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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

Pater Taciturnus

Archives de Tag: dialogue

Gombrowicz vs Socrate

02 mercredi Fév 2022

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dialogue, vérité, Witold Gombrowicz

« Je vois, non sans regret, que la discussion fait par­tie de ces phénomènes de notre culture qui ne nous apportent, d’une manière générale, qu’une humiliation que vous me permettrez d’appeler « disqualifiante ». Essayons de nous demander d’où nous vient le venin honteux dont toute discussion nous abreuve. Nous l’engageons en croyant que son rôle sera d’établir qui a raison et où est la vérité; pour ce faire, nous déter­minerons : 1° le sujet, 2° les termes, puis 3° nous veil­lons à la clarté de l’expression, 4° à la logique de l’exposé. Résultat : une vraie tour de Babel, un vrai chaos d’idées et de mots, et la vérité finit par sombrer dans mille palabres. Enfin, combien de temps allons-nous encore continuer à croire — avec cette naïveté de professeur héritée du siècle dernier — qu’un débat peut s’organiser? N’avez-vous pas encore compris cer­taines choses ? Vous faut-il vraiment encore plus de palabres, dans un univers qui en est malade, pour enfin comprendre que discuter n’a jamais conduit personne à la vérité? Et vous voudriez éclairer votre nuit avec ce lumignon, alors que les plus grands phares s’efforcent en vain d’en percer les ténèbres?

En vous disant que la discussion est un phénomène du genre « disqualifiant », je pensais bien entendu à la discussion de thèmes sublimes et abstraits ; qui, en effet, voudrait risquer le ridicule de débattre des diverses manières de préparer la soupe aux poireaux ? Le ridicule, pourtant, vient non seulement de ce qu’un débat n’est pas à la hauteur de son propos, mais avant tout du fait que nous nous livrons nous-mêmes à une sorte de mystification qui est d’autant plus scanda­leuse que le sujet discuté a plus de poids. Nous faisons notamment semblant — devant les autres et devant nous-mêmes — de rechercher la vérité, mais cette vérité nous sert en somme de prétexte pour jouir plei­nement de la discussion, bref de prétexte à notre plai­sir personnel. Lorsque vous jouez au tennis, vous ne faites croire à personne qu’il s’agit pour nous d’autre chose que de jeu ; mais quand vous échangez force arguments avec votre adversaire, vous refusez d’admettre que la vérité, la foi, la vision de l’univers, les idéals, l’humanité ne sont en réalité que balles qu’on échange; en somme que l’important pour vous est de savoir qui vaincra l’autre, qui va briller et mon­trer sa valeur dans une joute venant si agréablement combler votre pause de midi.

Est-ce la Discussion qui sert la Vérité, ou la Vérité qui sert la Discussion? Assurément, l’une ne va pas sans l’autre, et c’est sans doute au fond de cette ambi­guïté que doit se cacher l’insaisissable élément qui est le secret de notre vie et de notre culture. Un homme qui parle doit néanmoins se rendre compte pourquoi il le fait ; et il suffit que nous passions honteusement sous silence cet aspect moins sérieux de la discussion pour qu’aussitôt notre style commence à grimacer, à craquer et s’effondrer, devenant alors la source de toutes les hontes qui s’ensuivent. Les personnes qui, oubliant les autres, se concentrent et tendent unique­ment à trouver la Vérité, pérorent sur un ton aussi pesant que faux, et leur discours, privé de vie, devient non pas une balle mais une scie. En revanche, ceux qui connaissent l’art de faire naître l’agrément, pour qui discuter est à la fois un travail et un jeu — un jeu pour travailler, un travail pour jouer ceux-là ne se laisseront pas accabler; leur échange d’opinions deviendra ailé, sera étincelant de charme, de passion et de poésie, et de plus, indépendamment du résultat, il sera pour eux un triomphe. Alors, même une sottise, une contrevérité n’arriveront pas, si vous savez en jouer, à vous mettre k.-o. »

Witold Gombrowicz, Journal, Tome I, Folio p. 161 – 163

Philosophie du confident (2)

22 mercredi Déc 2021

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confidence, dialogue, Roland Barthes

« Le rôle du confident est mythique : puisque je ne puis maîtriser réellement les contradictions où me jette le sentiment amoureux, je raconte une histoire dont la fonction est de dialectiser ces contradictions. Le confident me permet de narrer, de réciter, de produire un intelligible : j’arrange l’Image dans le sens qui me convient, soit que je l’exalte (et me rassure d’aimer un être dont je décris la valeur), soit que je la diminue, me permettant de petites agressivités, des ironies malignes que je n’oserais jamais assumer face à l’objet aimé. […]

(Ce profit narratif est ambigu, car ce n’est jamais que profit de l’Imaginaire. De la confidence amoureuse, on ne peut attendre aucun effet analytique ; car plus je parle (au confident), plus je chois dans l’Imaginaire ma confidence me ramène sans cesse au « psychologique ».) […]

Dans la confidence, le dialogue est faible. Le confident écoute, relance (par amitié), objecte parfois (sans conviction), ne conteste jamais longtemps, car (tout en lui le dit) il parle à un fou. Tel le coryphée antique, sa fonction est de faire marcher le monologue. Ce monologue est celui de la « souffrance », non de l’action ; la pièce montée (racontée) par l’amoureux n’est pas un drame, mais une tragédie, et des plus archaïques, entre le coryphée et le héros tragique, entre le confident et l’amoureux, nulle joute, l’un est subordonné à l’autre : seulement une longue plainte ; le dialogue (la « scène ») est réservé (fût-ce intérieurement) à mon autre. »

Roland Barthes, Le discours amoureux, Séminaire à l’École pratique des hautes étude, Seuil, p. 629 – 630

Todorov lecteur

08 lundi Avr 2019

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dialogue, lecture, Tzvetan Todorov

« Face à un texte, on peut chercher avant tout à l’expliquer (par des causes sociales ou des configurations psychiques, par exemple) ou bien à le comprendre ; j’ai opté pour cette seconde voie. Du coup, je vais peu « en amont » des textes, vers ce qui les a fait naitre, et beaucoup plus « en aval », puisque je m’interroge non seulement sur leur sens, mais aussi sur leurs implications politiques, éthiques, philosophiques. Je postule, en somme, que si quelqu’un a dit quelque chose, c’est (aussi) parce qu’il a voulu le faire ; quelles que soient les forces qui aient agi à travers lui, je le tiens pour responsable de ses propos. En cela, ma manière de lire n’est que l’illustration d’une des thèses que je défends.

Quant à l’autre versant de ce travail, je trouve que le mot qui caractérise le mieux mon projet (sinon sa réalisation) est celui de « dialogue ». Cela veut dire, avant tout, que je ne m’intéresse pas au seul sens des textes de mes auteurs (mon analyse n’est pas un « métalangage », radicalement différent d’un « langage-objet », parlant du texte, l’autre du monde), mais aussi à leur vérité ; il ne me suffit pas d’avoir reconnu leurs arguments (cela, c’est le premier pas — obligé — du travail), je cherche aussi à savoir si je peux les accepter : je parle aussi du monde. Dans la mesure du possible, je situe ces dialogues dans l’histoire, ou je les y projette. D’abord, je cherche à confronter entre elles les différentes idées d’un même auteur ; ensuite, je reconstruis des dialogues entre les auteurs : au début, en particulier, c’est Rousseau qui donne la réplique à mes autres personnages, Montaigne, La. Bruyère ou Diderot ; plus tard, c’est Tocqueville qui répond à Gobineau, et John Stuart Mill à Tocqueville ; à la fin, Montesquieu est interpellé par ses critiques, Helvétius, Condorcet ou Bonald. Montesquieu et Rousseau se critiquent aussi mutuellement. A d’autres moments, ne trouvant pas ce dialogue dans l’histoire, ou pas sous une forme qui me satisfasse, je m’avance —téméraire — dans le rôle d’interlocuteur, et je pratique à mon propre compte la critique interpellative.

Choisir le dialogue, cela veut dire aussi éviter les deux extrêmes que sont le monologue et la guerre. Que le monologue soit celui du critique ou celui de l’auteur, peu importe : il s’agit à chaque fois d’une vérité déjà trouvée, qui n’a plus qu’à être exposée ; or, fidèle en cela à Lessing, je préfère chercher la vérité que d’en disposer. La guerre dans les textes, cela existe aussi, et du reste je ne l’ai pas toujours évitée : quand on n’a rien de commun avec l’auteur d’en face, et quand on n’éprouve que de l’hostilité pour ses idées, le dialogue devient impossible et se trouve remplacé par la satire ou l’ironie ; la compréhension des textes en souffre (cela m’est peut-être arrivé avec les auteurs représentatifs de ce que j’appelle le « racialisme vulgaire ».)

Enfin la pratique du dialogue s’oppose aussi, pour moi, au discours de la séduction et de la suggestion, en ce qu’elle en appelle aux facultés rationnelles du lecteur, plutôt que de chercher à capter son imagination ou que de le plonger dans un état de stupeur admirative. L’envers de ce choix est que mes arguments paraîtront parfois un peu trop terre à terre ; mais c’est encore une conséquence de mon désir de ne pas séparer vivre et dire, de ne pas annoncer ce que je ne peux pas assumer. C’est pour la même raison que j’ai truffé mon texte de tant de citations : je veux que le lecteur puisse juger de tout par lui-même, j’essaie donc, autant que possible, de mettre entre ses mains l’ensemble du dossier (car je n’imagine pas ce lecteur comme ayant toujours à ses côtés tous les livres dont je parle). »

Tzvetan TODOROV, Nous et les autres, Avant-Propos, p. 15 – 17

Éthique de la discussion

27 samedi Déc 2014

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dialogue, Hugo Pratt, stupidité, vérité

Cush :« Pourquoi parles-tu avec ce chien infidèle, … Toi qui, comme moi, marches sur les chemins de la vérité.

« El oxford » : « oui, je marche comme toi sur les chemins de la vérité, Cush … mais sur ces chemins, on trouve aussi tant d’hommes stupides. Et si tu continues, tu deviendras l’un d’eux. »

Hugo Pratt, Les Ethiopiques

N’y a-t-il que les imbéciles …? (3)

23 mercredi Avr 2014

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art d'avoir toujours raison, Arthur Schopenhauer, dialogue, mauvaise foi, vérité

Il serait dommage de vous priver du paragraphe de L’art d’avoir toujours raison qui suit ceux que j’ai cité hier.

« Machiavel prescrit au prince d’utiliser chaque instant de faiblesse de son voisin pour l’attaquer : sans cela, l’autre peut tirer parti de la faiblesse de ce prince. Si la bonne foi régnait, la chose aurait une autre allure ; mais comme on n’a pas à s’y attendre, il ne faut pas la pratiquer, puisqu’aussi bien elle est mal récompensée; – il en va de même dans la controverse: si je donne raison à mon adversaire dès qu’il me semble avoir raison, il n’est guère probable qu’il en fera autant si la situation s’inverse : il agira bien plutôt per nefas : donc, il faut que je lui rende la monnaie de sa pièce. Il est facile de dire qu’on ne doit chercher que la vérité, sans préjugé en faveur de sa thèse ; mais il n’est pas permis de préjuger que l’adversaire en fera autant : donc il faut l’éviter. En outre, si je voulais dès qu’il me semble avoir raison renoncer à ma proposition, alors que je l’avais auparavant médité avec soin, il pourrait facilement arriver que, séduit par une impression passagère, je renonce à la vérité pour adopter l’erreur. »

Si la fin du paragraphe (après « En outre … ») réintroduit le type de justification de la discussion de mauvaise foi déjà évoqué hier, le début du paragraphe propose une justification d’un autre genre : j’ai le droit d’argumenter de mauvaise foi parce que je présume que l’autre ne se privera pas de le faire.  La référence à Machiavel est ici tout à fait opportune, car l’argumentation de Schopenhauer concorde parfaitement avec celle de ce passage du Prince [chap. XV] :

« Celui qui laisse ce qui se fait pour ce qui se devrait faire, apprend plutôt à se détruire qu’à se préserver : car un homme qui en toute occasion voudrait faire profession d’homme de bien, il ne peut éviter d’être détruit parmi tant de gens qui ne sont pas bons. »

La position de Machiavel reprise par Schopenhauer consiste à dire que je n’ai pas à m’interdire de faire à autrui ce que je ne veux pas qu’il me fasse si j’ai des raisons de penser que lui même ne s’interdira pas de me faire ce qu’il ne voudrait pas que je lui fasse. Cet argument est potentiellement dévastateur pour la morale, reste à s’assurer de ses limites de validité.

Cet argument suppose une situation de type « dilemme du prisonnier ». Il est ainsi exposé à une difficulté bien connue : les autres peuvent faire exactement le même raisonnement et justifier leur propre comportement non-coopératif par la probabilité d’un comportement non-coopératif de notre part que nous même justifions par le fait que … etc. Le risque de cercle vicieux de la défiance et de la mauvaise foi en matière de discussion est d’ailleurs signalé par Socrate dans un passage du Gorgias qui précède celui que j’ai cité dimanche :

« Sont ils en désaccord sur un point et l’un prétend-t-il que l’autre parle avec peu de justesse ou de clarté, ils se fâchent et s’imaginent que c’est par envie qu’on les contredit et qu’on leur cherche chicane, au lieu de chercher la solution du problème à débattre. »

Le problème est alors de sortir du cercle vicieux par lequel chacun s’autorise à être de mauvaise foi parce qu’il est convaincu que c’est l’autre qui a commencé. Comment enclencher une dynamique de confiance réciproque?

Lorsque Schopenhauer  fait valoir que

« si je donne raison à mon adversaire dès qu’il me semble avoir raison, il n’est guère probable qu’il en fera autant si la situation s’inverse« 

on est tenté de répondre que la probabilité que le comportement de l’autre soit ou non coopératif n’est pas indépendante de mon propre comportement. Si je fais le choix de la mauvaise foi je peux m’attendre à ce que  cela renforce la probabilité que l’autre fasse preuve de mauvaise foi, inversement, si je fais le choix de la bonne foi, je peux espérer que cela augmente la probabilité que l’autre  fasse également preuve de bonne foi. Évidemment, je n’ai pas la garantie que l’autre sera de bonne foi et celui qui prend l’initiative de rompre le cercle vicieux de la mauvaise foi cours un risque. Pour savoir s’il vaut la peine de le courir il faut, bien sûr, apprécier ce qu’on perd en discutant de bonne foi face à quelqu’un de mauvaise foi.

C’est le moment de souligner que l’argumentation de Schopenhauer sur laquelle je ratiocine aujourd’hui présuppose l’idée (évoquée hier) que nous devons parfois choisir entre les intérêts de notre vanité et ceux de la vérité. En revanche, si on fait notre le principe socratique selon lequel  :

« il y a plus à gagner à être réfuté [qu’à réfuter], parce qu’il est bien plus avantageux d’être soi-même délivré du plus grand des maux que d’en délivrer autrui. »

le problème se pose de toute autre manière et la mauvaise foi supposée de l’autre n’est plus un argument justifiant que nous fassions nous-même preuve de mauvaise foi. Si je cherche par dessus tout à y voir plus clair, et si au regard de cet objectif avoir le dernier mot n’a aucune importance, la mauvaise foi de l’autre ne fait pas immédiatement obstacle à ma recherche, comme elle le ferait si, moi aussi, je ne cherchais qu’à avoir le dernier mot. On serait tenté de dire que, dans ce cas, la mauvaise foi de l’autre est son problème et plus le mien. A la limite, on en viendrait à défendre la discussion avec une bonne foi unilatérale comme certains défendent un libre-échange unilatéral avec des pays protectionnistes ; l’idée étant, dans les deux cas, qu’il n’y a pas lieu de rendre à l’autre la monnaie de sa pièce, que nous n’avons pas à imiter l’autre s’il se trompe sur ses réels intérêts :

« Even if your trading partner dumps rocks into his harbor to obstruct arriving cargo ships, you do not make yourself better off by dumping rocks into your own harbor. »

(adage attribué à l’économiste Joan Robinson)

En fait, poursuivre la discussion avec un bonne foi unilatérale n’est peut-être pas la meilleure solution face à un interlocuteur de mauvaise foi, même pour quelqu’un qui chercherait par dessus tout la vérité et qui serait indifférent au fait de ne pas avoir le dernier mot. Revenons à l’intermède du Gorgias consacré à l’art de la discussion. Socrate y demande à son interlocuteur (Gorgias) s’il partage sa propre conception des objectifs de la discussion (chercher la vérité et non à avoir le dernier mot, accepter d’être réfuté et ne pas seulement chercher à réfuter l’autre) ; il considère que s’il y a accord sur les objectifs de la discussion il vaut la peine de la poursuivre, en revanche s’il y a désaccord sur l’objectif de la discussion mieux vaut y mettre fin. Face à un interlocuteur de mauvaise foi il ne s’agirait ni de continuer de bonne foi, ni de continuer en devenant soi-même de mauvaise foi, mais de cesser la discussion.

Si on adopte l’échelle de valeur socratique énoncée plus haut, il est évidemment exclu de continuer la discussion en basculant en « mode mauvaise foi ». Mais pourquoi mettre fin à la discussion plutôt que de la continuer de bonne foi ? Qu’a-t-on à perdre en continuant de bonne foi? Ce qu’il s’agit d’éviter de perdre en mettant fin à la discussion, ce n’est pas la joute verbale  (d’ailleurs en abandonnant la discussion on laisse à l’autre la possibilité de proclamer son triomphe), c’est notre temps. Le problème avec celui qui discute de mauvaise foi ce n’est pas que ses arguments sont forcément sans valeur, mais plutôt que ses stratégies ne seront pas constructives du point de vue de l’éclaircissement de la question. Il faudrait distinguer le cas des bons arguments qui méritent toujours d’être discutés de celui des des personnes qui les présentent qui ne méritent pas toujours qu’on les discute avec elles.

*

Tout ça pour ça, dira-t-on. Certes, mais j’écris pour tirer mes propres idées au clair, pas pour instruire qui que ce soit.  Mais il est vrai que tout ce jus de cerveau tiédasse, apparaît finalement vain quand on pressent que le vrai problème est ailleurs. La difficulté qui mérite nos efforts, réside peut-être moins dans la mauvaise foi « ouverte » que dans les illusions que chacun se fait sur sa propre bonne foi.   Ce sera pour une autre fois.

N’y a-t-il que les imbéciles… ? (2)

22 mardi Avr 2014

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amour de la vérité, art d'avoir toujours raison, Arthur Schopenhauer, dialogue, Karl Popper, mauvaise foi, vérité

Il me semble que les considérations de dimanche dernier sur l’amour de soi et la recherche de la vérité peuvent avantageusement être complétées par quelques extraits de l’indispensable Art d’avoir toujours raison [1] de Schopenhauer. Dans l’introduction de l’ouvrage, Schopenhauer commence par définir son objet  :

« La dialectique éristique est l’art de mener un débat de manière à avoir toujours raison, donc quels qu’en soient les moyens (per fas et nefas) . »

Par « art d’avoir toujours raison » il faut donc entendre art d’avoir le dernier mot dans la discussion, qu’on ait objectivement raison ou tort.  Schopenhauer explique ensuite la raison d’être de cet art.

« […] Si nous étions fondamentalement honnêtes, alors tout débat partirait simplement du principe qu’il faut rechercher la vérité, sans se préoccuper de savoir si elle se conforme à l’opinion que nous avions initialement formulée, ou à celle de l’autre : la question n’aurait aucune espèce d’importance, ou du moins serait tout à fait secondaire. Mais en l’occurrence, c’est primordial. Notre vanité innée, particulièrement susceptible en matière de facultés intellectuelles, n’accepte pas que notre raisonnement se révèle faux, et celui de l’adversaire recevable. Pour ce faire, chacun devrait tâcher de ne rien émettre que des jugements justes, et donc de réfléchir avant de parler. Mais chez la plupart des hommes, la vanité va de pair avec un goût pour la palabre et une mauvaise foi tout aussi innée : ils parlent sans avoir eu le temps de réfléchir, et même s’ils constatent par la suite que ce qu’ils affirment est faux et qu’ils ont tort, ils s’efforcent de laisser paraître le contraire. Leur intérêt pour la vérité, qui la plupart du temps constitue pourtant l’unique motif qui les pousse à défendre la thèse qu’ils pensent vraie, s’efface alors complètement devant les intérêts de leur vanité : le vrai doit paraître faux, et le faux vrai. »

 

A première vue la position de Schopenhauer est semblable à celle qu’exprimait l’aphorisme de Joubert cité dimanche :

« Ceux qui ne se rétractent jamais s’aiment plus que la vérité »

Schopenhauer soutient en effet que lorsqu’une personne cherche seulement à avoir le dernier mot c’est que son intérêt pour la vérité – dont il ne nie pas le rôle de motivation initiale – se trouve débordé par sa vanité. On notera que Schopenhauer envisage ici un cas où l’individu continue à défendre sa thèse en pressentant qu’elle est vraisemblablement fausse. Il faudrait aussi envisager les cas (peut-être plus fréquents) où la vanité va jusqu’à empêcher l’individu de faire preuve de cette lucidité.

Mais ce qui m’intéresse ici, c’est que Schopenhauer ne s’en tient pas à la dénonciation de la vanité : il va exposer une forme de justification relative de cette tendance à faire preuve de mauvaise foi dans la discussion [2].

« Il existe toutefois une excuse à cette mauvaise foi qui nous conduit à camper sur une position qui nous paraît pourtant erronée : souvent, nous sommes d’abord fermement convaincus de la vérité de ce que nous affirmons, mais voilà que l’argument adverse semble la faire vaciller ; et si nous renonçons alors, nous découvrons souvent après coup que nous avions bien raison. Notre preuve était erronée ; mais il existait une preuve recevable pour étayer notre thèse : l’argument providentiel ne nous était pas venu à l’esprit en temps voulu. Ainsi se forme en nous la maxime selon laquelle nous continuons à débattre d’un contre-argument quand bien même il nous paraîtrait juste et pertinent, croyant que sa validité n’est qu’illusoire, et qu’au cours du débat nous viendra un argument permettant de le contrer ou d’entériner notre vérité d’une façon ou d’une autre. Aussi sommes-nous sinon contraints, du moins incités à la mauvaise foi dans le débat, de telle sorte que les faiblesses de notre entendement se trouvent soutenues par la nature corruptrice de notre volonté, et vice versa. Si bien qu’en règle générale, on ne se battra pas pour défendre la vérité, mais pour défendre sa propre thèse, comme s’il s’agissait de son bien le plus précieux ; et pour ce faire, tous les moyens sont bons, puisque comme nous venons de le montrer, il est parfois impossible de faire autrement. »

Ainsi l’entêtement à soutenir une thèse en dépit de la force des arguments adverses, qui semble faire prévaloir un autre intérêt sur celui de la vérité, serait-il relativement justifié par sa contribution indirecte au triomphe de la vérité. On trouve un argument assez semblable chez Karl Popper en faveur de l’entêtement des « illuminés ».

 « Une certaine dose de dogmatisme et d’entêtement est nécessaire dans le travail scientifique, si nous ne voulons pas laisser se perdre des idées brillantes, mais dont nous ne voyons pas immédiatement comment les traiter ni comment les modifier.
La méthode critique de la science laisse une place, attribue une fonction même aux marginaux et aux illuminés. Il m’est arrivé d’écrire que nos universités ne devraient pas se proposer de former des savants ou des scientifiques, mais se contenter d’un objectif plus modeste et plus libéral, la formation d’hommes capables de distinguer entre un charlatan et un savant ou un scientifique. L. E. J. Brouwer eut tôt fait de me remettre sur la bonne voie, en me faisant remarquer que même cette formule n’était pas assez libérale […] Il ajouta qu’il y avait de la place dans les sciences même pour un charlatan, et rejeta à juste titre tout ce qui pouvait sembler venir à l’appui de ce genre de distinction. »

Le réalisme et la science

Le texte de Popper ouvre bien sûr à un autre problème  : si les scientifiques n’ont pas à être « épistémiquement vertueux » au niveau individuel (ils ont le droit d’être entêtés voire de mauvaise foi) c’est dans le fonctionnement des institutions scientifiques que doit se trouver la « vertu » qui permettra de faire servir les vices (épistémiques) individuels au bien collectif (le progrès de la science).

[1] J’utilise la traduction d’Hélène Florea de l’édition Librio.

[2] La justification de cette conduite tient aussi lieu de justification de la publication d’un tel « art d’avoir toujours raison ». Mais la publication d’un tel ouvrage peut aussi être justifiée sur une autre base : on peut faire valoir qu’en rendant public de tels procédés on ne contribue pas tant à diffuser des mauvaises conduites qu’à diffuser les moyens de les reconnaître et de les neutraliser.

N’y a-t-il que les imbéciles … ?

20 dimanche Avr 2014

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amour de la vérité, amour de soi, dialogue, Joseph Joubert, Platon, vérité

« Ceux qui ne se rétractent jamais s’aiment plus que la vérité »

Joseph Joubert, 2 août 1806, Carnets II p. 138

« Le but de la dispute et de la discussion, ne doit pas être la victoire mais l’amélioration »

11 août 1813, p.393

*

Pour réfléchir à la relation entre ces deux aphorismes, je me propose de faire un détour par le grand inspirateur de Joubert : Platon. Il me semble, en effet, que l’on peut rapprocher ces deux aphorismes d’un passage fameux du Gorgias consacré à l’art du dialogue :

Socrate – « De quelle sorte suis-je donc? Je suis de ceux qui ont plaisir à être réfutés, s’ils disent quelque chose de faux, et qui ont plaisir aussi à réfuter les autres, quand ils avancent quelque chose d’inexact, mais qui n’aiment pas moins à être réfutés qu’à réfuter. Je tiens en effet qu’il y a plus à gagner à être réfuté, parce qu’il est bien plus avantageux d’être soi-même délivré du plus grand des maux que d’en délivrer autrui. »

PLATON, Gorgias [458b]
trad. E. Chambry

*

Le second des aphorismes de Joubert est parfaitement en phase avec la conception socratique du dialogue : le but n’est pas d’avoir le dernier mot mais de découvrir la vérité, quitte à devoir renoncer à certaines opinions.

En revanche, le premier aphorisme ne coïncide peut-être pas aussi parfaitement avec la position socratique. En effet, pour Socrate, s’il faut accepter d’être réfuté, ce n’est pas parce qu’il faut préférer la vérité à soi-même, mais c’est parce qu’il est meilleur pour soi d’être libéré d’une erreur que d’y demeurer. Ainsi l’opposition entre  l’amour de soi et l’amour de la vérité ne serait qu’une apparence et la préférence pour la vérité serait, en réalité, comme une continuation de l’amour de soi par d’autres (meilleurs) moyens. Ce qu’il faudrait reprocher à ceux qui « ne se rétractent jamais » c’est de se méprendre sur leur véritable intérêt (on peut voir là une variation sur le thème : nul n’est méchant volontairement). L’amour de la vérité exigerait moins un sacrifice de l’amour de soi que le déplacement de son lieu d’investissement (la question ne serait pas de savoir si on s’aime ou non mais de savoir ce qu’on aime en soi-même et ce qui mérite le plus d’être aimé).

On pourrait d’ailleurs faire valoir que l’opposition de la « victoire » et de « l’amélioration » dans le second aphorisme pourrait être surmontée comme peut l’être l’opposition de l’amour de soi et de l’amour de la vérité dans le premier. Il suffit pour cela de soutenir que l’amélioration est elle même une sorte de victoire – une victoire sur soi-même et non sur les autres – et que c’est une victoire de plus grande valeur. Reste bien sûr à savoir comment prouver cette dernière proposition.

Appel au dialogue

22 mercredi Jan 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

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dialogue, Elias Canetti

« « Dialogue », disent ceux qui brûlent de parler. »

Elias Canetti, Le cœur secret de l’horloge, p. 116

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