Philémon était suffisamment bien disposé envers Anatole pour faire ce qui arrangeait ce dernier. En revanche il était quelque peu agacé qu’Anatole tienne systématiquement à présenter les conditions de son propre confort comme convergentes avec les intérêts de Philémon.
Au cours de son explication de la conception kierkegaardienne de l’amour pour Dieu, André Vergez propose en note un intéressant rapprochement avec Simone Weil.
« A chaque instant, notre existence est un amour de Dieu pour nous. Mais Dieu ne peut aimer que soi-même. Son amour pour nous est amour pour soi à travers nous. Ainsi, lui qui donne l’être aime en nous le consentement à ne pas être. »
Simone Weil, L’attente de Dieu, Plon 1948, p.36
J’y trouve la confirmation de ce que j’avais suggéré lors du 2e épisode de la série Aime ton juge ! : que la conception d’un amour pour l’autre culminant dans l’accusation de soi voire abolition de soi fait système avec une conception « égoïste » ou « jalouse » de l’amour de l’autre pour nous. Cela me ramène aussi au thème du narcissisme divin que j’avais évoqué à l’automne dernier.
Comment peut-on souhaiter abolir son ego pour permettre à l’autre d’être dans la pure affirmation du sien ? La chanson de Berger nous apporte peut-être la réponse :
« Et même l’enfer c’est pas grand chose A côté d’être seule sur Terre »
« Quand il s’agit de soi-même, et même de sa famille, il est plus ou moins admis qu’il ne faut pas trop se vanter soi-même, qu’il faut se défier de ses jugements lorsqu’on est à la fois juge et partie, qu’il faut se demander si les autres n’ont pas au moins partiellement raison contre soi-même, qu’il ne faut pas trop se mettre en avant, qu’il ne faut pas penser uniquement à soi-même ; bref qu’il faut mettre des bornes à l’égoïsme et à l’orgueil. Mais en matière d’égoïsme national, d’orgueil national, non seulement il y a une licence illimitée, mais le plus haut degré possible est imposé par quelque chose qui ressemble à une obligation. Les égards envers autrui, l’aveu des torts propres, la modestie, la limitation volontaire des désirs, deviennent dans ce domaine des crimes, des sacrilèges. Parmi plusieurs paroles sublimes que le Livre des Morts égyptien met dans la bouche du juste après la mort, la plus touchante peut-être est celle-ci : « Je ne me suis jamais rendu sourd à des paroles justes et vraies. » Mais sur le plan international, chacun regarde comme un devoir sacré de se rendre sourd à des paroles justes et vraies, si elles sont contraires à l’intérêt de la France. Ou bien admet-on que des paroles contraires à l’intérêt de la France ne peuvent jamais être justes et vraies ? Cela reviendrait exactement au même. Il y a des fautes de goût que la bonne éducation, à défaut de la morale, empêche de commettre dans la vie privée, et qui semblent absolument naturelles sur le plan national. Même les plus odieuses des dames patronnesses hésiteraient à rassembler leurs protégés pour leur exposer dans un discours la grandeur des bienfaits accordés et de la reconnaissance due en échange. Mais un gouverneur français d’Indochine n’hésite pas, au nom de la France, à tenir ce langage, même immédiatement après les actes de répression les plus atroces ou les famines les plus scandaleuses ; et il attend, il impose des réponses qui lui fassent écho. »
Simone Weil (philosophe droit-de-lhommiste-bobo-bien-pensante) L’enracinement
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J’ai repensé à ce texte en parcourant les commentaires d’articles de journaux en ligne à propos des réfugiés, en particulier en lisant ce commentaire d’un dénommé Socratte qui me semble remporter la palme de la bassesse.
« et si au lieu de migrer ils faisaient comme les européens? moi quant j’ai un problème dans ma maison, je ne vais pas habiter chez mon voisin, je répare ma maison, si j’ai une fuite je ne hurle pas « au secour! », non je bouche la fuite, si un de mes mur menace de tomber je ne vais pas piquer celui du voisin, non je me prend en main et je refais un mur, si un squatter vient tenter de loger chez moi je le vire moi même sans appeler pierre, paul ou jacques. »
Il est difficile de résister à la tentation de souhaiter que ce connard soit un jour contraint de mettre ses actes en conformité avec ses paroles. Nul doute qu’il arrêterait Daech avec ses petits bras musclés.
« Tout ce qui occupe des autres égaye ; tout ce qui occupe de soi seul rend triste. De là cette mélancolie, sentiment de l’homme qui ne pense qu’à soi, qui est trop renfermé en lui même. »
La violence serait-elle acte d’agression, la générosité est-elle signe d’ « altruisme »? Les ethnographes de la Mélanésie, autant que les psychanalystes d’Amérique attesteront sans difficulté que l’agression trouve souvent à s’assouvir dans des dons somptueux, et sans espoir de réciprocité. Car, ainsi que nous l’indique encore le dicton esquimau : « les dons font les esclaves, comme les fouets font les chiens. » A l’inverse, un individu peut fort bien en frapper un autre par authentique sollicitude pour son bien. L’altruisme de l’homme sera cuisant pour le derrière de l’enfant ; et « Crois-moi, c’est pour ton bien que je le fais. J’en souffre plus que toi. »
Marshall Sahlins, Critique de la sociobiologie, p. 36
La philosophie allemande a eu ses « 3 H » : Hegel, Husserl, Heidegger, la philosophie française contemporaine a eu ses « 3 M », on pourrait même dire ses « 3 Michel » : Berger, Leeb, Field, qui, en dehors de leur prénom et d’une formation philosophique ont également en commun d’avoir acquis leur notoriété en dehors de la sphère philosophique. Je ne sais pas encore si j’aurai un jour le courage de me livrer à une exégèse philosophique des œuvres de Michel Leeb, en attendant je vais m’attaquer à un monument un peu moins impressionnant : une fameuse chanson écrite par Michel Berger et interprétée par France Gall : Résiste.
Considérons le refrain fameux :
Résiste Prouve que tu existes Cherche ton bonheur partout, va, Refuse ce monde égoïste Résiste Suis ton cœur qui insiste Ce monde n’est pas le tien, viens, Bats-toi, signe et persiste Résiste
On constate que le monde est mentionné deux fois : ce monde est « égoïste » et il « n’est pas le tien ». C’est parce que les autres sont égoïstes que ce monde n’est pas le tien. Le rapprochement de ces deux vers nous indique que Michel Berger fait sienne la fameuse définition de l’égoïste : un égoïste c’est quelqu’un qui ne pense pas à moi. On objectera peut-être que cette remarque est tendancieuse et qu’il faut interpréter « ce monde n’est pas le tien » comme signifiant, non pas « dans ce monde on ne tient pas compte de tes désirs égoïstes », mais « tu ne peux pas te reconnaître dans ce monde égoïste toi qui es si profondément altruiste ». C’est une possibilité, mais elle n’est guère confirmée par le reste des paroles, car ce sont plutôt les incitations à l’égoïsme, ou du moins à l’affirmation de soi, qui sont récurrentes dans cette chanson [1]. « Face à l’égoïsme des autres la solution est d’être soi-même égoïste », est ce que tel est le « message » de cette chanson « engagée »? A supposer que ce soit le cas, force est de noter que n’est pas assumé comme tel. Au contraire, dans le dernier couplet, l’affirmation de soi est supposée coïncider avec la recherche de l’émancipation des autres :
« Danse pour tous ceux qui ont peur Danse pour les milliers de cœurs Qui ont droit au bonheur… «
Tout cela est bel est bon, mais on a un peu l’impression que « les autres » dans cette chanson se divisent en deux catégories : les gentilles victimes : ces « milliers de cœur » qui ont « peur » et « droit au bonheur » (et auxquels le slogan « Résiste! » est aussi virtuellement adressé ), et les méchants oppresseurs : ce « on » qui « t’organise une vie bien dirigée » et qui « veut t’amener à renier tes erreurs » (sans pour autant t’aimer … salaud!). Peut-être Michel veut-il nous parler ici de la lutte des classes? [2] Ne faudrait-il pas envisager l’hypothèse que l’adversité du « on » dénoncée dans les premiers couplets, résulterait de l’agrégation des attitudes mêmes que recommande la chanson ? N’est pas parce que d’autres cherchent par dessus tout à prouver qu’ils existent, parce qu’ils signent et persistent en cherchant leur bonheur partout, que le monde est égoïste?
[1] Si on interprète cette chanson en lui appliquant l’opposition égoïsme /altruisme, il faut également prendre en compte le fait qu’il s’agit d’un discours adressé : l’énonciateur n’exprime pas sa propre affirmation de lui même, il recommande à un autre de s’affirmer. Où l’on retrouve le paradoxe du discours philosophique en faveur de l’égoïsme : si on fait l’effort de recommander l’égoïsme (au lieu de se contenter d’être simplement égoïste), c’est qu’on se soucie un minimum des autres.
[2] En fait même avec la meilleure volonté herméneutique du monde il est impossible de faire de cette chanson un hymne crypto-communiste. Il suffit de constater que le message a beau être adressé à tous les auditeurs, il reste adressé à chacun individuellement : le slogan est bien « Résiste », pas « Résistez » ou « Résistons ». A défaut d’avoir affaire à un éloge de l’égoïsme on a manifestement affaire à un propos individualiste. Ni randiste ni marxiste, bergeriste!
Tant seulement ton repos je désire, T’avertissant (puisqu’il faut le te dire) Que je ne suis disposé à t’aimer : Si pour cueillir tu veux doncques semer, Trouve autre champ, et du mien te retire.
Bref, si ton cœur plus à ce chemin tire, Il ne fera que augmenter son martyre, Car je ne veux serviteur te nommer Tant seulement.
Tu peux donc bien autre maîtresse élire: Que plût à Dieu qu’en mon cœur pusses lire, Là où Amour ne t’as su imprimer! Et m’ébahis (sans rien désestimer) Comment j’ai pris la peine de t’écrire Tant seulement.
Clément Marot, Rondeaux, LXIV
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La poésie a souvent servi à déclarer sa flamme [1] ou à déplorer un amour non payé de retour, faut-il regretter qu’elle n’ait pas d’avantage servi à repousser les propositions ou à signifier des ruptures? Après tout l’expression « y mettre les formes » prendrait là tout son sens et cet effort ne serait peut-être pas sans bénéfice (« certes je te repousse / je te quitte, mais je t’ai quand même écrit un superbe poème pour te le dire! »).
Ce qui m’intrigue dans ce poème de Clément Marot, c’est l’apparent écart entre son titre et son contenu qui semble suggérer un écart entre les raisons de tenir le discours et les raisons données dans ce discours. Le poème est adressé à un importun mais il n’est pas question de son importunité dans le poème. On ne lui recommande pas de changer de cible parce qu’il indispose sa cible actuelle (aime quelqu’un d’autre, tu m’emmerdes avec tes déclarations d’amour!), mais pour son bien (aime quelqu’un d’autre, tu souffriras davantage en continuant à m’aimer). Lorsque la raison qu’on donne dans le discours (tu vas souffrir) ne correspond à la raison qu’on a de te tenir ce discours (tu m’importunes), ne faut il pas parler d’hypocrisie? Ici, une motivation altruiste proclamée masquerait une motivation égoïste. Les choses ne sont pas si simples, comme le révèle l’étonnement exprimé à la fin du poème : certes je ne t’aime pas mais je me soucie suffisamment de ton bonheur pour prendre la peine de t’écrire (en vers qui plus est). La possibilité de distinguer altruisme et égoïsme de la motivation tient peut être à la cause de l’importunité. Si ce qui m’importune ce sont tes lettres d’amour qui encombrent ma boîte aux lettres, tes bouquets de fleurs auxquels je suis allergique, ta présence envahissante qui écarte des prétendants plus attirants … il y aurait hypocrisie à te demander de cesser de me les adresser car cela te fait souffrir. Mais si ce qui trouble mon bonheur c’est le fait même que tu souffres de cette situation, il n’y aurait plus d’hypocrisie car mon souci de ton bonheur coïnciderait avec mon souci de mon bonheur. Cette coïncidence reste cependant distincte de celle qui existe dans l’amour (parce qu’elle est ponctuelle et non engagée dans la durée?).
On pourrait s’interroger sur l’efficacité comparée des différents types de motifs invoqués en ces circonstances : pour décramponner le soupirant vaut-il mieux lui parler des malheurs auxquels il s’expose ou de la gêne qu’il occasionne [2]? Faute d’expérience personnelle suffisante et de données statistiques, je me garderai de me prononcer. Je me contenterai de signaler une faiblesse potentielle du premier motif : il risque d’être peu efficace sur ceux que l’amour porte à se complaire dans le malheur.
[1] Cela peut d’ailleurs être considéré par les poètes eux-mêmes comme un malentendu sur la nature de la poésie. Ainsi Valéry considérait qu’il fallait « être singulièrement sot pour attribuer à un poète les sentiments qui paraissent dans ses vers ».
[2] On pourrait interpréter cette alternative en réintroduisant – cette fois du côté du destinataire – le jeu sur l’opposition altruisme / égoïsme.
« Tout ce qui multiplie les nœuds qui attachent l’homme à l’homme le rend meilleur et plus heureux. »
Joseph Joubert, Pensées (10-18 p.4)
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Cet aphorisme a été consciencieusement souligné et accompagné d’une double marque dans la marge… pourtant j’ai bien passé quinze ans à n’en tenir aucun compte!
Un des plaisirs de la relecture des livres – et les recueils d’aphorismes sont de ceux qu’il est plus facile de relire – c’est de retrouver ses propres marques de lecteur et de comparer ce qui nous importait à la première lecture et ce qui nous importe aujourd’hui.
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Pour ce qui est du texte même de Joubert, un détour par l’édition intégrale des Carnets nous apprend qu’il est extrait d’un ensemble de textes écrit entre 1779 et 1783 et constituant les notes préparatoires d’un essai consacré à la Bienveillance Universelle sur lequel Joubert travailla à l’instigation de Diderot mais qu’il ne mena pas à terme.
« et si au lieu de migrer ils faisaient comme les européens?
moi quant j’ai un problème dans ma maison, je ne vais pas habiter chez mon voisin, je répare ma maison, si j’ai une fuite je ne hurle pas « au secour! », non je bouche la fuite, si un de mes mur menace de tomber je ne vais pas piquer celui du voisin, non je me prend en main et je refais un mur, si un squatter vient tenter de loger chez moi je le vire moi même sans appeler pierre, paul ou jacques. »