Il y a quelques temps j’ai cité cet étonnant texte de Gombrowicz qui rapporte les tirades contre l’équitation dans lesquelles il se lançait pendant qu’il bénéficiait de l’hospitalité d’éleveurs de chevaux. Cette carrière de troll il l’a manifestement commencée très jeune, et sa première cible fut, semble-t-il, sa mère :
« La guerre que mes frères aînés et moi-même avons menés contre ma mère consistait surtout à contredire systématiquement ce qu’elle disait. Il suffisait que ma mère remarquât en passant qu’il pleuvait et une force très puissant me contraignait immédiatement à constater avec un étonnement étudié, comme si je venais d’entendre la plus grande absurdité : « Comment ! ,mais qu’est-ce que tu racontes? Le soleil brille! »
Je pense que cet entraînement précoce au mensonge flagrant à l’absurdité manifeste, m’a beaucoup servi plus tard lorsque j’ai commencé à écrire.
Mais comme nous étions trois – ma sœur ne prenant aucune part à ce sport -, notre maison se mit peu à peu à ressembler à une maison de fous[…]. L’incessante et démentielle polémique avec ma mère s’appliquait à tous les problèmes possibles : philosophiques, moraux, religieux, sociaux, familiaux, mondains. Si ma mère louait quelqu’un, il fallait que nous le blâmions. Si quelque chose lui plaisait nous n’avions de cesse de chercher la petite bête. Son extraordinaire naïveté faisait qu’elle se laissait entraîner dans ces discussions épouvantables – ce qui bien sûr nous réjouissait chaque fois davantage. le jeu ! Ces batifolages nous permettaient d’oublier les dissensions plus profondes, plus dramatiques, qui se dissimulaient derrière, et nous facilitaient beaucoup les contacts avec ma mère. C’est sans doute de là que vient ce culte du jeu que l’on trouve dans mon œuvre, et ce qui m’a fait comprendre son immense importance dans la culture. »
Witold Gombrowicz, Souvenirs de Pologne
extrait repris dans Contes et romans, Gallimard Quarto, p. 16 – 19
Marcelina Antonina Gombrowiczowa, mère de Witold Gombrowicz
Je ne regarde presque plus de football à la télévision car je refuse, par principe, de payer pour cela, en revanche je confesse apprécier regarder les débats de l’Équipe du soir consacrés à des matchs que je n’ai pas vus. Au cas où je serais pris de honte et me reprocherais de ne pas plutôt écouter France Culture, je peux me justifier à mes propres yeux en faisant valoir que ce genre démission peut m’inspirer quant au développement des capacités dialectiques de mes élèves[1]. L’Équipe du soir met en effet en place un dispositif de disputatio sportive digne d’intérêt : sur une question posée par l’animateur de l’émission ( par exemple : X doit il être rappelé en équipe de France ? Qui de Y ou Z a le plus de responsabilité dans le but encaissé par son équipe ?) deux chroniqueurs disposent de 30 secondes pour argumenter l’un la thèse, l’autre l’antithèse. Le débat est ensuite doublement tranché par un vote du public et par le vote du « président ». Évidemment ce 3e temps est souvent décevant pour les adeptes du plan thèse – antithèse – synthèse, car savoir que 60% du public a trouvé le chroniqueur A plus convaincant ne nous dit pas ce qu’il en est de la vérité sur la question posée. Quant au « président » il a certes sur le public l’avantage de pouvoir motiver son arbitrage mais l’usage qu’il fait de cette possibilité ne contribue pas nécessairement à l’éclaircissement de la question. Pourtant il est parfois des moments de grâce où le président parvient à surmonter la contradiction en opérant une distinction[2] : c’est ce qui se produisit le vendredi 30 avril vers 23h 20 lorsque Djibril Cissé parvint à accorder les points de vue de Gregory Schneider et Eric Bilderman sur la question « L’OM a-t-il gagné un point ou perdu deux points dans la course à l’Europe ? » (regarder la vidéo entre 22’50 et 25’20). Subjectivement, la résolution de la difficulté que propose l’ex avant-centre de l’AJ Auxerre est déjà satisfaisante en ce qu’elle obtient l’approbation des deux contradicteurs à qui elle montre que leur contradiction n’était qu’apparente. Objectivement, il ne reste plus rien à demander aux amoureux de la clarté intellectuelle, si ce n’est, peut-être, une formalisation de la solution cisséenne en terme de probabilités conditionnelles.
J’ai vu l’esprit absolu sur un plateau de télévision.
Pour les lecteurs qui s’interrogeraient sur le titre de l’article, « sursomption » est le néologisme utilisé par certains traducteurs de Hegel pour rendre le concept d’Auhebung avec lequel Hegel pense le « dépassement » dialectique des contradictions.
« Par aufheben nous entendons d’abord la même chose que par hinwegräumen (abroger), negieren (nier), et nous disons en conséquence, par exemple, qu’une loi, une disposition, etc., sont aufgehoben (abrogées). Mais, en outre, aufheben signifie aussi la même chose que aufbewahren (conserver), et nous disons en ce sens, que quelque chose est bien wohl aufgehoben (bien conservé). Cette ambiguïté dans l’usage de la langue, suivant laquelle le même mot a une signification négative et une signification positive, on ne peut la regarder comme accidentelle et l’on ne peut absolument pas faire à la langue le reproche de prêter à confusion, mais on a à reconnaître ici l’esprit spéculatif de notre langue, qui va au-delà du simple « ou bien-ou bien » propre à l’entendement. »
Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. Bernard Bourgeois, tome I, Vrin, 1970, p. 530
[1] Les lecteurs fidèles se souviennent peut-être que j’ai naguère souligné l’intérêt spéculatif des titres des articles que l’Équipe consacre au mercato.
[2] Pour être complet, il faut signaler qu’il arrive par fois aux débatteurs eux-mêmes de signaler que leur contradiction n’est qu’apparente car ils diffèrent dans l’interprétation d’une ambiguïté de la question. Mais d’une part les 30 secondes qui leur sont imparties ne leur laissent guère le temps d’expliquer ce point, et d’autre part ils ne sont guère incités à faire preuve de cette honnêteté intellectuelle puisque cela ne leur permettra pas de marquer un point en gagnant le débat.
Un jour qu’il faisait nuit
Il s’envola au fond de la rivière.
Les pierres en bois d’ébène, les fils de fer en or et la croix sans branche.
Tout rien.
Je la hais d’amour comme tout un chacun.
Le mort respirait de grandes bouffées de vide.
Le compas traçait des carrés et des triangles à cinq côtés.
Après cela il descendit au grenier.
Les étoiles de midi resplendissaient.
Le chasseur revenait carnassière pleine de poissons
Sur la rive au milieu de la Seine.
Un ver de terre, marque le centre du cercle sur la circonférence.
En silence mes yeux prononcèrent un bruyant discours.
Alors nous avancions dans une allée déserte où se pressait la foule.
Quand la marche nous eut bien reposé
nous eûmes le courage de nous asseoir
puis au réveil nos yeux se fermèrent
et l’aube versa sur nous les réservoirs de la nuit.
La pluie nous sécha.
« La contradiction ne nous irrite que parce qu’elle trouble la paisible possession où nous sommes de quelque opinion ou de quelque prééminence. Voilà pourquoi les faibles s’en irritent plus que les forts, et les infirmes plus que les sains. »
« En vertu de la loi du tiers exclu, soit « A est B », soit « A n’est pas B » doit être vrai. Ainsi, ou « l’actuel roi de France est chauve » ou « l’actuel roi de France n’est pas chauve » doit être vrai. Cependant si nous énumérons les choses qui sont chauves, puis celles qui ne le sont pas, dans aucune de deux listes nous ne trouverons l’actuel roi de France. Les hégéliens, épris de synthèse, en concluraient probablement qu’il porte une perruque. »
Bertand Russell, De la dénotation
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« Thèse, antithèse et prothèse : Il faut récapiter Louis XVI »