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L’esthétique classique selon Cassirer (2)

23 mercredi Fév 2022

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classicisme, Ernst Cassirer, esthétique, Nicolas Boileau

« L’esthétique classique […] se trouvait évidemment, dans l’accomplissement de sa prise de conscience intellectuelle, devant une tâche nouvelle et plus difficile puisqu’en dépit de toutes les limitations et restrictions dont l’« imagination » avait été l’objet dans le domaine de la connaissance pure, il aurait été bien contestable et paradoxal au départ de lui interdire le seuil de la théorie de l’art. Un tel ostracisme n’équivau­drait-il pas à une véritable négation de l’art ? Une telle révolution dans la contemplation de l’objet d’art ne détruirait-elle pas cet objet même et ne le dépouillerait-elle pas de son vrai sens ? En vérité, la théorie classique, si nettement qu’elle refusât de fonder l’art sur l’imagina­tion, n’est nullement restée aveugle à la spécificité de l’imaginaire, insensible à son attrait et à son charme. Déjà la tradition, la vénération de l’Antiquité imposaient dès le départ certaines limites. Cette tradition exigeait, pour que l’œuvre d’art s’accomplît, l’union d’une forma­tion pratique sévère et d’une disposition innée, d’un ingenium qui ne se peut acquérir mais doit être présent et actif dès l’origine, comme don de la nature. Ego nec studium sine divite vena nec rude quid possit, video inge­nium : alterius sic altera poscit opem res et conjurat amice. C’est sur une paraphrase de ces paroles d’Horace que s’ouvre l’Art poétique de Boileau :

C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur :
S’il ne sent point du ciel l’influence secrète,
Si son astre en naissant ne l’a formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif,
Pour lui Phébus est sourd, et Pégase est rétif.

La formule garde ici toute sa force : le vrai poète doit être né poète. Mais ce qui vaut du poète ne vaut pas forcément au plein sens de la poésie. Car une chose est l’ impulsion qui suscite le processus créateur, le soutient sans cesse et lui donne son essor, autre chose est l’œuvre qui en est le fruit. Une œuvre digne de ce nom, créature autonome possédant vérité et perfection objective, doit se dépouiller, dans sa pure essence et sa consistance, des forces subjectives qui étaient indispensables à sa genèse. Il est alors possible et nécessaire de couper tous les ponts qui la ramèneraient au monde où se forgent les fictions, car la loi qui gouverne l’œuvre d’art comme telle n’est pas un produit de l’imagination, c’est une loi effective, que l’artiste n’a pas à inventer mais à découvrir, qu’il doit emprunter de la nature des choses. Le total de ces  lois effectives n’est autre, selon Boileau, que la « raison » : c’est en ce sens qu’il ordonne au poète d’aimer la raison. Le poète ne doit rechercher ni la pompe extérieure ni le faux ornement, il doit se contenter de ce que l’objet même lui apporte. Il doit le prendre dans sa simple vérité et se persuader de surplus qu’il accomplit ainsi tous ses devoirs au service suprême de la beauté. Car la beauté ne se laisse approcher que sur la voie de la vérité et cette voie exige qu’on n’en reste pas à l’aspect extérieur des choses, à l’impression qu’elles font sur les sens et la sensibilité, mais qu’on fasse soigneusement la part entre l’« essence » et l’« apparence ». Nous ne saurions connaître l’objet de la nature pour ce qu’il est sans opérer une sélection sévère parmi les phénomènes qui nous assaillent sans cesse, sans distinguer entre le variable et le constant, entre le contingent et le nécessaire, entre ce qui vaut pour nous seuls et ce qui est fondé dans la chose même : il n’en va pas autrement pour l’objet de l’art, il n’est pas davantage donné et connu dans l’absolu, il doit être déterminé et saisi par un processus sélectif du même ordre. L’esthétique classique s’est laissé égarer — par des imitateurs de second ordre, il est vrai, non par des esprits vraiment créateurs — jusqu’à vouloir établir des règles déterminées pour la production d’œuvres d’art. Mais si elle prétend bien diriger ce processus sélectif, le rationaliser et le contrôler en fonction de critères fixes, elle ne songe nullement à enseigner directement la vérité artistique : elle croit pouvoir préserver de l’erreur et établir les critères de l’erreur. Ici encore, elle révèle sa parenté avec la doctrine cartésienne de la connaissance en se gouvernant selon le principe méthodique que nous ne pouvons atteindre à la certitude philosophique que par une vole médiate : en inspectant les diverses sources de l’erreur, afin de les surmonter et de les éliminer. C’est en ce sens que pour Boileau la beauté de l’expression poétique coïncide avec la justesse du terme « propre » ; ce concept de « propriété » est au centre de toute son esthétique. Il combat aussi bien le burlesque que le style précieux et affecté parce qu’ils s’écartent tous les deux, en des sens différents, de cet idéal. Et le mérite suprême, voire le seul, auquel il veuille bien prétendre pour sa propre poésie et qu’elle est constamment restée fidèle à ce principe, qu’elle ne frappe pas le lecteur par des attraits superficiels mais par la simple clarté de la pensée, par l’économie et le choix réfléchi de l’expression :

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
Il doit régner par-tout, et même dans la fable ;
De toute fiction l’adroite fausseté
Ne tend qu’à faire aux yeux briller la vérité.
Sais-tu pourquoi mes vers sont lus dans les provinces ?
Sont recherchés du peuple, et reçus chez les princes ?
Ce n’est pas que leurs sons, agréables, nombreux,
Soient toujours à l’oreille également heureux ;
Qu’en plus d’un lieu le sens n’y gêne la mesure
Et qu’un mot quelquefois n’y brave la césure :
Mais c’est qu’en eux le vrai, du mensonge vainqueur,
Par-tout se montre aux yeux, et va saisir le cœur ;
Que le mal et le bien y sont prisés au juste ;
Que jamais un faquin n’y tint un rang auguste ;
Et que mon cœur, toujours conduisant mon esprit,
Ne dit rien aux lecteurs, qu’à soi-même il n’ait dit.
Ma pensée au grand jour par-tout s’offre et s’expose
Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose.

L'Art poétique — Wikipédia

[…]

Boileau s’efforce, dans l’Art poétique, à une théorie générale des genres poétiques, tout comme le géomètre à une théorie générale des courbes. Il veut mettre sur pied le « possible » à partir de la multiplicité des objets réels, comme le mathématicien veut apercevoir le cercle, l’el­lipse, la parabole dans leur « possibilité », à savoir : la loi de construction qui les fonde. Tragédie et comédie, élégie et épopée, satire et épigramme, tous ces genres possèdent leur propre loi de construction bien détermi­née, que nulle création individuelle n’est autorisée à bousculer, dont elle ne peut s’écarter sans heurter la « nature » elle-même et perdre ses titres à la vérité artistique. Boileau cherche à dégager ces lois implicites, fondées sur la nature des divers genres poétiques, respec­tées depuis toujours inconsciemment dans la pratique de l’art, pour les porter à la connaissance claire et distincte. Il veut les énoncer et les formuler explicitement, à la manière de l’analyse mathématique qui permet une telle formulation, une expression du contenu propre et de la structure fondamentale correspondant à telle et telle classe de figures. C’est pourquoi le genre lui-même n’est pas pour lui quelque chose que l’artiste devrait élaborer, pas davantage un moyen et un instrument de création dont il pourrait à son gré se saisir ou se défaire mais au contraire quelque chose de donné comme tel et d’intrin­sèquement nécessaire. Les genres et les espèces de l’art ne se comportent pas en cela autrement que les choses de la nature : ils possèdent pareillement immutabilité, stabilité, forme et destination spécifiques, auxquelles rien ne se peut ni ajouter ni retrancher. L’esthéticien n’est pas plus le législateur de l’art que le mathématicien et le physicien ne sont les législateurs de la nature. Ni les uns ni les autres n’ordonnent ni ne régissent : ils ne font qu’établir ce qui « est ». Et ce n’est point un obstacle pour le génie que d’être lié et, en quelque sorte, asservi à cette réalité objective, mais au contraire une garantie contre l’arbitraire et la certitude de s’élever à la seule forme possible et véritable de liberté artistique. Même pour le génie, il existe certaines bornes infranchissables, tant du côté des sujets artistiques que du côté des genres artistiques : il n’est pas question de traiter n’importe quel sujet dans n’importe quel genre ; la structure même du genre accomplit déjà d’elle-même un certain choix dans les matières à traiter, excluant tout ce qui ne se prête pas au seul mode de traitement qu’elle agrée. L’artiste doit donc chercher ailleurs sa liberté de mouvement : non dans le contenu comme tel qui, dans une large mesure, est fixé et organisé d’avance mais dans la direction de l’ expression et de la présentation. C’est dans l’expression seule que se fait connaître ce qu’on nomme communé­ment l’« originalité ». C’est là que l’artiste va mettre en œuvre ses facultés individuelles : parmi les diverses expressions possibles d’un seul et même sujet, l’artiste véritable donnera toujours sa préférence à celle qui surpasse les autres en sûreté et en fidélité, en clarté et en force. Il ne va pourtant pas rechercher la nouveauté pour elle-même et à tout prix mais simplement ce qu’il faut de nouveauté pour répondre au besoin de simplicité, de concision, de frappante brièveté dans une mesure encore jamais atteinte. Une pensée nouvelle, dit Boileau quel­que part, n’est nullement une pensée qui n’a encore jamais été pensée : « C’est au contraire une pensée qui a dû venir à tout le monde et que quelqu’un s’avise le premier d’exprimer. » Dans cette formule, il est vrai, se cache un nouvel obstacle : une fois atteinte cette adéqua­tion parfaite entre le sujet et l’expression, l’art est parvenu à un but qu’il n’y a plus nécessité ni possibilité de dépasser. Le progrès n’est pas un progressus in indefi­nitum, il fait halte à un certain niveau de perfection. Toute perfection artistique signifie du même coup un non plus ultra, une limite de l’art.

Nicolas Boileau — Wikipédia

Le Siècle de Louis XIV de Voltaire est un nouvel exemple de cette coïncidence classique, dans certaines formes d’art, de la perfection intérieure et de la fin dans le temps. Ici encore se manifeste l’analogie qu’admet la théorie entre les pro­blèmes artistiques et scientifiques et qu’elle tente de poursuivre dans le détail. Condillac voyait le lien unis­sant l’art et la science dans leur commune relation au langage. Ils sont deux niveaux et deux directions diffé­rentes d’une seule et même fonction intellectuelle qui s’exprime dans la création et l’usage des signes. L’art, comme la science, met les « signes » des objets à la place des objets, et il ne se distingue d’elle que par l’usage qu’il en fait’. L’avantage des signes scientifiques, justement, sur ceux du langage usuel, sur les simples mots, est d’être beaucoup mieux définis, de tendre vers une expression parfaite et univoque. C’est bien là leur but ; mais par là même s’introduit une limitation immanente. La théorie scientifique peut bien sans doute désigner un seul et même objet par divers symboles — le géomètre, par exemple, peut exprimer l’équation d’une courbe, d’abord en coordonnées cartésiennes, puis en coordon­nées polaires. Mais l’une de ces expressions l’emportera finalement en perfection relative parce qu’elle conduit, pour l’objet dont il s’agit, à la formule la plus simple. Cette même « simplicité » est élevée par la théorie classique au rang d’un idéal : la simplicité vaut comme corollaire de la vraie beauté comme elle est le corollaire et le critère de la vérité.

Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 360 – 368

L’esthétique classique selon Cassirer

19 samedi Fév 2022

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Descartes, Ernst Cassirer, Nicolas Boileau

« Le nouvel idéal de savoir institué par Descartes à l’origine de sa philosophie a l’ambition d’embrasser non seulement toutes les parties de la science mais aussi tous les aspects et tous les moments de l’agir. Avec les scien­ces au sens étroit du terme, avec la logique, les mathématiques, la physique et la psychologie qui vont en recevoir une nouvelle orientation, l’art à son tour est désormais soumis à la même stricte exigence. Il doit être à son tour mesuré à l’aune de la « raison », être éprouvé à ses règles : nul autre moyen de savoir s’il recèle un contenu authentique, durable et essentiel. Un tel contenu n’a rien à voir avec les excitations fugitives du plaisir qu’éveille en nous l’œuvre d’art. Pour être universellement valable, il veut être établi sur un fondement plus ferme, être exempt de la mobilité infinie du plaire et du déplaire, être saisi dans sa réalité et sa nécessité propres. Descartes personnellement n’a joint à sa philosophie aucune esthé­tique mais dans la structure générale de son œuvre philosophique se trouve déjà impliqué un pareil dessein. Il étend bien en effet au domaine de l’art l’unité absolue qui caractérise selon lui la nature du savoir et qui doit surmonter toutes divisions arbitraires et conventionnelles. Il n’hésite pas à élargir sa conception d’une sapientia universalis jusqu’à recouvrir du postulat universel de la raison l’art dans son ensemble et dans toutes ses formes particulières. Lorsque Descartes, dans les Regulae ad directionem ingenii, nous donne sa première démonstra­tion selon la méthode des idées claires et distinctes de idéal de la mathesis universalis, il ne manque pas de ranger sous l’autorité de cet idéal, se rattachant du reste en cela à la tradition médiévale, non seulement géométrie et l’arithmétique, non seulement l’optique l’astronomie mais également la musique. Et plus se répand l’esprit du cartésianisme, plus la nouvelle loi est étendue énergiquement au domaine de la théorie esthétique. Si cette théorie veut s’affirmer et se justifier, si elle veut être autre chose qu’un conglomérat bariolé d’observations empiriques et de règles entassées vaille que vaille, il faut qu’elle incarne en elle-même le caractère et la mission d’une théorie comme telle, qu’elle soit marquée du sceau de la théorie. Elle ne peut se laisser conduire ni égarer par la diversité des objets ; au contraire elle doit embrasser la nature de la création et du jugement artistique dans son unité et son intégrité. Dans le monde des arts comme dans celui des sciences nous ne jouirons de cette vision synthétique qu’en soumettant à un seul et même principe les formes phénoménales de l’art si diverses et apparemment si hétérogènes de façon à les définir et les déduire à partir de ce principe. La voie où devait s’engager l’esthétique du XVIIe et du XVIIIe siècle était donc tracée d’avance : la nature, dans toutes ses manifestations, est soumise à certains principes que la connaissance a pour tâche dernière de déterminer et d’énoncer en termes clairs et précis ; l’art, rival de la nature, ne peut manquer de tomber sous le coup de la même obligation.

Les beaux arts reduits a un même principe par Batteux Ab. Charles: (1746) |  Libreria Ex Libris ALAI-ILAB/LILA member

La nature est soumise à des lois universelles et inviolables ; il doit y avoir pour l’« imitation de la nature » des lois de même espèce d’égale dignité. Et toutes ces lois partielles doivent en définitive être accordées et subordonnées à un principe unique et simple, à un axiome de l’imitation en général. C’est cette conviction fondamentale qu’exprime Batteux par le simple titre de son œuvre principale, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, qui semble proclamer l’accomplissement de tout l’effort du XVIIe et du XVIIIe siècle en matière de méthode. Ici également règne le grand exemple de Newton : de l’ordre qu’il avait établi dans l’univers physique devait s’ensuivre l’ordre de l’univers intellectuel, éthique et esthétique. A la manière de Kant qui voyait en Rousseau le Newton du monde moral, l’esthétique du XVIIIe siècle recherche et exige un Newton de l’art. Et cette exigence ne semblait nullement creuse ou chimérique depuis que Boileau s’était donné pour le « législateur du Parnasse ». Il semblait que son œuvre eût enfin élevé l’esthétique au rang d’une science exacte en remplaçant des postulats purement abstraits par des applications concrètes et des recherches spéciales. Le parallélisme des arts et des sciences, qui constitue l’une des thèses fondamentales du classicisme français, sem­ble désormais établi dans les faits. Dès avant Boileau, on explique ce parallélisme par l’origine commune des arts et des sciences dans le pouvoir absolument unique et souverain de la « raison ». Or, c’est un pouvoir qui ignore tout compromis et ne souffre aucune déviation. Quiconque ne le reconnaît pas absolument et sans partage, quiconque ne le prend pas sans restriction pour guide commet un crime de lèse-majesté.

La Pratique du théâtre. Tome 1 / , par l'abbé d'Aubignac... | Gallica

« En tout ce qui dépend de la raison et du sens commun, dit d’Aubignac dans sa Pratique du théâtre de 1669, cinq ans avant la parution de l’Art poétique de Boileau, la licence est un crime qui n’est jamais permis. » La « licence poétique » — aussi bien que scientifique — est ainsi repoussée et condamnée. « Les arts ont cela de commun avec les sciences, dit Le Bossu au début de son Traité du poème épique, qu’ils sont comme elles fondés sur la raison, et que l’on doit s’y laisser conduire par les lumières que la nature nous a données. » On voit comment l’esthétique classique conçoit la nature. Tout comme dans les débats touchant la « morale naturelle » ou la « religion natu­relle », l’idée de nature a dans le domaine des théories esthétiques une signification plutôt fonctionnelle que substantielle. La norme et le modèle qu’elle propose ne se trouvent pas d’emblée dans une catégorie d’objets, mais dans l’exercice libre et assuré de certaines facultés de connaissance. On peut prendre « nature » comme synonyme de « raison » : tout vient de la nature, tout lui appartient, de ce qui n’est pas le produit fugitif de l’instant, le fruit de l’humeur ou de l’artifice, mais se fonde au contraire sur les lois d’airain de l’ordre éternel. Ce fondement est le même, pour ce que nous appelons « beauté », et pour ce que nous appelons « vérité ». Dès que nous touchons à la couche originelle de la création raisonnée, nous ne pouvons plus croire à une situation particulière, exceptionnelle du beau. L’« exception », comme négation de la loi, ne peut être ni belle ni vraie : Rien n’est beau que le vrai. Vérité et beauté, raison et nature ne sont que des expressions diverses de la même chose : de l’ordre unique et inviolable de l’être qui se découvre de toutes parts, dans la connaissance de la nature comme dans l’œuvre d’art. L’artiste ne peut rivaliser avec les créations de la nature et ne peut insuffler à ses œuvres une vie véritable qu’en se pénétrant des lois de l’ordre naturel. La conviction profonde qui est alors partout vivante éclate dans un poème didactique de M.-J. Chénier :

C’est le bon sens, la raison qui fait tout :
Vertu, génie, esprit. talent et goût.
Qu’est-ce vertu ? raison mise en pratique ;
Talent ? raison produite avec éclat ;
Esprit ? raison qui finement s’exprime.
goût n’est rien qu’un bon sens délicat,
Et le génie est la raison sublime.

Mais on se méprendrait gravement sur le sens de cette réduction du « génie » et du « goût » au bon sens, si l’on n’y voyait qu’un éloge, une glorification du « sens com­mun ». La théorie du classicisme français n’a rien à voir avec une quelconque philosophie du common sense, car elle ne se réclame nullement de l’usage quotidien et banal de l’entendement mais des facultés suprêmes de la raison savante. Au même titre que les mathématiques et la physique du XVIIIe siècle, elle vise l’idéal de la rigueur qui constitue le corrélat nécessaire et la condition indispensable de son exigence d’universalité. Nous trouvons donc toujours une harmonie profonde, voire une coïncidence parfaite entre les idéaux scientifiques et les idéaux artistiques de cette époque, car la théorie esthétique ne veut ici rien faire d’autre qu’emprunter la voie déjà frayée de part en part par les mathématiques et la physique. »

Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 355 – 358

Déisme anglais

27 lundi Déc 2021

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déisme, Ernst Cassirer, religion

Je vous propose aujourd’hui un extrait de La philosophie des Lumières de Cassirer qui m’a permis de découvrir tardivement John Toland et Matthew Tindal.

« Le déisme est d’abord un système rigou­reusement intellectualiste qui veut bannir les mystères, les miracles, les secrets de la religion pour la porter à la claire lumière du savoir. Christianity not mysterious, le simple titre de l’œuvre de Toland (1696) suffit à indiquer le thème qui désormais ne cesse de se faire jour au sein du mouvement déiste. L’importance philosophique du déisme tient avant tout au nouveau principe qu’il sou­tient dans la position du problème religieux. La question du contenu de la foi, pose-t-il d’abord, est indissociable de la question de sa forme : les deux questions doivent être résolues l’une en même temps que l’autre. La question ne porte pas seulement sur le contenu de vérité de tel ou tel dogme mais sur le mode de la certitude religieuse comme tel. Toland pense pouvoir s’appuyer ici sur Locke, pouvoir introduire directement ses idées et ses principes de la théorie de la connaissance de Locke dans le problème de la religion. Ce qui vaut de la connais­sance en général ne doit-il pas en effet s’appliquer également à la connaissance religieuse en particulier ? Locke définissait l’acte de connaître en général comme l’acte de prendre conscience d’un accord ou d’un désac­cord existant entre les idées. Il résulte de cette définition que la connaissance contient, de par sa nature même, une relation et que, par conséquent, les termes de cette relation, avant tout, doivent être donnés à la conscience et compris clairement sous une forme ou sous une autre. Si les termes qui la fondent ne sont pas compris, la relation même perd toute signification. Ces considéra­tions purement méthodologiques apportent, selon To­land, aux objets de la foi religieuse, un principe essentiel et une limitation nécessaire. Il est exclu que ces objets soient absolument transcendants : comment notre conscience connaissante, croyante et jugeante pourrait-elle porter sur un objet, si cet objet n’était pas, de quelque manière, présent, s’il n’était pas représenté par un phénomène quelconque ? L’« irrationnel » absolu, dépassant l’entendement humain, ne comporte juste­ment pas une telle « présence » : il est donc tout aussi impossible d’affirmer qu’il est que de déterminer ce qu’il est. Si l’on objecte qu’on peut très bien être assuré de l’existence d’une chose sans connaître d’elle un seul prédicat, sans pouvoir rien dire de sa nature, l’argument ne tient pas, car, même si cette sorte de connaissance était possible, quelle signification pourrait-elle avoir pour nous ? A moins qu’on ne veuille que la foi ne devienne en elle-même totalement vaine et absurde, il faut bien que son objet ait un sens quelconque, c’est-à-dire qu’il comporte certaines déterminations qui se « compren­nent », qui soient clairement intelligibles. Ce qui est mystérieux de tous les points de vue, ce qui échappe par principe à toute compréhension doit donc demeurer étranger à la foi aussi bien qu’au savoir.

Qui pourrait se flatter d’être plus sage que son voisin parce qu’il sait de science infaillible qu’il existe dans la nature quelque chose qui s’appelle Blictri, ne sachant pas toutefois ce qu’est ce Blictri ?

Toland en conclut qu’il ne peut être question de mystère qu’en un sens relatif, non absolu. On veut indiquer par là un contenu inaccessible à un certain mode de l’entendement, non un contenu qui dépasse en général toutes les possibilités de l’entendement. Quant au mot de « mystère », il a dû signifier à l’origine une doctrine qui, sans contredire pour autant à la raison, enfermait en soi une vérité connue qui cependant, pour une raison quelconque, devait être gardée secrète pour une partie de l’humanité. L’idée de « révélation » ne s’oppose donc pas à celle de religion naturelle au sens où elles se distingueraient l’une de l’autre par leur contenu respectif. Non : ce qui les distingue n’est pas le contenu qu’elles manifestent mais la nature et le mode de cette manifestation. La révélation n’est pas une cause spécifi­que de certitude mais simplement une forme particulière de communication d’une vérité dont la preuve ultime est à chercher dans la raison.

Dans Christianity as old as the Creation (1730), Tindal part du même principe. Il marque bien tout d’abord que religion naturelle et religion révélée ne se distinguent nullement par leur substance mais seulement par la manière dont elles sont connues des hommes : l’une est la manifestation intérieure, l’autre la manifestation exté­rieure de la volonté d’un être infiniment sage et infini­ment bon. Pour penser véritablement un tel être, il nous faut nous défaire de tous les rétrécissements, de toutes les limitations de l’anthropomorphisme. Si Dieu dissi­mulait une part quelconque de son essence et de sa puissance, s’il réservait l’une et l’autre à un temps et à un peuple déterminé, aux dépens des autres, ne manifeste­rait-il pas justement en ce cas une telle limitation ? Puisque Dieu est éternellement le même et que la nature humaine n’est pas moins une et immuable, il faut que la révélation répande de tous côtés également sa lumière. Dieu ne serait pas Dieu s’il pouvait, comme le veut par exemple le dogme de la « grâce élective », dissimuler en quelque sorte sa propre nature en n’éclairant qu’une partie de l’humanité, abandonnant l’autre aux ténèbres et à l’aveuglement. La marque capitale de l’authenticité de toute révélation ne peut donc être que l’universalité qui l’élève au-dessus des limitations locales et temporelles. La christianisme est vrai au sens et dans la mesure où il remplit cette condition première. Il existe et subsiste pour autant qu’il n’est lié à aucun lieu ni à aucun temps particulier — pour autant qu’il est vieux comme le monde. Entre la loi chrétienne et la loi naturelle, il n’y a, quant au contenu, pas la moindre opposition : la loi chrétienne ne veut être que la « republication » de ce qu’avait établi et prescrit la loi naturelle. Cette publication nouvelle (a republication of the Law of Nature) s’adresse à la connaissance de l’homme mais avant tout en vue de sa moralité. Le christianisme représente par conséquent la révélation vraiment infaillible, celle qui dépasse toutes les autres en valeur et en certitude. Ainsi Tindal s’approche-t-il de la définition qui sera reprise ultérieurement telle quelle par Kant dans sa Religion dans les limites de la simple raison. La religion consiste, selon Tindal, à reconnaître dans nos devoirs les commandements de Dieu, à rapporter des normes morales d’une validité et d’une portée universelles à leur auteur en les considérant comme l’expression de sa volonté. Même dans le développement du déisme anglais, donc, le centre de gravité s’est maintenant déplacé du plan purement intellectuel à celui de la « raison pratique » : le déisme « moral » a pris la place du déisme « constructif ». L’extraordinaire influence que le déisme anglais a exercé sur l’ensemble de la vie intellectuelle du XVIIIe siècle repose essentiellement sur cette nouvelle orientation. A ne considérer que son contenu théorique, l’intensité de cette influence est difficilement concevable. Parmi les penseurs les plus en vue de ce mouvement, aucun ne possède en effet une véritable profondeur, une marque vraiment originale et les raisonnements purement théoriques par lesquels le déisme appuie la défense de ses points de vue sont souvent contestables et s’en tiennent à des demi-vérités. Plus que tous ces raisonnements, l’attitude du déisme, la volonté sincère de vérité et de sérieux moral avec laquelle il aborde la critique du dogme a fortement impressionné. C’est là que réside sa puissance spécifique, celle qui le meut de l’intérieur. »

Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 235 – 239

Deux versions de la Chute

20 dimanche Juin 2021

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Blaise Pascal, Chute, Ernst Cassirer, Jean-Jacques Rousseau, théodicée

« Tous ces biens que l’humanité s’imagine avoir acquis dans le cours de son évolution, ces trésors préten­dument amassés, ceux de la science, de l’art, les joies d’une existence relevée et raffinée, sont réduits à rien par l’inexorable critique de Rousseau. Loin que ces biens aient pu renouveler la valeur et le contenu de la vie, ils n’ont fait que l’éloigner toujours davantage de sa source première et, en définitive, l’aliéner entièrement de son sens authentique. De ce point de vue, dans le tableau qu’il trace des formes de vie traditionnelles et conven­tionnelles, de l’existence de l’homme dans la société, Rousseau s’accorde étonnamment avec Pascal. Il est le premier penseur du XVIIIe siècle qui, de nouveau, prenne au sérieux les accusations pascaliennes, qui en sente tout le poids. Au lieu de les affaiblir, de les mettre au compte, comme fait Voltaire, de l’humeur masochiste d’un misanthrope irréaliste, il revient au cœur de la question. La description que donnaient les Pensées de Pascal de la grandeur et de la misère de l’homme se retrouve trait pour trait dans les premières œuvres de Rousseau, dans le Discours sur les arts et les sciences et le Discours sur l’inégalité. Comme Pascal, Rousseau ne voit dans les colifichets dont la civilisation a pourvu les hommes qu’illusion et futilité. Comme lui, il insiste sur le fait que toute cette richesse n’a d’autre rôle que d’aveugler l’homme sur sa pauvreté intérieure. L’homme ne se fuit lui-même dans le monde, dans la société, dans une foule d’occupations et de divertissements disparates que parce qu’il ne supporte pas sa propre présence, parce qu’il appréhende sa propre vue. Toute cette agitation inces­sante et vaine ne vient que de la peur du repos. Car s’il pouvait rester en place un seul instant afin de prendre véritablement conscience de lui-même, de reconnaître tout ce qu’il est, l’homme s’abandonnerait au plus profond désespoir. Quant aux forces qui, dans l’état présent, empirique de la société, rapprochent et unissent les hommes, le jugement de Rousseau n’est pas non plus différent de celui de Pascal. Il ne cesse d’insister sur ce point : il n’y a nulle part un éthos primitif, une volonté de vivre en commun dans une unité véritable, aucune sympathie naturelle n’unit les hommes les uns aux autres. Tous les liens sociaux ne sont que leurres. Amour-propre et vanité, volonté de dominer autrui et de se mettre en avant : telles sont les véritables chaînes qui retiennent la société humaine.

Tous, avec un beau vernis de paroles, tâchent en vain de donner le change sur leur vrai but ; aucun ne s’y trompe, et pas un n’est la dupe des autres, quoique tous parlent comme lui. Tous cherchent leur bonheur dans l’apparence, nul ne se soucie de la réalité. Tous mettent leur être dans le paraître : tous, esclaves et dupes de l’amour-propre, ne vivent point pour vivre mais pour faire croire qu’ils ont vécu[1].

Rousseau accorde donc à Pascal toutes les prémisses sur lesquelles celui-ci avait fondé son argumentation. Jamais il ne cherche à embellir ou à affaiblir : il dépeint comme lui l’état présent de l’humanité comme l’état de la plus profonde dégradation. Cependant, autant il reconnaît le phénomène dont est parti Pascal, autant il se refuse à admettre les explications proposées par la métaphysique mystique et religieuse de Pascal. Ses sentiments comme sa pensée se révoltent contre l’hypothèse d’une perversion originelle de la volonté humaine. Pour lui comme pour toute son époque, l’idée de péché originel a perdu toute force et toute valeur. Sur ce point, il n’a pas combattu le système orthodoxe moins sévèrement et radicalement que n’ont fait Voltaire et les penseurs de l’Encyclopédie. C’est même à ce propos, justement, qu’il s’est produit entre lui et la doctrine ecclésiastique un conflit sans merci et une rupture définitive. Dans le jugement qu’elle a prononcé sur l’œuvre de Rousseau, l’Église a du reste aussitôt dégagé, en toute lucidité, cette question centrale comme le seul point véritablement critique. Le mandement par lequel Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, condamne l’Émile précise, en effet, que la thèse de Rousseau soutenant que les premiers instincts de la nature humaine sont toujours innocents et bons se trouve en contradiction absolue avec tout ce que l’Écriture et l’Église ont toujours enseigné de la nature de l’homme. Rousseau, effectivement, affronte un dilemme, auquel il ne cherche pas, du reste, d’échappatoire. Car, s’il recon­naît le fait que l’homme est « dégénéré », s’il dépeint cette dégénérescence avec une rigueur toujours plus grande et des couleurs toujours plus noires, comment peut-il n’en pas reconnaître la cause, comment peut-il échapper à la conclusion que l’homme est « radicale­ment mauvais » ? Rousseau s’arrache à ce dilemme en introduisant sa doctrine de la nature et de l’« état de nature ». Dans tout jugement que nous portons sur l’homme, il nous faut distinguer avec le plus grand soin si notre énoncé porte sur l’homme de la nature ou sur l’homme de la culture — s’il s’agit de l’« homme natu­rel » ou de l’« homme artificiel ». Alors que Pascal expliquait les insolubles contradictions que nous pré­sente la nature humaine en disant que, d’un point de vue métaphysique, nous avions affaire à une double nature, pour Rousseau, cette double nature et le conflit qui en résulte résident au sein même de l’existence empirique, dans le développement empirique de l’homme. C’est ce développement qui a poussé l’homme dans le carcan de la société, le vouant ainsi à tous les maux moraux, qui a nourri en lui tous les vices, vanité, orgueil, soif inextin­guible de pouvoir. « Tout est bien, dit Rousseau au début de l’Émile, en sortant des mains de l’Auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme. » Dieu est donc disculpé et la responsabilité de tous les maux revient à l’homme. Mais cette faute appartient à ce monde, non à l’au-delà, elle n’est pas antérieure à l’exis­tence historique empirique de l’humanité, elle est appa­rue en même temps qu’elle : c’est pourquoi il nous faut chercher sur ce seul terrain la solution et la libération. Aucun secours d’en haut, aucune assistance surnaturelle ne peut nous apporter la libération : nous devons l’ac­complir et en répondre nous-mêmes. Cette conclusion va indiquer à Rousseau la voie nouvelle qu’il suivra sans dévier d’une ligne dans ses œuvres politiques.

La théorie éthico-politique de Rousseau situe la res­ponsabilité en un lieu où nul, jusqu’alors, n’avait songé à la chercher. Ce qui constitue la véritable importance historique et la valeur théorique de sa doctrine, c’est qu’elle crée un nouveau sujet d’« imputabilité » qui n’est pas l’homme individuel mais la société humaine. L’indi­vidu comme tel, sortant des mains de la nature, n’est pas encore en mesure de choisir le bien ou le mal. Il s’aban­donne à son instinct naturel de conservation ; il est dominé par l’« amour de soi », mais cet amour de soi n’a pas encore viré à l’« amour-propre » qui ne se complaît et ne s’assouvit que dans l’oppression d’autrui. De cette sorte d’amour-propre, la société porte la responsabilité exclusive. C’est elle qui fait de l’homme un tyran contre la nature et contre soi-même. Elle éveille en lui des besoins et des passions que l’homme naturel n’a jamais connus et lui met entre les mains des moyens toujours nouveaux de les assouvir sans limite et sans frein. La soif de faire parler de soi, la rage de se distinguer d’autrui : tout cela ne cesse de nous rendre étrangers à nous-mêmes, de nous porter en quelque sorte hors de nous-mêmes’. Mais cette aliénation est-elle vraiment inscrite dans la nature de toute société ? N’est-il pas possible de concevoir une communauté réellement humaine qui n’aurait plus besoin du ressort de la force, de la cupidité et de la vanité, qui se fondrait entièrement sur la soumis­sion de tous à une loi reconnue intérieurement comme contraignante et nécessaire ? Telle est la question que Rousseau se pose et qu’il va tâcher de résoudre dans le Contrat social. A supposer que s’effondre la forme oppressive de société qui a prévalu jusqu’à nos jours et qu’à sa place surgisse une nouvelle forme de commu­nauté éthique et politique, une société au sein de laquelle chacun, au lieu d’être soumis à l’arbitraire d’autrui, n’obéirait qu’à la volonté générale qu’il connaîtrait et reconnaîtrait pour sienne — l’heure de la libération n’aurait-elle pas sonné ? Mais c’est en vain qu’on attend d’être affranchi du dehors. Nul dieu ne nous apportera la délivrance : tout homme doit devenir son propre sauveur et, en un sens éthique, son propre créateur. La société, sous la forme qui sévit encore, a porté à l’humanité ses blessures les plus cruelles : c’est elle qui peut et qui doit guérir ces mêmes blessures par sa propre rénovation. Telle est la solution qu’apporte au problème de la théodicée la Philosophie du Droit de Rousseau. Il est de fait qu’il a situé ce problème sur un terrain entièrement nouveau, le faisant passer du plan de la métaphysique au centre de l’éthique et de la politique. »

Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 216 -220

[1] Rousseau, Rousseau juge Jean-Jacques, 3* Dialogue

Romantisme vs Lumières

12 samedi Juin 2021

Posted by patertaciturnus in Lectures

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Ernst Cassirer, histoire, historicisme, Lumières

Ernst Cassirer (1874 -1945)

« Cette idée si courante que le XVIIIe siècle est un siècle typiquement « anhistorique » est elle-même une idée sans aucun fondement historique : rien de plus qu’un mot d’ordre lancé par le romantisme, une devise pour partir en campagne contre la philosophie des Lumières. Et si l’on examine d’un peu près le déroulement de cette campagne, on ne tarde pas à découvrir que c’est le siècle des Lumières lui-même qui en a forgé les armes. Le monde de la culture historique, dont on se réclame tant du côté du romantisme contre la philosophie des Lumiè­res et au nom duquel on combat ses principes intellec­tuels, n’a été découvert que grâce à l’efficacité de ces principes, grâce aux idées et aux idéaux du XVIII siècle. S’il n’avait bénéficié de l’aide et de l’héritage intellec­tuels de la philosophie des Lumières, jamais le roman­tisme n’aurait pu établir et soutenir ses positions. De si loin qu’il s’écarte de la philosophie des Lumières dans sa conception de la matérialité de l’histoire, dans sa « phi­losophie de l’histoire » substantielle, il lui reste attaché dans sa méthode et redevable, très profondément, de sa méthode. C’est encore le XVIIIe siècle, en effet, qui, dans ce domaine, a posé le problème proprement philosophi­que, qui a mis en question les « conditions de possibi­lité » de l’histoire comme il avait mis en question les conditions de possibilité de la physique. Ce n’est évi­demment qu’une première ébauche, mais il s’efforce pour établir ces conditions de saisir le « sens » du devenir historique, de s’en faire une idée claire et distincte, de fixer les relations entre « idée » et « réalité », entre « loi » et « fait », et de tracer entre ces termes des limites assurées. Que le romantisme ait, dans une large mesure, méconnu ce travail de pionnier décisif, que dans bien des cas il l’ait écarté avec dédain, cette attitude ne doit pas plus longtemps influencer et troubler notre jugement. Il y a une curieuse ironie dans le fait que le romantisme, dans l’accusation qu’il porte au nom de l’histoire contre la philosophie des Lumières, commet justement la faute dont il accable son adversaire. Il semble que les rôles soudain soient intervertis, qu’il se produise un renversement dialectique complet. Le ro­mantisme, qui surpasse incomparablement le XVIIIe siècle par l’ampleur de son horizon historique et par son don de pénétration historique, perd ce privilège dès l’instant où il s’agit de placer ce siècle dans une juste perspective historique. Lui qui se donne au passé de toutes les forces du cœur et de l’esprit pour le saisir dans sa pure réalité, il échoue devant ce passé proche avec lequel il se trouve encore en relation directe. Les principes élaborés pour vaincre le recul du temps, voire l’extrême éloignement historique, se révèlent inapplicables au voisinage histo­rique. A l’égard de la génération qui le précède immédia­tement, de la génération de ses pères, le romantisme a été-et est resté frappé de « cécité historique ». Il ne s’est jamais soucié de prendre la mesure de l’époque des Lumières selon ses normes spécifiques, il n’a pas su, en particulier, voir et traiter autrement que sur le mode polémique le tableau du monde historique élaboré par le XVIIIe siècle — et il n’est pas rare que cette polémique confine à la caricature. Il ne fut donné qu’à l’époque qui suivit le romantisme de rétablir un plus juste équilibre. Elle était elle-même saturée d’esprit romantique et s’at­tachait au postulat d’historicité établi et fondé par le romantisme. Mais en même temps elle avait pris à l’égard du XVIIIe siècle la distance convenable, lui permettant d’accorder en somme à ce même siècle le bénéfice du point de vue historiciste. Dilthey fut l’un des premiers, dans son article Le XVIII’ siècle et le monde historique, à conférer au siècle des Lumières la jouissance pleine et entière de cette bienveillance. »

Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, trad. P. Quillet, Fayard, Presses Pocket Agora, p. 263 – 264

*

Trente ans après avoir entamé des études de philosophie je me suis enfin décidé à lire La philosophie des Lumières de Cassirer et je me sens vraiment stupide de ne pas l’avoir fait plus tôt car l’ouvrage est vraiment remarquable par sa manière de combiner richesse du contenu et mise en perspective synthétique. Un autre point à porter au crédit de l’ouvrage c’est même si on discerne souvent le schéma d’un acheminement vers Kant, Cassirer donne envie d’aller lire les auteurs qu’il mentionne. Je vais d’ailleurs de ce pas me renseigner la disponibilité des ouvrages de Maupertuis, Lessing ou Toland.

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