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Archives de Tag: Emile Durkheim

Renversement de métaphore

17 vendredi Juil 2020

Posted by patertaciturnus in Lectures, Perplexités et ratiocinations

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Emile Durkheim, Friedrich von Schiller, mécanique vs organique, métaphore, organicisme

L’article du jour partage deux points communs avec celui de dimanche dernier, d’une part il est inspiré par mes lectures en vue de préparer mes cours de spécialité pour la rentrée, d’autre part il porte sur l’usage philosophique d’une métaphore .  Mais ce n’est plus de la métaphore stoïcienne de l’acteur qui nous a occupé en début de semaine qu’il sera aujourd’hui question, c’est de l’application aux sociétés de l’opposition entre la machine et l’organisme vivant.

C’est un passage de la Sixième des lettres de Schiller sur l’éducation esthétique de l’humanité qui a été l’occasion de l’étonnement que je voudrais partager ici.

« Ce bouleversement que l’artifice de la civilisation et la science commencèrent à produire dans l’homme intérieur, le nouvel esprit des gouvernements le rendit complet et universel. Il ne fallait certes pas attendre que l’organisation simple des premières républiques survécût à la simplicité des mœurs et des conditions primitives ; mais au lieu de s’élever à une vie organique supérieure, elle se dégrada jusqu’à n’être plus qu’un mécanisme vulgaire et grossier. Les États grecs, où, comme dans un organisme de l’espèce des polypes, chaque individu jouissait d’une vie indépendante mais était cependant capable, en cas de nécessité, de s’élever à l’Idée de la collectivité, firent place à un ingénieux agencement d’horloge dans lequel une vie mécanique est créée par un assemblage de pièces innombrables mais inertes. Une rupture se produisit alors entre l’État et l’Église, entre les lois et les mœurs ; il y eut séparation entre la jouissance et le travail, entre le moyen et la fin, entre l’effort et la récompense. L’homme qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé du Tout ne se donne qu’une formation fragmentaire ; n’ayant éternellement dans l’oreille que le bruit monotone de la roue qu’il fait tourner, il ne développe jamais l’harmonie de son être, et au lieu d’imprimer à sa nature la marque de l’humanité, il n’est plus qu’un reflet de sa profession, de sa science. Mais même la mince participation fragmentaire par laquelle les membres isolés de l’État sont encore rattachés au Tout, ne dépend pas de formes qu’ils se donnent en toute indépendance (car comment pourrait-on confier à leur liberté un mécanisme si artificiel et si sensible ?) ; elle leur est prescrite avec une rigueur méticuleuse par un règlement qui paralyse leur faculté de libre discernement. »

Friedrich von Schiller, VIe Lettre sur l’éducation esthétique de l’humanité,
trad. Robert leroux

Dans le paragraphe, Schiller pense la distinction entre les cités grecques et les sociétés modernes en fonctions de l’opposition de l’organique et du mécanique. De la cité grecque aux états modernes, nous dit Schiller, il y a dégradation de l’organique au mécanique. L’unité organique de la cité antique tient, selon lui, à ce que les citoyens pouvaient s’élever à l’idée du tout auxquels ils appartiennent. Schiller met en relation la perte de cette capacité à s’élever à l’idée du tout et  le développement de la division du travail (« L’homme qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé du Tout ne se donne qu’une formation fragmentaire »).

Ce qui a retenu mon attention c’est que l’usage que fait Schiller de l’opposition de l’organique et du mécanique semble fonctionner en sens exactement inverse de l’usage qu’en fait Durkheim dans De la division du travail social. En effet Durkheim qualifie justement d’organique le type de solidarité lié à la division du travail, ce qu’il justifie ainsi :

« Ici donc, l’individualité du tout s’accroît en même temps que celle des parties ; la société devient plus capable de se mouvoir avec ensemble, en même temps que chacun de ses éléments a plus de mouvements propres. Cette solidarité ressemble à celle que l’on observe chez les animaux supé­rieurs. Chaque organe, en effet, y a sa physionomie spéciale, son autonomie, et pourtant l’unité de l’organisme est d’autant plus grande que cette individuation des parties est plus marquée. En raison de cette analogie, nous proposons d’appeler organique la solidarité qui est due à la division du travail. »

De la division du travail social, Livre I, chapitre 3

  A l’opposé, la solidarité mécanique est ainsi définie par Durkheim :

« La solidarité qui dérive des ressemblances est à son maximum quand la conscience collective recouvre exactement notre conscience totale et coïncide de tous points avec elle : mais, à ce moment, notre individualité est nulle. Elle ne peut naître que si la communauté prend moins de place en nous. Il y a là deux forces contraires, l’une centripète, l’autre centrifuge, qui ne peuvent pas croître en même temps. Nous ne pouvons pas nous développer à la fois dans deux sens aussi opposés. Si nous avons un vif penchant à penser et à agir par nous-même, nous ne pouvons pas être fortement enclin à penser et à agir comme les autres. Si l’idéal est de se faire une physionomie propre et personnelle, il ne saurait être de ressembler à tout le monde. De plus, au moment où cette solidarité exerce son action, notre personnalité s’évanouit, peut-on dire, par définition ; car nous ne sommes plus nous-même, mais l’être collectif.

Les molécules sociales qui ne seraient cohérentes que de cette seule manière ne pourraient donc se mouvoir avec ensemble que dans la mesure où elles n’ont pas de mouvements propres, comme font les molécules des corps inorganiques. C’est pourquoi nous proposons d’appeler mécanique cette espèce de solidarité. Ce mot ne signifie pas qu’elle soit produite par des moyens mécaniques et artificiellement. Nous ne la nommons ainsi que par analogie avec la cohésion qui unit entre eux les éléments des corps bruts, par opposition à celle qui fait l’unité des corps vivants. »

De la division du travail social, Livre I, chapitre 3

A ma connaissance Durkheim ne discute pas l’usage que Schiller fait de l’opposition entre organique et mécanique appliquée aux sociétés, en revanche il discute explicitement un autre auteur allemand qui fait lui aussi usage de l’opposition mécanique / organique dans un sens opposé au sien : Ferdinand Tönnies. En effet, pour expliquer la distinction entre Gemeinschaft et Gesellschaft, Tönnies mobilise l’opposition du mécanique et de l’organique, plaçant la Gemeinschaft du côté de l’organique, et la Gesellschaft du côté du mécanique. En 1889, soit quatre ans avant la publication de son ouvrage sur la division du travail, Durkheim livre une recension de l’ouvrage de Tönnies Gemeinschaft und Gesellschaft,  il adresse à l’auteur une critique qui concerne justement son usage de l’opposition mécanique / organique :

« Mais le point où je me séparerai de lui, c’est sa théorie de la Gesellschaft. Si j’ai bien compris sa pensée, la Gesellschaft serait caractérisée par un développement progressif de l’individualisme, dont l’action de l’État ne pourrait prévenir que pour un temps et par des procédés artificiels les effets dispersifs. Elle serait essentiellement un agrégat mécanique ; tout ce qui y reste encore de vie vraiment collective résulterait non d’une spontanéité interne, mais de l’impulsion tout extérieure de l’État. En un mot, comme je l’ai dit plus haut, c’est la société telle que l’a imaginée Bentham, Or je crois que la vie des grandes agglomérations sociales est tout aussi naturelle que celle des petits agrégats. Elle n’est ni moins organique ni moins interne. En dehors des mouvements purement individuels, il y a dans nos sociétés contemporaines une activité proprement collective qui est tout aussi naturelle que celle des sociétés moins étendues d’autrefois. Elle est autre assurément ; elle constitue un type différent, mais entre ces deux espèces d’un même genre, si diverses qu’elles soient, il n’y a pas une différence de nature. Pour le prouver, il faudrait un livre ; je ne puis que formuler la proposition. Est-il d’ailleurs vraisemblable que l’évolution d’un même être, la société, commence par être organique pour aboutir ensuite à un pur mécanisme ? Il y a entre ces deux manières d’être une telle solution de continuité qu’on ne conçoit pas comment elles pourraient faire partie d’un même développement. Concilier de cette manière la théorie d’Aristote et celle de Bentham, c’est tout simplement juxtaposer des contraires. Il faut choisir : si la société est un fait de nature à son origine, elle reste telle jusqu’au terme de sa carrière. »

Communauté et société selon Tönnies

Un nouvel épisode de la série « Grammaire et théologie »

30 mercredi Mar 2016

Posted by patertaciturnus in Fantaisie, Lectures

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Emile Durkheim, grammaire, mysticisme

J’aime bien les considérations sur Dieu et les pronoms personnels, mais je crois qu’en la matière certains vont trop loin pour moi. Voici un passage de l’Evolution pédagogique en France qui a piqué ma curiosité. Durkheim y évoque l’enseignement de la grammaire dans la période qui suit la renaissance carolingienne :

« On cherchait très souvent aux expressions, définitions, classifications des grammairiens des sens mystiques comme ceux que l’on découvrait dans la Bible à l’aide de l’interprétation dite anagogique. Ainsi, « si les verbes ont trois personnes, c’est, dit un grammairien, par suite d’une inspiration divine : Quod credas divinitus esse inspiratum. De cette façon, la foi en la sainte Trinité se retrouve jusque dans nos discours. »

Malheureusement Durkheim ne donne pas sa source, nous n’en saurons pas plus. Je serais curieux de savoir comment les trois personnes de la conjugaison et les trois personnes  de la Trinité se trouvent appariées (je présume que le Père ne peut être que la première personne) et surtout par quels artifices on s’est imaginé justifier cet appariement.

Le retour du Jésuite

27 dimanche Mar 2016

Posted by patertaciturnus in Lectures

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émulation, Compagnie de Jésus, compétition, Emile Durkheim, enseigner et apprendre, ilôts bonifiés

Ceux de mes lecteurs qui ont des enfants au collège – à moins qu’ils n’y enseignent – ont peut-être entendu parlé du dispositif des îlots bonifiés.

J’emprunte une description de ce dispositif aux Cahiers pédagogiques qui, à leur habitude, s’enthousiasment pour tout ce qui s’écarte du méchant-cours-magistral-impositif-frontal :

« Il s’agit en effet de faire travailler les élèves en groupes ou « îlots » constitués de tables autour desquelles s’assemblent les élèves par affinité, librement. Ces équipes, « îlots » ou « tables », ont la possibilité permanente au cours du jeu de gagner (ou de perdre) des « points bonus » lesquels « bonifient » ainsi leurs notes finales et les rendent donc meilleures. […] Le premier objectif du travail de groupe est de rendre les élèves actifs et interactifs, en classe, en sortant de façon volontariste de la pédagogie impositive et frontale au cours de laquelle trop souvent seuls quelques élèves suivent et « participent » pendant que le maître fait l’essentiel du travail d’exposition et de « monstration » du savoir… Et tous les bénéfices qu’apporte le travail de groupe pour les apprentissages et pour la gestion de la classe se retrouvent intégralement dans la méthode que Marie Rivoire a élaborée pour sa discipline d’abord et pour les autres ensuite, tant il est vrai qu’elle a fait déjà autour d’elle de nombreux adeptes enthousiastes. […] Marie Rivoire donne, au tout début de son ouvrage, les clefs de fonctionnement de sa méthode. Voyons-les rapidement :

• Les élèves se placent librement et par affinité, à quatre ou cinq autour d’un « îlot ». Le professeur conserve le droit de réguler par la suite la composition de ces groupes.

• La « table » va travailler pour gagner le plus rapidement possible un maximum de points. Plus le travail fourni est de qualité et effectif, plus on comptabilise de points

• Chaque table part de zéro et accumule de points bonus, pour le travail et l’attitude, qu’elle inscrit en couleur sur une fiche.

• Avant tout échange dans le groupe, chaque élève assis à la table effectue individuellement le travail demandé.

• Chaque îlot détient une ardoise sur laquelle les élèves, à tour de rôle, notent la participation des membres du groupe au travail collectif. Il faut une barre pour chaque élève pour que le groupe valide un point bonus. Le refus de participer est sanctionné individuellement d’une marque rouge.

• Une table qui ne participe pas ou qui perturbe les autres îlots, peut être sanctionnée d’une marque rouge collective qui fait perdre un point bonus.

• La table qui arrive à 20 points bonus met fin à la partie de toutes les tables. On comptabilise points bonus et marques rouges et la note, attribuée à tous les membres de l’équipe, est inscrite et coefficientée dans le carnet de notes. Les élèves sont ainsi récompensés immédiatement pour les efforts fournis.

Je suis bien incapable d’apprécier l’efficacité du dispositif, mais je tiens à signaler qu’on peut aller encore plus loin dans l’utilisation de l’émulation entre groupes comme carburant pédagogique. C’est ce dont témoigne la description que donne Durkheim du dispositif en vigueur dans les Collèges Jésuites du XVIIe :

« Mais, pour entraîner les élèves à un travail formel intense, mais assez vide de matière, il ne suffisait pas de les entourer, de les envelopper de près avec une sollici­tude vigilante ; il ne suffisait pas d’être toujours attentif à les contenir et à les soute­nir, il fallait aussi les stimuler. L’aiguillon dont se servaient les Jésuites, c’était exclu­si­ve­ment l’émulation. Non seulement ils furent les premiers à organiser dans les collèges le système de l’émulation, mais ils le portèrent d’emblée à un degré de développement qu’il ne devait plus revoir.

Aujourd’hui, bien que, dans nos classes, ce système tienne encore une place considérable, cependant il ne fonctionne plus d’une manière ininterrompue. On peut dire que, chez les Jésuites, il n’y avait pas de moment où il chômât. Toute la classe était organisée dans ce but. Les élèves étaient divisés en deux camps, les Romains d’une part et les Carthaginois de l’autre, qui vivaient, pour ainsi dire, sur le pied de guerre, s’efforçant de se devancer mutuellement. Chaque camp avait ses dignitaires. En tête du camp, il y avait un imperator, appelé aussi dictateur ou consul, puis venaient un préteur, un tribun et des sénateurs. Ces dignités, naturellement enviées et disputées, étaient attribuées à la suite d’un concours qui se renouvelait chaque mois. D’un autre côté, chaque camp était divisé en décuries, comprenant chacune dix élèves, et commandée par un chef nommé décurion et pris parmi les dignitaires dont nous venons de parler. Ces décuries ne se recrutaient pas indifféremment. Il y avait entre elles une hiérarchie. Les premières comprenaient les meilleurs élèves, les dernières les écoliers les plus faibles et les moins laborieux. Et ainsi, de même que le camp dans son ensemble s’opposait au camp adverse, dans chaque camp chaque décurie avait dans l’autre sa rivale immédiate, de force sensiblement égale. Enfin, les individus eux-mêmes étaient appariés, et chaque soldat d’une décurie avait son émule dans la décurie correspondante. Ainsi le travail scolaire impliquait une sorte de corps à corps perpétuel. Le camp défiait le camp, la décurie était en lutte avec la décurie, et les émules se surveillaient, se corrigeaient et se reprenaient mutuellement. A l’occa­sion, le maître ne devait pas craindre de mettre aux prises des élèves de force inégale. Par exemple, on faisait corriger le devoir d’un élève plus fort par un élève moins fort afin, dit le P. Jouvency, « que ceux qui ont fait des fautes en soient plus honteux et plus mortifiés ». Même chacun peut livrer bataille à un élève d’une décurie supérieure et, vainqueur, il prend sa place.

Il est intéressant de remarquer que ces diverses dignités n’étaient pas seulement des titres honorifiques, mais des fonctions actives ; et c’était d’ailleurs ce qui en faisait le prix. Le décurion avait des pouvoirs étendus. Placé en face de sa décurie, il était chargé d’exiger le silence et l’attention de ses dix écoliers, de constater les absences, de faire réciter les leçons, de s’assurer si les devoirs étaient terminés et faits avec soin. Les consuls exerçaient sur les décurions de leur camp la même autorité que ceux-ci sur leurs décuries. Chacun était ainsi tenu en haleine. Jamais l’idée que la classe est une petite société organisée n’a été réalisée aussi systématiquement. C’est une cité dont chaque élève est fonctionnaire. C’est, d’ailleurs, grâce à ce partage du travail entre le maître et les élèves qu’un professeur pouvait diriger sans trop de difficulté des classes qui atteignaient parfois deux cents et trois cents élèves. »

Emile Durkheim, L’évolution pédagogique en France, IIe partie, Chapitre VII

 

Crise éternelle

11 vendredi Mar 2016

Posted by patertaciturnus in Food for thought, Lectures

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Education nationale mon amour, Emile Durkheim, réforme

« On se plaint bien souvent aujourd’hui des variations trop fréquentes qui se sont produites dans les programmes au cours de ces vingt dernières années, et il arrive qu’on s’en prend à ces changements trop répétés de la crise que traverse actuellement l’enseignement secondaire. On voit que cette instabilité ne date pas d’hier; qu’elle n’est pas imputable à telles personnalités ou à telles circonstances particulières, mais qu’elle constitue un état chronique, depuis un siècle, et qui dépend évidemment de causes impersonnelles. Loin d’être la cause du mal, elle en est l’effet et l’indice extérieur; elle le révèle plus qu’elle ne le produit. Si tant de combinaisons diverses ont été successivement essayées et si, périodiquement, elles se sont écroulées les unes sur les autres, c’est que jusqu’à hier on n’a pas voulu reconnaître la grandeur et l’étendue de la maladie à laquelle elles se proposaient de remédier. On croit que, pour rétablir sur des bases solides notre enseignement secondaire, il suffirait de quelques heureux changements de détail, de trouver un meilleur dosage des disciplines enseignées, de faire plus grande la part des lettres ou celle des sciences ou de les équilibrer savamment, alors que c’est un changement d’esprit et d’orientation qui se trouve nécessaire. »

Ni la réformite de l’Education Nationale, ni la dénonciation de celle-ci, ni  les appels à la refondation pour mettre un terme à l’instabilité, ne datent d’hier puisque ce texte, extrait de L’évolution pédagogique en France de Durkheim a été écrit en 1904.

L’universalisme comme particularisme

08 mardi Mar 2016

Posted by patertaciturnus in Lectures

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Emile Durkheim, universalisme

En novembre dernier, j’avais cité un extrait de L’enracinement où Simone Weil évoque les contradictions dans lesquelles s’empêtre le patriotisme français en raison de sa tendance à l’invocation de valeurs universelles.  Je viens de découvrir un texte de Durkheim, dans l’Evolution pédagogique en France, qui éclaire le sujet. Durkheim propose une explication du penchant français pour l’universalisme, d’après lui, ce serait un effet du type d’enseignement dispensé dans les collèges (notamment jésuites) à partir du XVIe siècle.

« L’élève des Jésuites, pour ne parler que de lui, vivait dans un commerce assidu avec les hommes de l’Antiquité; seulement, il était dressé à ne pas apercevoir en eux ce qu’ils avaient de grec et de romain; on ne les lui montrait que par les côtés où ils étaient simplement des hommes, à peine différents (sauf pour ce qui concerne la lettre de la foi) de ceux qu’il voyait autour de lui. C’étaient les mêmes sentiments généraux qui semblaient animer les uns et les autres et les mêmes idées qui semblaient les conduire. Si donc cette humanité lointaine différait si peu de celle qu’il avait sous les yeux, comment aurait-il pu avoir l’idée que l’humanité varie dans le temps, qu’elle est diverse et d’une diversité réelle et profonde, que, suivant les lieux et les siècles, elle a des manières différentes de juger, de raisonner, de sentir et d’agir, une autre morale et une autre logique ?

Tout, au contraire, devait entretenir la jeunesse dans cette conviction que l’homme est toujours et partout semblable à lui-même; que les seuls changements qu’il présente au cours de l’histoire se réduisent à des modifications extérieures superficielles; qu’il peut bien porter d’autres costumes, habiter d’autres maisons, parler un autre langage, observer une autre étiquette, mais que le fond de sa vie intellectuelle reste, toujours et partout identique, sans variations essentielles. On ne pouvait donc, en sortant de l’école, concevoir la nature humaine autrement que comme une sorte de réalité éternelle, immuable, invariable, indépendante du temps et de l’espace, puisque la diversité des conditions de temps et de lieux ne l’affecte pas.

N’est-il pas clair que des esprits qui avaient reçu cette culture, qui, par suite, étaient atteints de cette espèce d’infirmité qui les rendait insensibles à ce qu’il y a de changeant et de variable dans l’histoire, ne pouvaient nous peindre l’homme que comme on leur avait appris à le voir, c’est-à-dire par ce qu’il a de plus général, de plus abstrait, de plus impersonnel ? Quant à ces caractères multiples et complexes qui font la physionomie particulière de chacun de nous, qui font que l’homme d’un pays et d’une condition n’est pas l’homme d’une autre condition et d’un autre pays, ils n’y voyaient que des détails accessoires, qui pouvaient être négligés sans inconvénient, dont il convenait même de faire abstraction pour atteindre ce qu’il y a d’essentiel, c’est-à-dire d’invariable et d’universel. Et voilà comment la culture intellectuelle, fruit de l’humanisme, devait nécessairement donner naissance à cette attitude mentale qui est restée un des traits distinctifs de notre littérature nationale. […]

Mais ce trait de caractère n’a pas seulement affecté notre vie littéraire ; tout notre tempérament intellectuel et moral en porte la marque.

Et d’abord, c’est manifestement de là que vient notre cosmopolitisme constitutionnel. Quand une société est ainsi dressée à se représenter l’homme dégagé de toutes les contingences nationales et historiques, dans ce qu’il a de plus général et de plus abstrait, elle ne peut s’attacher qu’à un idéal qui lui paraisse valable pour le genre humain tout entier. De ce point de vue, par conséquent, le Français ne peut, sans contredire sa mentalité, se poser les problèmes moraux ou politiques dans des termes étroitement nationaux. Quand il légifère, c’est pour l’humanité qu’il croit légiférer, puisque l’humanité est la seule réalité véritable, et que les formes superficielles dans lesquelles elle s’enveloppe et qui la particularisent aux différents moments de l’histoire ne méritent pas plus de retenir l’attention du philosophe et de l’homme d’État que du poète. Voilà pourquoi, quand les Constituants entreprirent de dresser la liste des libertés qui leur paraissaient nécessaires, ce n’est pas pour eux, Français du XVIIIe siècle, qu’ils les revendiquaient, mais pour l’homme de tous les pays et de tous les temps. Et ce qui montre bien qu’il y a un lien entre cette espèce d’universalisme, de cosmopolitisme intellectuel et la culture gréco-latine, c’est que le sens du particularisme national est bien plus aiguisé chez les peuples où l’humanisme a poussé de moins profondes racines que chez nous, chez les peuples anglo-saxons et germaniques, où l’influence de l’humanisme a été très vite enrayée, grâce aux progrès du protestantisme. Certes, je ne veux pas dire que l’Angleterre ou l’Allemagne aient plus d’égoïsme collectif que la France : nous avons le nôtre. J’entends seulement qu’elles sentent plus vivement que nous ce qu’il y a de réel dans les différences qui séparent les uns des autres les types nationaux, et que l’homme d’État doit tenir compte de cette diversité. »

E. Durkheim, L’évolution pédagogique en France, IIe partie chapitre VIII

L’idéal et le réel

08 jeudi Oct 2015

Posted by patertaciturnus in Lectures

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Emile Durkheim, réel et idéal

« Une société ne peut ni se créer ni se recréer sans, du même coup, créer de l’idéal. Cette création n’est pas pour elle une sorte d’acte surérogatoire, par lequel elle se compléterait, une fois formée ; c’est l’acte par lequel elle se fait et se refait périodiquement. Aussi, quand on oppose la société idéale à la société réelle comme deux antagonistes qui nous entraîneraient en des sens contraires, on réalise et on oppose des abstractions. La société idéale n’est pas en dehors de la société réelle ; elle en fait partie. Bien loin que nous soyons partagés entre elles comme entre deux pôles qui se repoussent, on ne peut pas tenir à l’une sans tenir à l’autre. Car une société n’est pas simplement constituée par la masse des individus qui la composent, par le sol qu’ils occupent, par les choses dont ils se servent, par les mouvements qu’ils accomplissent, mais, avant tout, par l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Et sans doute, il arrive qu’elle hésite sur la manière dont elle doit se concevoir : elle se sent tiraillée en des sens divergents. Mais ces conflits, quand ils éclatent, ont lieu non entre l’idéal et la réalité, mais entre idéaux différents, entre celui d’hier et celui d’aujourd’hui, entre celui qui a pour lui l’autorité de la tradition et celui qui est seulement en voie de devenir. Il y a assurément lieu de rechercher d’où vient que les idéaux évoluent; mais quelque solution qu’on donne à ce problème, il n’en reste pas moins que tout se passe dans le monde de l’idéal. »

Emile DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Conclusion I

*

Texte découvert grâce à une conférence de Bruno Karsenti. Il faudrait peut-être que je me mette à lire sérieusement Durkheim.

Surprenantes convergences

16 dimanche Août 2015

Posted by patertaciturnus in Lectures

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Camille Tarot, Emile Durkheim, religion, structuralisme

« Le structuralisme est bien né  de l’école française de sociologie, mais en divisant l’héritage pour choisir le génial anticipateur Mauss contre le fondateur obsolète et dogmatique Durkheim. Celui-ci a erré en osant poser le problème de l’origine de la religion, question désormais taboue. Et toutes ces erreurs, ajoutera-t-on vingt-cinq ans après, comme on vient de le lire sous la plume de Détienne, viennent de ce qu’on peut appeler le « cryptocatholicisme » de Durkheim. Au tournant du millénaire, avec le spectre du retour de la religion en plus, il n’est donc pas vain de répéter qu’il faut oublier Durkheim et reprendre le chantier de « décatholiciser » la notion de religion, avec le résultat paradoxal d’affirmer que seul le christianisme fut jamais une religion et qu’il n’y a jamais eu de religion en dehors de lui. Les plus intransigeants partisans de la vraie religion catholique, apostolique et romaine, n’en avaient jamais demandé autant ! Il est vrai qu’on le leur accorde à titre qu’on espère posthume. »

Camille Tarot, Le symbolique et le sacré, p. 48

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