je vous suggère de (re)lire ceci.