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émulation, Compagnie de Jésus, compétition, Emile Durkheim, enseigner et apprendre, ilôts bonifiés
Ceux de mes lecteurs qui ont des enfants au collège – à moins qu’ils n’y enseignent – ont peut-être entendu parlé du dispositif des îlots bonifiés.
J’emprunte une description de ce dispositif aux Cahiers pédagogiques qui, à leur habitude, s’enthousiasment pour tout ce qui s’écarte du méchant-cours-magistral-impositif-frontal :
« Il s’agit en effet de faire travailler les élèves en groupes ou « îlots » constitués de tables autour desquelles s’assemblent les élèves par affinité, librement. Ces équipes, « îlots » ou « tables », ont la possibilité permanente au cours du jeu de gagner (ou de perdre) des « points bonus » lesquels « bonifient » ainsi leurs notes finales et les rendent donc meilleures. […] Le premier objectif du travail de groupe est de rendre les élèves actifs et interactifs, en classe, en sortant de façon volontariste de la pédagogie impositive et frontale au cours de laquelle trop souvent seuls quelques élèves suivent et « participent » pendant que le maître fait l’essentiel du travail d’exposition et de « monstration » du savoir… Et tous les bénéfices qu’apporte le travail de groupe pour les apprentissages et pour la gestion de la classe se retrouvent intégralement dans la méthode que Marie Rivoire a élaborée pour sa discipline d’abord et pour les autres ensuite, tant il est vrai qu’elle a fait déjà autour d’elle de nombreux adeptes enthousiastes. […] Marie Rivoire donne, au tout début de son ouvrage, les clefs de fonctionnement de sa méthode. Voyons-les rapidement :
• Les élèves se placent librement et par affinité, à quatre ou cinq autour d’un « îlot ». Le professeur conserve le droit de réguler par la suite la composition de ces groupes.
• La « table » va travailler pour gagner le plus rapidement possible un maximum de points. Plus le travail fourni est de qualité et effectif, plus on comptabilise de points
• Chaque table part de zéro et accumule de points bonus, pour le travail et l’attitude, qu’elle inscrit en couleur sur une fiche.
• Avant tout échange dans le groupe, chaque élève assis à la table effectue individuellement le travail demandé.
• Chaque îlot détient une ardoise sur laquelle les élèves, à tour de rôle, notent la participation des membres du groupe au travail collectif. Il faut une barre pour chaque élève pour que le groupe valide un point bonus. Le refus de participer est sanctionné individuellement d’une marque rouge.
• Une table qui ne participe pas ou qui perturbe les autres îlots, peut être sanctionnée d’une marque rouge collective qui fait perdre un point bonus.
• La table qui arrive à 20 points bonus met fin à la partie de toutes les tables. On comptabilise points bonus et marques rouges et la note, attribuée à tous les membres de l’équipe, est inscrite et coefficientée dans le carnet de notes. Les élèves sont ainsi récompensés immédiatement pour les efforts fournis.
Je suis bien incapable d’apprécier l’efficacité du dispositif, mais je tiens à signaler qu’on peut aller encore plus loin dans l’utilisation de l’émulation entre groupes comme carburant pédagogique. C’est ce dont témoigne la description que donne Durkheim du dispositif en vigueur dans les Collèges Jésuites du XVIIe :
« Mais, pour entraîner les élèves à un travail formel intense, mais assez vide de matière, il ne suffisait pas de les entourer, de les envelopper de près avec une sollicitude vigilante ; il ne suffisait pas d’être toujours attentif à les contenir et à les soutenir, il fallait aussi les stimuler. L’aiguillon dont se servaient les Jésuites, c’était exclusivement l’émulation. Non seulement ils furent les premiers à organiser dans les collèges le système de l’émulation, mais ils le portèrent d’emblée à un degré de développement qu’il ne devait plus revoir.
Aujourd’hui, bien que, dans nos classes, ce système tienne encore une place considérable, cependant il ne fonctionne plus d’une manière ininterrompue. On peut dire que, chez les Jésuites, il n’y avait pas de moment où il chômât. Toute la classe était organisée dans ce but. Les élèves étaient divisés en deux camps, les Romains d’une part et les Carthaginois de l’autre, qui vivaient, pour ainsi dire, sur le pied de guerre, s’efforçant de se devancer mutuellement. Chaque camp avait ses dignitaires. En tête du camp, il y avait un imperator, appelé aussi dictateur ou consul, puis venaient un préteur, un tribun et des sénateurs. Ces dignités, naturellement enviées et disputées, étaient attribuées à la suite d’un concours qui se renouvelait chaque mois. D’un autre côté, chaque camp était divisé en décuries, comprenant chacune dix élèves, et commandée par un chef nommé décurion et pris parmi les dignitaires dont nous venons de parler. Ces décuries ne se recrutaient pas indifféremment. Il y avait entre elles une hiérarchie. Les premières comprenaient les meilleurs élèves, les dernières les écoliers les plus faibles et les moins laborieux. Et ainsi, de même que le camp dans son ensemble s’opposait au camp adverse, dans chaque camp chaque décurie avait dans l’autre sa rivale immédiate, de force sensiblement égale. Enfin, les individus eux-mêmes étaient appariés, et chaque soldat d’une décurie avait son émule dans la décurie correspondante. Ainsi le travail scolaire impliquait une sorte de corps à corps perpétuel. Le camp défiait le camp, la décurie était en lutte avec la décurie, et les émules se surveillaient, se corrigeaient et se reprenaient mutuellement. A l’occasion, le maître ne devait pas craindre de mettre aux prises des élèves de force inégale. Par exemple, on faisait corriger le devoir d’un élève plus fort par un élève moins fort afin, dit le P. Jouvency, « que ceux qui ont fait des fautes en soient plus honteux et plus mortifiés ». Même chacun peut livrer bataille à un élève d’une décurie supérieure et, vainqueur, il prend sa place.
Il est intéressant de remarquer que ces diverses dignités n’étaient pas seulement des titres honorifiques, mais des fonctions actives ; et c’était d’ailleurs ce qui en faisait le prix. Le décurion avait des pouvoirs étendus. Placé en face de sa décurie, il était chargé d’exiger le silence et l’attention de ses dix écoliers, de constater les absences, de faire réciter les leçons, de s’assurer si les devoirs étaient terminés et faits avec soin. Les consuls exerçaient sur les décurions de leur camp la même autorité que ceux-ci sur leurs décuries. Chacun était ainsi tenu en haleine. Jamais l’idée que la classe est une petite société organisée n’a été réalisée aussi systématiquement. C’est une cité dont chaque élève est fonctionnaire. C’est, d’ailleurs, grâce à ce partage du travail entre le maître et les élèves qu’un professeur pouvait diriger sans trop de difficulté des classes qui atteignaient parfois deux cents et trois cents élèves. »
Emile Durkheim, L’évolution pédagogique en France, IIe partie, Chapitre VII