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culture japonaise, dernier homme, fin de l'histoire, Francis Fukuyama
Le dernier homme vivra-t-il comme un chien? Pas si sûr.
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« Dans une autre de ses notes ironiques à ses cours sur Hegel, Kojève relève qu’il a été contraint de réviser sa conception première selon laquelle l’homme cesserait d’être humain et reviendrait à l’état d’animalité, à la suite d’un voyage au Japon et d’une aventure amoureuse sur place en 1958. Il prétend qu’après l’accession au trône du shogun Hideyoshi au XVe siècle, le Japon a connu un état de paix intérieure et extérieure pour une période de plusieurs siècles, qui ressemblait beaucoup à la fin de l’Histoire postulée par Hegel. Les classes ne luttaient pas entre elles et n’avaient apparemment pas à travailler très dur. Mais au lieu de faire l’amour ou de jouer instinctivement comme de jeunes animaux, c’est-à-dire au lieu de devenir une société de « derniers hommes », les Japonais avaient alors montré qu’il était possible de continuer à être humains grâce à l’invention d’une série d’arts parfaitement futiles : théâtre nô, cérémonie du thé, disposition de bouquets, etc. Une cérémonie pour le thé ne sert aucun but explicitement politique ou économique ; même sa signification symbolique s’est perdue avec le temps. Pourtant, c’est un champ clos de la mégalothymia [1] sous la forme du snobisme pur : il existe des écoles rivales pour former à la cérémonie du thé ou à l’art des bouquets, avec leurs maîtres, leurs novices, leurs traditions, leurs canons du beau et du laid. C’est le côté proprement formaliste de cette activité — création de valeurs et de règles nouvelles séparées de toute fin utilitaire, comme pour les sports — qui suggéra à Kojève la possibilité d’une activité spécifiquement humaine, même après la fin de l’Histoire.
Kojève suggérait en plaisantant qu’au lieu de voir le Japon s’occidentaliser, on allait voir l’Occident (y compris la Russie) se japoniser (processus commencé, du reste, mais dans un sens que Kojève n’avait pas prévu). En d’autres termes, dans un monde où la lutte pour toutes les grandes questions avait été largement réglée, un snobisme purement formel deviendrait la principale forme d’expression de la mégalothymia . Aux Etats-Unis, les traditions d’utilitarisme interdisent même aux beaux-arts de devenir purement formels : les artistes aiment à se convaincre qu’ils sont responsables envers la société comme ils sont engagés moralement envers les valeurs esthétiques. Mais la fin de l’Histoire signifiera aussi, entre autres, la fin de tout art qui pourrait être considéré comme socialement utile ; d’où la chute de l’activité artistique dans le formalisme vide des arts traditionnels japonais.
Tels sont les exutoires [2] de la mégalothymia dans les démocraties libérales contemporaines. »
Francis Fukuyama, La fin de l’histoire et le dernier homme, p. 360
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[1] Fukuyama assimile le thymos qui intervient dans la théorie platonicienne de la tripartition de l’âme au désir de reconnaissance hegelo-kojèvien. Il distingue l’isothymia : le désir d’être reconnu comme égal et la megalothymia : le désir d’être reconnu comme supérieur.
[2] Avant le snobisme formaliste dont la culture japonaise peut fournir un exemple, Fukuyama a mentionné ces exutoires plus « vulgaires » à la megalothymia que sont les compétitions sportives et les activités à risques (alpinisme etc.) :
« Ce n’est peut-être pas un hasard si c’est dans la région la plus « posthistorique » des Etats-Unis (la Californie) que l’on relève la recherche la plus obsessionnelle des activités de loisir à haut risque ; elles n’ont d’autre but que de tirer leurs passionnés du confort de leur existence bourgeoise : escalade acrobatrique, saut à l’élastique, vol libre, marathon géant,etc. » ibid. p.359