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« Il ne faut jamais oublier que dire à une autre personne des vérités sur ce qu’elle est, c’est le traitement le plus cruel que nous puissions lui infliger, et le moins douteux des actes de guerre. »
Abel Bonnard, Savoir aimer
21 vendredi Mai 2021
Posted Aphorisme du jour
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« Il ne faut jamais oublier que dire à une autre personne des vérités sur ce qu’elle est, c’est le traitement le plus cruel que nous puissions lui infliger, et le moins douteux des actes de guerre. »
Abel Bonnard, Savoir aimer
15 dimanche Mai 2016
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J’ai évoqué hier, à propos de l’utilitarisme, un problème qui pourrait être examiné à propos d’autres options de philosophie morale. On peut se demander quelles sont les philosophies morales qui pourraient justifier une forme d’hypocrisie face à un public qui ne leur est pas acquis. Par exemple, je vois mal par quel artifice la déontologie kantienne pourrait recommander le genre de simulation qui est concevable dans l’utilitarisme. Je voudrais, aujourd’hui, essayer d’y voir plus clair sur ce qu’il en est de ce problème pour le stoïcisme.
Il y a un passage du Manuel d’Epictète que je rumine depuis un certain temps car il semble recommander un comportement qu’on peut juger hypocrite :
« Lorsque tu vois un homme qui gémit dans le deuil, soit parce que son fils est absent, soit parce qu’il a perdu ce qu’il possédait, prends garde de te laisser emporter par l’idée que les maux dont il souffre lui viennent du dehors. Mais sois prêt à dire aussitôt : « Ce qui l’afflige ce n’est point ce qui arrive, car un autre n’en est pas affligé; mais c’est le jugement qu’il porte sur cet événement. » N’hésite donc pas, même par la parole, à lui témoigner de la sympathie, et même, si l’occasion s’en présente, à gémir avec lui. Mais néanmoins prends garde de ne point aussi gémir du fond de l’âme.«
Manuel §. XVI
On peut d’abord noter que l’aspirant stoïcien est confronté au problème de l’hypocrisie parce que son compagnon ne fait pas preuve lui-même de stoïcisme. Mais pourquoi aller gémir avec lui plutôt que de veiller, à distance, à préserver sa propre paix intérieure? A quel impératif du stoïcisme correspond cette conduite ?Il ne s’agit pas de préserver son image aux yeux de l’autre, d’éviter de passer pour un sans-coeur. En effet le Manuel recommande à diverses reprises à l’aspirant stoïcien de ne pas se laisser détourner de la voie de la sagesse en se souciant de ce que les non-stoïciens diront de lui :
« Si tu veux progresser, résigne-toi, quant aux choses extérieures, à passer pour un insensé et un sot. »
§. XIII
« Si tu désire être philosophe, prépare-toi dès lors à être ridiculisé et raillé par la foule … »
§. XXII
Si le stoïcien ne doit pas hésiter à gémir « extérieurement », ce n’est donc pas pour préserver sa sérénité en dissimulant son stoïcisme. C’est en tant que moyens de remplir ses devoirs sociaux que ces gémissements se justifient (pour autant qu’ils n’engagent pas le « fond de l’âme »). Soit, dira-t-on, le stoïcien pour vivre conformément à sa nature d’homme doit remplir des devoirs de soutien envers les autres, mais pourquoi la conciliation de l’accomplissement des devoirs sociaux et de la préservation de la tranquillité de l’homme devrait-elle prendre la forme de ces gémissements « feints ». Le stoïcien ne rendrait-il pas meilleur service à ce voisin dans le deuil en allant lui prodiguer une leçon de stoïcisme, par exemple en allant lui expliquer que « ce qui trouble les hommes ce ne sont pas les choses mais les jugements qu’ils portent sur elles » ? Aller gémir avec l’autre, c’est faire ce que celui-ci attend, mais est-ce bien remplir son devoir envers l’autre que de faire ce qu’il attend lorsque cette attente témoigne de son « déficit de stoïcisme »? Le problème est ici de savoir comment le stoïcien pourra être l’ami d’un non-stoïcien sans que cela compromette son stoïcisme. Le chapitre XXIV du Manuel est d’ailleurs pour une large part consacré à répondre à l’objection que l’engagement dans la voie stoïcienne rendrait incapable de remplir ses devoirs d’amis ou de citoyens dans un monde ou tous ne sont pas stoïciens :
2. – Mais tes amis resteront sans secours ! – Qu’appelles-tu sans secours ? – Tu ne leur donneras pas de l’argent, tu ne les feras pas citoyens romains – Mais qui donc t’a dit que ce sont la des choses qui dépendent de nous, et qui ne nous sont pas des choses étrangères ? Qui peut donner à un autre ce qu’il n’a pas lui-même ? – Acquiers donc, dira l’un d’eux, pour que nous ayons.
3.- Si je puis acquérir en me conservant modeste sur, magnanime, montre-moi le chemin, et j’acquerrai. Mais si vous trouvez bon que je perde les biens qui me sont propres pour que vous obteniez ce qui n’est pas un bien, voyez a quel point vous êtes iniques et déraisonnable ! Que préférez-vous donc ? L’argent ou un ami sûr et modeste ? Aidez-moi plutôt a acquérir ces biens, et ne trouvez plus bon que je me livre à des actes qui me les fassent perdre.
4.- « Mais ma patrie, dira quelqu’un, autant qu’il est en moi, je ne lui viendrai point en aide.» Encore une fois, quelle est cette aide ? Elle ne te devra ni portique, ni bains. Et qu’est-ce que cela ? Ce ne sont pas les forgerons qui lui donnent des chaussures, ni les cordonniers, des armes ; il suffit que chacun accomplisse sa tâche. Mais, si tu lui fournissais quelque autre citoyen modeste et sûr, ne lui rendrais-tu aucun service. _ Oui – Eh bien alors ! Toi aussi, tu ne lui seras pas inutile.
La réponse du chapitre XXIV et celles du chapitre XVI sont elles cohérentes ? On peut avoir l’impression que le comportement recommandé au chapitre XVI (aller gémir « extérieurement » avec l’autre sans lui servir une leçon de stoïcisme) transige davantage que celui recommandé au chapitre XXIV (où l’on explique à l' »ami » qui vous demande de l’aider à s’enrichir, qu’il vaut mieux avoir un ami stoïcien que de l’argent !). En réalité il me semble qu’il n’y a pas de contradiction entre une hypocrisie du chapitre XVI et une franchise du chapitre XXIV ; les deux comportements sont justifiables à partir des mêmes principes mais ceux-ci sont appliqués différemment en fonction de l’appréciation de la situation. L’attitude recommandée au chapitre XVI peut se justifier en arguant qu’une leçon de stoïcisme administrée dans ces circonstances ne serait de toutes façons pas audibles, que le mieux qu’il y ait à faire dans un premier temps est de gémir, quitte à réserver les belles paroles pour un moment plus propice. On a vu hier dans l’utilitarisme, un équivalent de ce moment d’appréciation de la situation : l’utilitariste devait apprécier les conséquences sur le bonheur général de ses louanges et de ses blâmes en tenant compte de la « maturité » de son public pour décider s’il devait assumer publiquement son utilitarisme.
Comme j’ai développé cette interprétation sans prendre le temps de faire les lectures nécessaires sur le concept de parrhèsia, il est possible que j’ai dit beaucoup de bêtises. Si la marge d’appréciation que j’ai supposée est bien reconnue par les stoïciens (du moins par Epictète), il me semble qu’elle pourrait constituer une différence avec le cynisme qui ne semble pas porter aux mêmes ménagements.
11 mardi Août 2015
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7e estampe commandée par Rousseau pour La nouvelle Héloïse. (Pour le recueil complet avec les consignes de Rousseau.)
« J’ai toujours reconnu qu’il n’y avait rien de bien qu’on n’obtînt des belles âmes avec de la confiance et de la franchise. »
Jean Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse
Quatrième partie Lettre XII
*
On pourrait objecter que toutes les âmes ne sont pas belles et ne méritent pas notre franchise et notre confiance. Par conséquent tout le problème est de distinguer la belle âme qui répondra à notre confiance par une conduite justifiant cette confiance, et l’âme qui ne mérite que notre défiance. Si, comme on peut le craindre, il n’est pas possible de le savoir a priori, il faut courir le risque d’être trompé ou renoncer à trouver de belles âmes.
01 mercredi Oct 2014
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Je vais aujourd’hui parler d’un aphorisme que j’aimais beaucoup lorsque, vraisemblablement, je le comprenais mal, et qui me plaît moins maintenant que je pense mieux le comprendre.
« où es-tu ami, à qui je puisse dire la vérité, sans te précipiter dans le désespoir? »
Elias Canetti, Le cœur secret de l’horloge p.100
Pour fixer le sens de la phrase, il faut préciser de quelle vérité il est question. Spontanément je m’étais mis en tête qu’il s’agissait de quelque profonde et douloureuse vérité sur la condition humaine. J’interprétais alors cette sentence comme un appel à l’aide pour partager le fardeau de la lucidité.
Mais le rapprochement avec un autre texte de Canetti m’a conduit à réviser ma première interprétation :
« Qui connaît la vérité sur un être le détruit s’il ne la garde pour soi. Il est difficile de la taire à des être qu’on voit souvent. On est contraint de leur dire des choses qui les aident sans pouvoir les transformer. A force de les aider, ils finissent par se faire une fausse image d’eux-mêmes, image dont on est responsable. On constate à chaque instant combien elle est fausse, et c’est justement cette évidence qu’il faut constamment protéger. Il ne suffit pas de les avoir si longtemps protégés d’eux-mêmes : il leur faut toujours plus de protection. Il faut donc mentir et c’est précisément ce genre de mensonge qui rend l’existence insupportable : la concoction forcée d’une mauvaise et fausse littérature. »
Notes de Hampstead, p. 24
Le premier aphorisme devait donc être interprété comme suit :
« où es-tu ami, à qui je puisse dire la vérité sur toi, sans te précipiter dans le désespoir. »
Pourquoi cette seconde interprétation a-t-elle moins ma sympathie de la première ? Après tout il n’y a pas plus d’immodestie à prétendre percer à jour une personne en particulier que la condition humaine en général, et, dans les deux interprétations, Canetti semble prendre ses congénères de haut en suggérant qu’il a jusqu’ici vainement cherché quelqu’un qui soit à sa hauteur. Je crois pourtant que ce qui me gène avec la seconde interprétation c’est qu’elle installe l’auteur dans une asymétrie qui colle mal avec « l’appel à un ami ».
Selon ma première interprétation la vérité douloureuse ne porte pas seulement sur les autres mais aussi sur soi-même. Celui qui énonce la phrase se place, certes, au dessus des autres en ce qu’il prétend connaître une vérité qu’ils ignorent (et qu’il est en son pouvoir de leur révéler), mais il demeure sur le même plan que les autres en ce que cette vérité qu’il connait est aussi peu flatteuse pour lui que pour les autres. Ainsi l’aphorisme équivaut à un appel comme « soyons ensemble lucide sur nous mêmes ». D’ailleurs s’il y a appel, n’est ce pas que celui qui connaît déjà la vérité n’est pas parfaitement à la hauteur de celle-ci? Finalement l’ami qu’il appelle et qui ne serait pas plongé dans le désespoir par la révélation de cette vérité qui les concerne tous deux, ne serait-il pas plus fort que lui? N’est-ce pas parce qu’il est lui même désespéré qu’il cherche à partager le fardeau de la lucidité?
Dans la seconde interprétation la vérité ne portant plus que sur l’autre, la question qui lui est adressée est : « seras-tu à la hauteur de ma lucidité sur toi? ». Par ailleurs, il me semble assez frappant que ce qui pèse à l’auteur, dans l’extrait des Notes de Hampstead, ce n’est pas la connaissance de la vérité, mais la faiblesse des autres qui ne sont pas à la hauteur de cette vérité et qui le forcent à vivre dans le mensonge. Si celui qui pose la question « où es-tu ami…? n’est pas autant concerné par la vérité qu’il connait que ceux auxquels il adresse l’appel, il n’y a plus, à l’arrière plan de la différence actuelle de lucidité, cette d’égalité de condition que supposait la première interprétation de l’aphorisme. Pour rétablir l’égalité il faudrait que l’auteur se pose à lui même la question réciproque : « serai-je à la hauteur de ta lucidité sur moi? ». Sans ce souci de réciprocité, de quel droit interpeller l’autre en le qualifiant d’ami?
Je retrouve avec la seconde interprétation de l’aphorisme du jour, un motif d’agacement que j’avais signalé dans l’article consacré à la correspondance entre Canetti et Marie-Louise von Motesiczky lorsque Canetti prétendait percer à jour sa maîtresse tandis qu’il refusait qu’elle tienne envers lui la position symétrique.
Peut-être suis-je injuste avec Canetti car il m’est difficile de me mettre à sa place. En effet, l’impression de lire dans les autres comme dans un livre ouvert m’est très rarement accordée. Si je suis réticent à prétendre percer les autres à jour, je ne conteste pas que cette prétention puisse être justifiée (on peut d’ailleurs se garder de contester aux autres cette prétention qu’on n’émet pas lorsqu’on a l’impression d’être soi-même percé à jour).
*
Je me rends compte que je n’ai pas envisagé une troisième interprétation de l’aphorisme du jour :
« où es-tu ami, à qui je puisse dire la vérité sur moi , sans te précipiter dans le désespoir. »
Ayant déjà abusé de la patience du lecteur, je lui laisse le soin de reconstruire la perspective correspondant à cette reformulation, si le cœur lui en dit.