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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

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Archives de Tag: Descartes

L’esthétique classique selon Cassirer

19 samedi Fév 2022

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Descartes, Ernst Cassirer, Nicolas Boileau

« Le nouvel idéal de savoir institué par Descartes à l’origine de sa philosophie a l’ambition d’embrasser non seulement toutes les parties de la science mais aussi tous les aspects et tous les moments de l’agir. Avec les scien­ces au sens étroit du terme, avec la logique, les mathématiques, la physique et la psychologie qui vont en recevoir une nouvelle orientation, l’art à son tour est désormais soumis à la même stricte exigence. Il doit être à son tour mesuré à l’aune de la « raison », être éprouvé à ses règles : nul autre moyen de savoir s’il recèle un contenu authentique, durable et essentiel. Un tel contenu n’a rien à voir avec les excitations fugitives du plaisir qu’éveille en nous l’œuvre d’art. Pour être universellement valable, il veut être établi sur un fondement plus ferme, être exempt de la mobilité infinie du plaire et du déplaire, être saisi dans sa réalité et sa nécessité propres. Descartes personnellement n’a joint à sa philosophie aucune esthé­tique mais dans la structure générale de son œuvre philosophique se trouve déjà impliqué un pareil dessein. Il étend bien en effet au domaine de l’art l’unité absolue qui caractérise selon lui la nature du savoir et qui doit surmonter toutes divisions arbitraires et conventionnelles. Il n’hésite pas à élargir sa conception d’une sapientia universalis jusqu’à recouvrir du postulat universel de la raison l’art dans son ensemble et dans toutes ses formes particulières. Lorsque Descartes, dans les Regulae ad directionem ingenii, nous donne sa première démonstra­tion selon la méthode des idées claires et distinctes de idéal de la mathesis universalis, il ne manque pas de ranger sous l’autorité de cet idéal, se rattachant du reste en cela à la tradition médiévale, non seulement géométrie et l’arithmétique, non seulement l’optique l’astronomie mais également la musique. Et plus se répand l’esprit du cartésianisme, plus la nouvelle loi est étendue énergiquement au domaine de la théorie esthétique. Si cette théorie veut s’affirmer et se justifier, si elle veut être autre chose qu’un conglomérat bariolé d’observations empiriques et de règles entassées vaille que vaille, il faut qu’elle incarne en elle-même le caractère et la mission d’une théorie comme telle, qu’elle soit marquée du sceau de la théorie. Elle ne peut se laisser conduire ni égarer par la diversité des objets ; au contraire elle doit embrasser la nature de la création et du jugement artistique dans son unité et son intégrité. Dans le monde des arts comme dans celui des sciences nous ne jouirons de cette vision synthétique qu’en soumettant à un seul et même principe les formes phénoménales de l’art si diverses et apparemment si hétérogènes de façon à les définir et les déduire à partir de ce principe. La voie où devait s’engager l’esthétique du XVIIe et du XVIIIe siècle était donc tracée d’avance : la nature, dans toutes ses manifestations, est soumise à certains principes que la connaissance a pour tâche dernière de déterminer et d’énoncer en termes clairs et précis ; l’art, rival de la nature, ne peut manquer de tomber sous le coup de la même obligation.

Les beaux arts reduits a un même principe par Batteux Ab. Charles: (1746) |  Libreria Ex Libris ALAI-ILAB/LILA member

La nature est soumise à des lois universelles et inviolables ; il doit y avoir pour l’« imitation de la nature » des lois de même espèce d’égale dignité. Et toutes ces lois partielles doivent en définitive être accordées et subordonnées à un principe unique et simple, à un axiome de l’imitation en général. C’est cette conviction fondamentale qu’exprime Batteux par le simple titre de son œuvre principale, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, qui semble proclamer l’accomplissement de tout l’effort du XVIIe et du XVIIIe siècle en matière de méthode. Ici également règne le grand exemple de Newton : de l’ordre qu’il avait établi dans l’univers physique devait s’ensuivre l’ordre de l’univers intellectuel, éthique et esthétique. A la manière de Kant qui voyait en Rousseau le Newton du monde moral, l’esthétique du XVIIIe siècle recherche et exige un Newton de l’art. Et cette exigence ne semblait nullement creuse ou chimérique depuis que Boileau s’était donné pour le « législateur du Parnasse ». Il semblait que son œuvre eût enfin élevé l’esthétique au rang d’une science exacte en remplaçant des postulats purement abstraits par des applications concrètes et des recherches spéciales. Le parallélisme des arts et des sciences, qui constitue l’une des thèses fondamentales du classicisme français, sem­ble désormais établi dans les faits. Dès avant Boileau, on explique ce parallélisme par l’origine commune des arts et des sciences dans le pouvoir absolument unique et souverain de la « raison ». Or, c’est un pouvoir qui ignore tout compromis et ne souffre aucune déviation. Quiconque ne le reconnaît pas absolument et sans partage, quiconque ne le prend pas sans restriction pour guide commet un crime de lèse-majesté.

La Pratique du théâtre. Tome 1 / , par l'abbé d'Aubignac... | Gallica

« En tout ce qui dépend de la raison et du sens commun, dit d’Aubignac dans sa Pratique du théâtre de 1669, cinq ans avant la parution de l’Art poétique de Boileau, la licence est un crime qui n’est jamais permis. » La « licence poétique » — aussi bien que scientifique — est ainsi repoussée et condamnée. « Les arts ont cela de commun avec les sciences, dit Le Bossu au début de son Traité du poème épique, qu’ils sont comme elles fondés sur la raison, et que l’on doit s’y laisser conduire par les lumières que la nature nous a données. » On voit comment l’esthétique classique conçoit la nature. Tout comme dans les débats touchant la « morale naturelle » ou la « religion natu­relle », l’idée de nature a dans le domaine des théories esthétiques une signification plutôt fonctionnelle que substantielle. La norme et le modèle qu’elle propose ne se trouvent pas d’emblée dans une catégorie d’objets, mais dans l’exercice libre et assuré de certaines facultés de connaissance. On peut prendre « nature » comme synonyme de « raison » : tout vient de la nature, tout lui appartient, de ce qui n’est pas le produit fugitif de l’instant, le fruit de l’humeur ou de l’artifice, mais se fonde au contraire sur les lois d’airain de l’ordre éternel. Ce fondement est le même, pour ce que nous appelons « beauté », et pour ce que nous appelons « vérité ». Dès que nous touchons à la couche originelle de la création raisonnée, nous ne pouvons plus croire à une situation particulière, exceptionnelle du beau. L’« exception », comme négation de la loi, ne peut être ni belle ni vraie : Rien n’est beau que le vrai. Vérité et beauté, raison et nature ne sont que des expressions diverses de la même chose : de l’ordre unique et inviolable de l’être qui se découvre de toutes parts, dans la connaissance de la nature comme dans l’œuvre d’art. L’artiste ne peut rivaliser avec les créations de la nature et ne peut insuffler à ses œuvres une vie véritable qu’en se pénétrant des lois de l’ordre naturel. La conviction profonde qui est alors partout vivante éclate dans un poème didactique de M.-J. Chénier :

C’est le bon sens, la raison qui fait tout :
Vertu, génie, esprit. talent et goût.
Qu’est-ce vertu ? raison mise en pratique ;
Talent ? raison produite avec éclat ;
Esprit ? raison qui finement s’exprime.
goût n’est rien qu’un bon sens délicat,
Et le génie est la raison sublime.

Mais on se méprendrait gravement sur le sens de cette réduction du « génie » et du « goût » au bon sens, si l’on n’y voyait qu’un éloge, une glorification du « sens com­mun ». La théorie du classicisme français n’a rien à voir avec une quelconque philosophie du common sense, car elle ne se réclame nullement de l’usage quotidien et banal de l’entendement mais des facultés suprêmes de la raison savante. Au même titre que les mathématiques et la physique du XVIIIe siècle, elle vise l’idéal de la rigueur qui constitue le corrélat nécessaire et la condition indispensable de son exigence d’universalité. Nous trouvons donc toujours une harmonie profonde, voire une coïncidence parfaite entre les idéaux scientifiques et les idéaux artistiques de cette époque, car la théorie esthétique ne veut ici rien faire d’autre qu’emprunter la voie déjà frayée de part en part par les mathématiques et la physique. »

Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 355 – 358

Une contradiction pragmatique de Descartes ?

01 vendredi Fév 2019

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Descartes, internalisme, T. Parent

« Yet I myself am a social epistemologist. To me it is obvious that even Descartes needed peer-feedback on The Meditations before he could see it as establishing anything. (the isolated individual is just too unreliable, especially in philosophy). Thus I harldy mean epistemic internalism. »

T. Parent, Self-reflection for the opaque mind, I, 1.3

*

Le recours à l’épreuve des Objections contredit-t-il l’internalisme à l’œuvre dans les Méditations métaphysiques?

 

Comment conquérir le cœur d’un futur philosophe ?

25 dimanche Mar 2018

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amours enfantines, Descartes, Karl Popper

Les imperfections du système visuel exercent semble-t-il un charme particulier sur les futurs philosophes.

C’est du moins ce que laisse penser le cas, assez connu, de Descartes :

« Lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui se faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire, depuis que j’y ai fait réflexion, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je n’en ai plus été ému. »

Lettre à Chanut du 6 juin1647

… confirmé par l’exemple, moins fameux, de Popper :

 » [la compassion] fut la composante essentielle de ma première expérience amoureuse qui eut lieu alors que j’avais quatre ou cinq ans. On m’avait emmené dans un jardin d’enfants, et là, je rencontrai une jolie petite aveugle. Mon coeur fut déchiré à la fois par le charme de son sourire, et par ce que son infirmité avait de tragique. Ce fut le coup de foudre. je ne l’ai jamais oubliée bien que je ne l’aie rencontrée qu’une seule fois, pendant une heure ou deux seulement. »

Karl Popper, La quête inachevée, Calmann-lévy Pocket, p. 7-8

Ceux qui font les promesses et ceux qui les tiennent

16 samedi Jan 2016

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Descartes, Leibniz, Prométhée enchaîné

La promesse du Discours de la méthode de nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature, nous apparaît aujourd’hui prophétique. Mais la génération qui succède immédiatement à Descartes pouvait, non sans raison, le soupçonner d’avoir survendu son produit :

« L’usage et même la marque de la véritable science consiste à mon avis dans les inventions utiles qu’on peut en tirer. Mais je ne voy pas encore qu’aucun Cartésien ait trouvé quelque chose d’utile par la philosophie de son maître, au lieu que nous devons au moins les commencements des pendules et des expériences appelées du vuide aux pensée de Galilei. Il semble que la moisson de la philosophie de  des Cartes est faite ou que son espérance a été détruite en herbe avec la mort de son auteur, car la plupart des Cartésiens ne sont que des commentateurs, et je souhaiterais que quelqu’un d’entre eux fut capable d’ajouter autant à la physique que vous [Malebranche] avez contribué à la métaphysique.»

Leibniz, A Malebranche 22 juin 1679

*

Pour les amateurs : les textes de Leibniz en ligne

Descartes en Prométhée

24 jeudi Sep 2015

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Descartes, Joseph Joubert, Prométhée

« Descartes semble vouloir dérober son secret à la divinité, comme on dit que Prométhée déroba aux dieux le feu du ciel afin d’introduire et de multiplier les arts sur la terre. Cela est si vrai qu’une hypothèse à l’aide de laquelle  on peut arriver à ce but, lui parait de son propre aveu aussi utile, aussi belle et aussi précieuse que la vérité même. Voyez ce qu’il dit dans ses Principes. »

Joseph Joubert, 10 mars 1800, Carnets I, p.343

*

Je ne sais pas si Joubert est le premier à avoir fait ce rapprochement, mais il est certain qu’il n’est pas le dernier. On pense évidemment à ce passage de la VIe partie du Discours de la méthode auquel ne doit échapper aucun élève de terminale  :

« Car elles [les notions de physique qu’il a découvertes] m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.« 

Quant au texte auquel Joubert fait référence il s’agit vraisemblablement de cet extrait du §. 204 de la Quatrième partie des Principes de philosophie où Descartes propose une solution qu’on est tenté de qualifier de pragmatiste au problème de la sous détermination empirique des théories.

« On répliquera peut-être encore ceci que, bien que j’aie peut-être imaginé des causes qui pourraient produire des effets semblables à ceux que nous voyons, nous ne devons pas pour cela conclure que ceux que nous voyons soient produits par elles, parce que, comme un horloger industrieux peut faire deux montres qui marquent les heures en mêmes façon, et entre elles il n’y ait aucune différence en ce qui paraît à l’extérieur, qui n’aient toutefois rien de semblable en la composition de leurs roues, ainsi il est certain que Dieu a une infinité de divers moyens par chacun desquels il peut avoir fait que toutes les choses de ce monde paraissent telles que maintenant elles paraissent, sans qu’il soit possible à l’esprit humain de connaître lequel de tous ces moyens il a voulu employer à les faire, ce que je ne fais aucune difficulté à accorder. Et je croirai avoir assez fait si les causes que j’aie expliquées sont telles que tous les effets qu’elles peuvent produire se trouvent semblable à ceux que nous voyons dans le monde, sans m’informer si c’est par elles ou par d’autres qu’ils sont produits. Même je crois qu’il est aussi utile pour la vie de connaître des causes ainsi imaginées que si on avait la connaissance des vraies ; car la médecine, les mécaniques, et généralement tous les arts à quoi la connaissance de la physique peut servir, n’ont pour fin que d’appliquer tellement quelques corps sensibles les uns aux autres que, par la suite des causes naturelles, quelques effets sensibles soient produits ; ce que l’on pourra faire tout aussi bien en considérant la suite de quelques causes ainsi imaginées , quoique fausses, que si elles étaient les vraies, puisque cette suite est supposée semblable en ce qui regarde les effets sensibles. »

Ce qu’il est amusant de constater, si, avec Joubert, on considère ce texte comme une illustration du prométhéisme cartésien, c’est qu’en réalité Descartes nous explique ici qu’il n’est pas nécessaire de voler le véritable secret de Dieu pour permettre aux hommes de « multiplier les arts sur la terre ». Le Prométhée cartésien ne pénètre pas dans la demeure divine, il pratique une forme d’espionnage industriel qui se contente finalement des données publiques. D’un autre côté, pourrait-on dire, si cela suffit, c’est peut-être parce que ce Dieu vérace est bien accommodant.

 

Conversations amicales avec les morts

22 mardi Sep 2015

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amitié, conversation, Descartes, lectures, Sénèque, Urabe Kenkô

« que la lecture de tous les bons livres est comme une conversation avec les plus honnêtes gens des siècles passés, qui en ont été les auteurs, et même une conversation étudiée, en laquelle ils ne nous découvrent que les meilleures de leurs pensées »

René Descartes, Discours de la méthode, première partie

*

« Solitaire sous la lampe, c’est une joie incomparable de se faire des amis avec les hommes d’un passé que je n’ai point connu. »

Urabe Kenkô, Les heures oisives XIII, trad. C. Grosbois et T. Yoshida

*

« Nous pensons, quoique nous en disions, que seuls s’attardent à leurs véritables devoirs, les hommes qui tous les jours, voudront avoir Zénon, Pythagore, Démocrite, tous les prêtres de la science du bien, Aristote, Théophraste, comme amis intimes. Aucun d’eux ne sera occupé, aucun ne renverra un visiteur sans qu’il soit plus heureux, plus ardent à l’aimer, aucun ne le laissera partir les mains vides. De nuit comme de jour, tous les mortels peuvent aller les trouver. »

Sénèque, De la brièveté de la vie, XIV, 5, tra. J. Kany-Turpin (GF)

Art de la conversation 2

04 vendredi Avr 2014

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conversation, Descartes

« Encore que je fuie la multitude, à cause de la quantité des impertinents et des importuns qu’on y rencontre, je ne laisse pas de penser que le plus grand bien de la vie est de jouir de la conversation des personnes qu’on estime. »

René Descartes, Lettre à Chanut, 6 mars 1646.

Se raser soi-même sans paradoxe

23 dimanche Mar 2014

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analogie et métaphore, Descartes, Kant, Lichtenberg, Malebranche, philosophie, rasage

« S’enseigner et s’éprouver soi-même est une aussi périlleuse chose, et aussi commode que de se raser tout seul ; chacun devrait l’apprendre à un certain age, de crainte de devenir un jour la victime d’un rasoir mal dirigé. »

G.C. Lichtenberg, Le miroir de l’âme [B 279] p.154

« […] Selon moi, on doit répondre à la question :  » Doit-on philosopher par soi-même? » comme à la question : »Doit-on se raser tout seul ». Si quelqu’un me faisait une telle question, je répondrais que, si on le peut, c’est une excellente chose. Je rappelle toute fois que, si l’on tache d’apprendre le second par soi-même, on ne fait  cependant point le premier essai sous la gorge. Agis comme les plus sages l’ont fait avant toi, et n’inaugure pas tes exercices philosophiques dans ces régions où une erreur peut te livrer aux mains du bourreau.[…] »

Le miroir de l’âme [C 142]  p. 177

*

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Avant de nous intéresser à la comparaison entre la pensée et le rasage, notons que de nombreux autres textes de Lichtenberg qui ne font pas usage de cette comparaison défendent la même idée : l’importance de penser par soi-même. J’en ai déjà cité certains : ceux qui critiquent l’excès de lectures. L’érudition est en effet opposée par Lichtenberg, comme elle l’était par Descartes, à la véritable science capable de faire des découvertes :

« Étudier sans but, pour simplement pouvoir dire ce que d’autres ont fait, c’est là des sciences la dernière, et de pareilles gens sont autant des savants, que des registres sont des livres. Être homme ne signifie point seulement savoir, mais faire pour la postérité ce que les temps passés firent pour nous.  ne dois-je donc tirer de ma vie et de l’étude des sciences rien d’autre que ce qui fut déjà découvert? Certes, ce qui importe on peut le dire deux fois et l’on ne sera point pris en fâcherie pourvu que le vêtement soit neuf. Si tu as pensé par toi-même, la trouvaille d’une chose découverte déjà portera du moins le sceau de la singularité ».
[D 255] p.214

La convergence des textes de Lichtenberg avec Qu’est-ce que les Lumières? de son contemporain Kant, ne relève, bien entendu, pas du hasard. La question du danger qu’il y aurait à penser par soi-même est évoquée par Kant à travers une autre métaphore que celle du rasage, celle de la marche :

« Que la plupart des hommes finissent par considérer le pas qui conduit vers sa majorité, et qui est en soi pénible, également comme très dangereux, c’est ce à quoi ne manquent pas de s’employer ces tuteurs qui, par bonté, ont assumé la tâche de veiller sur eux. Après avoir rendu tout d’abord stupide leur bétail domestique, et soigneusement pris garde que ces paisibles créatures ne puissent oser faire le moindre pas hors du parc où ils les ont enfermées, ils leur montrent ensuite le danger qu’il y aurait à essayer de marcher tout seul. Or le danger n’est sans doute pas si grand que cela, étant donné que quelques chutes finiraient bien par leur apprendre à marcher ; mais l’exemple d’un tel accident rend malgré tout timide et fait généralement reculer devant toute autre tentative. »

trad. de Wismann

On peut également effectuer un parallèle avec une autre métaphore employée, elle, par Descartes dans un texte tout aussi fameux que le précédent tiré de la Lettre préface des Principes de philosophie:

« c’est proprement avoir les yeux fermés sans tacher jamais de les ouvrir que de vivre sans philosopher »

Cette image est reprise de manière plus développée par Malebranche dans la Recherche de la vérité :

« Il est assez difficile de comprendre, comment il se peut faire que des gens qui ont de l’esprit, aiment mieux se servir de l’esprit des autres dans la recherche de la vérité, que de celui que Dieu leur a donné. Il y a sans doute infiniment plus de plaisir et plus d’honneur à se conduire par ses propres yeux., que par ceux des autres ; et un homme qui a de bons yeux ne s’avisa jamais de se les fermer, ou de se les arracher, dans l’espérance d’avoir un conducteur. Sapientis oculi in capite ejus, stultus in tenebris ambula(1). Pourquoi le fou marche-t-il dans les ténèbres ? C’est qu’il ne voit que par les yeux d’autrui, et que ne voir que de cette manière, à proprement parler, c’est ne rien voir. L’usage de l’esprit est à l’usage des yeux, ce que l’esprit est aux yeux ; et de même que l’esprit est infiniment au-dessus des yeux, l’usage de l’esprit est accompagné de satisfactions bien plus solides, et qui le contentent bien autrement que la lumière et les couleurs ne contentent la vue. Les hommes toutefois se servent toujours de leurs yeux pour se conduire, et ils ne se servent presque jamais de leur esprit pour découvrir la vérité. »

(1) « Les yeux du sage sont dans sa tête ; l’insensé marche dans les ténèbres. »

*

Ce qui m’intéressera ici, c’est de comparer les potentialités de chacune de ces métaphores, d’expliciter ce que chacune de ces métaphores suggère.

On peut d’abord opposer l’image proposée par Descartes et Malebranche à celles qu’utilisent Lichtenberg ou Kant en ce qu’elle élude la question du danger qu’il y aurait à philosopher  : on ne voit pas quelle raison on pourrait avoir de « vivre les yeux fermés sans tâcher de les ouvrir ». Le propos de Malebranche en développant la comparaison est justement de rendre manifeste l’absurdité de la chose. A l’inverse, la métaphore de la marche, comme celle du rasage, permettent d’évoquer le danger auquel nous expose l’activité quand on s’y livre seul pour la première fois : l’enfant qui commence à marcher risque de tomber, celui qui se rase pour la première fois risque fort de se couper. Dans les deux cas intervient l’idée que l’expérience permettra de surmonter ces difficultés.

En prenant les choses par un autre bout, on pourrait aussi opposer la métaphore du rasage aux deux autres. Le fait de marcher sans soutien comme le fait de se fier à ses propres yeux plutôt qu’à ceux des autres apparaît en effet naturel, et ce n’est que dans des cas exceptionnels d’infirmités qu’on est contraint de s’en remettre aux autres. Il n’apparaît pas, à première vue, aussi « naturel » de se raser seul (si quelque chose devait être l’image de ce qui est naturel en l’occurrence, ce serait de laisser pousser la barbe) ; la corporation des barbiers a connu des périodes florissantes (c’est un sujet auquel il faudra que je m’intéresse de plus près) et sa clientèle ne se limitait pas aux infirmes incapables de se raser eux-mêmes. La métaphore du rasage pourrait suggérer, par contraste avec les deux autres, que la possibilité de déléguer l’activité à autrui est à envisager sérieusement sur la base d’une comparaison des coûts et des avantages. Comme cette comparaison est elle-même une opération de pensée la question pourrait se poser de sa délégation à autrui (pour filer les métaphores : est-ce au client ou au barbier de décider si le client doit avoir recours aux services du barbier? est-ce à l’enfant où à ses parents de décider quand l’enfant doit lâcher la main de ses parents…) ; mais en fait la question ne se pose pas : il paraît évident à nos auteurs que le choix de l’autonomie est un choix autonome.

En réalité, je ne suis pas convaincu que Lichtenberg ait choisi cette comparaison parce qu’il trouverait le fait de penser par soi-même moins « naturel » que ne le juge, par exemple, Kant [voir mise à jour en fin d’article]. On peut d’ailleurs noter un écart entre les deux textes de Lichtenberg sur la question connexe de savoir si tout le monde doit penser / se raser par soi-même : le premier texte dit explicitement que tout le monde à vocation à « s’enseigner et s’éprouver soi même », alors que le second envisage la possibilité que tout le monde n’en soit pas capable.  En revanche, il est manifeste que Lichtenberg exploite la possibilité de parler tant du danger de se faire raser que du danger de se raser soi-même ; seulement il ne se livre pas à une comparaison en bonne et due forme puisque chaque texte se focalise sur un des deux dangers.

source

source de l’image

Un dernier élément remarquable de l’usage que fait Lichtenberg de la comparaison avec le rasage c’est la prise en compte de l’existence de zones plus ou moins dangereuses pour commencer à se raser. On notera que la comparaison avec l’apprentissage de la marche pourrait donner lieu aux même considérations, à une réserve près  : alors que la personne qui se rase elle-même pourra décider seule par où commencer pour plus de sûreté, ce sont les parents qui interviennent pour sécuriser la zone d’apprentissage de leur chérubin (sur ce point comme sur la comparaison des deux dangers on peut donc considérer que la comparaison proposée par Lichtenberg est meilleure que celle de Kant). Pour ce qui est de l’exploitation par Lichtenberg de l’existence de zones de rasages plus ou moins délicates, j’hésite entre deux interprétations : ces zones du visage sont-elles l’images de zones de l’espace de la pensée (on distinguerait des régions de la philosophie en fonction de l’importance de leurs enjeux) ou de zones géographiques ( les Etats sont plus où moins accueillants pour la pensée libre)? Selon l’interprétation, le conseil donné par Lichtenberg n’est pas le même. Quoiqu’il en soit, la référence finale aux « mains du bourreau » laisse penser que les dangers auxquels il est fait ici référence sont des dangers plutôt extrinsèques qu’intrinsèques.

*

Pour finir, il est tentant de mettre ces deux textes de Lichtenberg en opposition avec les aphorismes cités hier (en particulier celui de Joubert qui faisait explicitement référence à la sagesse et à la science). Pour les concilier, à supposer qu’il faille le faire, il faudrait distinguer « seul » et « par soi-même » … cependant comme mon but n’était pas de traiter, ce weekend, un sujet classique de dissertation de terminale, la « synthèse » attendra. Je signalerai juste que la comparaison avec le rasage ne permet pas cette distinction entre « par soi-même » et « seul ». Pour trouver une comparaison qui permette de l’introduire il faudrait choisir une activité qui ne soit pas prise dans l’alternative d’être complètement accomplie par la personne à laquelle elle bénéficie ou d’être  complètement déléguée à une autre, une activité qui donne lieu à une véritable répartition des tâches avec cependant une forme de continuité entre celles-ci.

*

Exercice de filage de métaphore

Si philosopher équivaut à se raser soi même, quels peuvent être les équivalents des éléments suivants ?

– le coupe-chou, le rasoir jetable, le rasoir électrique

– le sens de rasage

– l’extension des zones de rasage aux aisselles, mollets et autres partie intimes

– les peaux-sensibles

– l’après rasage

*

Mise à jour le 01 / 10 / 2014

Sur la question de savoir s’il est naturel de penser par soi-même, on peut signaler deux textes  de Lichtenberg à la tonalité ironique.

« C’est là une question de savoir s’il est plus aisé de penser ou de ne point penser. L’homme penser par instinct, et qui ignore combien il est ardu de réprimer un instinct! On voit donc que les petits esprits ne méritent pas le mépris qu’on commence de leur porter dans tous les pays. »

[B 308] p. 155

« C’est aussi naturel à l’homme que la pensée ou que lancer des boules de neige. »

[C 152] p. 177

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