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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

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Archives de Tag: Blaise Pascal

Comment se défendre d’une accusation d’apostasie ?

25 mercredi Août 2021

Posted by patertaciturnus in Perplexités et ratiocinations

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apostasie, Blaise Pascal, foi, Mohammed ben Abdelwahhab

Cet article est une mise au propre d’idées qui me sont venues au cours d’une discussion avec un fidèle lecteur, mais, selon la formule convenue,  je suis responsable de toutes les sottises qu’il est susceptible de contenir car je m’y aventure, une fois de plus, à parler d’un sujet que je ne maîtrise pas. La première de ces sottises est peut être de traiter avec une certaine désinvolture d’un sujet grave tant pour ceux qui pensent que l’apostasie implique la damnation éternelle que pour ceux pour lesquels l’accusation d’apostasie signifie la menace de perdre leur seule vie : la vie terrestre.

Cette mise au point préalable étant faite, rentrons dans le vif du sujet :

Vous êtes accusé d’apostasie et – pour des raisons qui ne nous occuperons pas ici – vous ne souhaitez pas assumer être un apostat. Quelles stratégies de défense s’offrent à vous ?

1) Vous pouvez contester avoir tenu les propos ou accomplis les actes tenus pour apostat

2) Vous pouvez reconnaître avoir le tenu les propos (ou accompli les actes) incriminés mais contester qu’ils aient valeur d’apostasie

Cette stratégie peut elle-même être mise en œuvre de deux manières très différentes

a) vous soutenez que les propos ou les actes en question ne constituent pas un reniement de la foi qu’on vous accuse d’abjurer car ils sont parfaitement compatibles avec elle

On devine que la difficulté dépendra ici des critères d’apostasie retenus par les autorités de la religion considérée. Quels sont les propos ou les actes considérés comme ayant valeur d’apostasie ? Ces débats qui se déroulent dans la sphère religieuse impliquent des prises de position sur d’intéressantes questions de philosophie de la croyance. On peut envisager d’échelonner les différentes positions sur le sujet entre deux extrêmes :

  • la conception la plus restrictive de l’apostasie : ne vaut comme apostasie que la négation explicite et non ambiguë des articles de foi de la religion considérée (je laisse de côté la question de savoir comment ceux-ci sont identifiés dans la communauté des fidèles).
  • la conception la plus extensive de l’apostasie : vaut comme apostasie toute transgression d’une règle que les dogmes couvrent de leur autorité

La conception la plus restrictive a pour conséquence, me semble-t-il, que seul celui qui assume d’être apostat peut être  condamné pour apostasie. La conception la plus extensive a pour conséquence que tout pécheur est un apostat (au moins le temps de son péché ?) ce qui n’est sûrement pas ce que voudront soutenir ceux qui tiennent à faire de l’apostasie la plus grave des transgressions religieuses. Pour illustrer ce que peut être une conception extensive de l’apostasie qui ne va pas jusqu’à cette extrémité, on peut prendre l’exemple des Dix annulatifs de l’Islam selon Mohamed ben Abdelwahhab (le fondateur du Wahhabisme).

Si les critères d’apostasie étaient limités aux deux premiers annulatifs on aurait une conception restrictive de l’apostasie (je ne dis pas la plus restrictive, car il me semble qu’il est concevable que quelqu’un soit jugé coupable d’association ou d’admettre des intermédiaires quoi qu’il nie le faire). Il me semble intéressant de jeter un œil aux ressorts de l’extension des critères d’apostasie au delà de ce noyau.

On notera d’abord que sans rallier lui même le polythéisme, un musulman peut être considéré comme apostat (selon la doctrine d’Abdelwahhab) en vertu de son attitude envers les polythéistes  (refuser de les condamner, douter qu’ils soient coupables, voire les défendre cf. 3e et 8e annulatif). Dans la définition de l’apostasie, à l’attitude directe de rejet d’un article de foi, est donc adjoint un ensemble d’attitudes envers ceux qui rejettent cet article de foi. J’attire l’attention de mes lecteurs sur le fait que ce mécanisme d’extension de la faute est courant en dehors de la question de l’apostasie et de la sphère religieuse. 

De même, il y a extension de l’attitude envers l’article de foi à l’attitude envers le messager qui l’a communiqué  : se moquer du prophète vaut apostasie (6e annulatif).

Le ressort des 4e et 9e annulatifs est d’un autres genre : l’extension de la culpabilité va cette fois de la négation de la vérité du message à la relativisation de sa portée.

Le 5e annulatif présuppose que la foi est affaire de cœur (thèse pascalienne !) : quand bien même vous professeriez en parole les articles de foi et accompliriez les actes prescrits, si cela vous inspire de la répulsion, vous rejetez la foi.

Enfin le 10e annulatif est intéressant car il pose la question de la limite avec la conception de l’apostasie que j’ai appelé « la plus extensive » : s’il est exclu de parler d’apostasie au moindre manquement, quand peut on considérer que la religion est suffisamment peu pratiquée pour que cela vaille apostasie. Je présume qu’il y a là une grosse marge d’interprétation. J’ignore s’il y a des transpositions juridiques des Dix annulatifs, mais si tel est le cas, j’imagine que la jurisprudence subséquente est passionnante.

Examinons maintenant la seconde sous-stratégie pour se dépêtrer d’une accusation d’apostasie en niant non les propos/ les actes incriminés, mais leur qualification.

b) vous soutenez que les propos ou les actes en question ne constituent pas un reniement parce que vous n’avez jamais juré ce qu’on vous reproche d’abjurer

Cela revient à dire quelque chose du genre suivant.

« Ou j’ai bien dit / fait cela.

Oui, cela équivaut à un rejet de la foi pastafarienne

Mais non, je ne suis pas un apostat du pastafarisme, car figurez-vous que je n’ai jamais été pastafarien »

Cette stratégie n’a évidemment d’intérêt que si l’apostat s’expose à des tourments plus graves que le simple impie qui n’a jamais professé la vraie foi. On peut indiquer au moins un exemple historique de mise en œuvre de ce genre de stratégie :

« Les musulmans refusant leur doctrine [celle des Azraqites] étaient pourchassés et mis à mort alors que les chrétiens et les juifs n’étaient pas inquiétés et considérés comme simples dimmi (protégés).

Plus de cinquante ans après la naissance de la secte, Wasil ibn `Ata, le fondateur de l’école mu`tazilite n’eut la vie sauve, lors d’une rencontre avec les Azariqa, que parce qu’il affirma ne pas être musulman. »

Djaffar Mohamed-Sahnoun, Les chi’ites: contribution à l’étude de l’histoire du chi’isme des origines

Ce qui est intéressant avec ce type de défense c’est qu’elle contraint l’accusateur à prouver tout autre chose que ce qu’il s’attendait à devoir prouver  : il devra en effet établir que l’accusé a été auparavant suffisamment attaché à la vraie foi pour pouvoir en être apostat. Là encore tout dépend des critères d’appartenance à la communauté retenu par les autorités de la religion considérée.  Mais on peut reprendre l’exemple du 10e annulatif d’Abdelwahab pour illustrer la difficulté : pour que « ne pas apprendre la religion » vaille apostasie encore faut il l’avoir suffisamment apprise.

On pourrait écrire une fiction mettant en scène un accusé d’apostasie mettant en œuvre cette stratégie de défense de manière particulièrement retorse. Lorsque ses accusateurs feraient valoir une multitude de témoins assurant l’avoir vu réciter les articles de foi et mettre en pratique les prescriptions avant de rejeter sa foi, il répondrait qu’en fait il n’a jamais cru, qu’il a toujours fait semblant. Peut-être, objectera-t-on, une telle argumentation se retournerait-elle contre lui, cette conduite simulatrice pouvant être tout aussi coupable que l’apostasie qu’on lui reproche. Mais notre accusé ferait valoir que cette simulation était bien intentionnée ; lecteur de Pascal, il mimait les formes extérieures de la foi dans l’espoir d’accéder à celle-ci. Malheureusement, parce qu’il était trop conscient de ce qu’il essayait de se faire croire quelque chose qu’il ne croyait pas, cette entreprise échoua. Mais, ferait-il valoir sans un succès temporaire, cet aveu final d’échec ne saurait valoir apostasie.

Deux versions de la Chute

20 dimanche Juin 2021

Posted by patertaciturnus in Lectures

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Blaise Pascal, Chute, Ernst Cassirer, Jean-Jacques Rousseau, théodicée

« Tous ces biens que l’humanité s’imagine avoir acquis dans le cours de son évolution, ces trésors préten­dument amassés, ceux de la science, de l’art, les joies d’une existence relevée et raffinée, sont réduits à rien par l’inexorable critique de Rousseau. Loin que ces biens aient pu renouveler la valeur et le contenu de la vie, ils n’ont fait que l’éloigner toujours davantage de sa source première et, en définitive, l’aliéner entièrement de son sens authentique. De ce point de vue, dans le tableau qu’il trace des formes de vie traditionnelles et conven­tionnelles, de l’existence de l’homme dans la société, Rousseau s’accorde étonnamment avec Pascal. Il est le premier penseur du XVIIIe siècle qui, de nouveau, prenne au sérieux les accusations pascaliennes, qui en sente tout le poids. Au lieu de les affaiblir, de les mettre au compte, comme fait Voltaire, de l’humeur masochiste d’un misanthrope irréaliste, il revient au cœur de la question. La description que donnaient les Pensées de Pascal de la grandeur et de la misère de l’homme se retrouve trait pour trait dans les premières œuvres de Rousseau, dans le Discours sur les arts et les sciences et le Discours sur l’inégalité. Comme Pascal, Rousseau ne voit dans les colifichets dont la civilisation a pourvu les hommes qu’illusion et futilité. Comme lui, il insiste sur le fait que toute cette richesse n’a d’autre rôle que d’aveugler l’homme sur sa pauvreté intérieure. L’homme ne se fuit lui-même dans le monde, dans la société, dans une foule d’occupations et de divertissements disparates que parce qu’il ne supporte pas sa propre présence, parce qu’il appréhende sa propre vue. Toute cette agitation inces­sante et vaine ne vient que de la peur du repos. Car s’il pouvait rester en place un seul instant afin de prendre véritablement conscience de lui-même, de reconnaître tout ce qu’il est, l’homme s’abandonnerait au plus profond désespoir. Quant aux forces qui, dans l’état présent, empirique de la société, rapprochent et unissent les hommes, le jugement de Rousseau n’est pas non plus différent de celui de Pascal. Il ne cesse d’insister sur ce point : il n’y a nulle part un éthos primitif, une volonté de vivre en commun dans une unité véritable, aucune sympathie naturelle n’unit les hommes les uns aux autres. Tous les liens sociaux ne sont que leurres. Amour-propre et vanité, volonté de dominer autrui et de se mettre en avant : telles sont les véritables chaînes qui retiennent la société humaine.

Tous, avec un beau vernis de paroles, tâchent en vain de donner le change sur leur vrai but ; aucun ne s’y trompe, et pas un n’est la dupe des autres, quoique tous parlent comme lui. Tous cherchent leur bonheur dans l’apparence, nul ne se soucie de la réalité. Tous mettent leur être dans le paraître : tous, esclaves et dupes de l’amour-propre, ne vivent point pour vivre mais pour faire croire qu’ils ont vécu[1].

Rousseau accorde donc à Pascal toutes les prémisses sur lesquelles celui-ci avait fondé son argumentation. Jamais il ne cherche à embellir ou à affaiblir : il dépeint comme lui l’état présent de l’humanité comme l’état de la plus profonde dégradation. Cependant, autant il reconnaît le phénomène dont est parti Pascal, autant il se refuse à admettre les explications proposées par la métaphysique mystique et religieuse de Pascal. Ses sentiments comme sa pensée se révoltent contre l’hypothèse d’une perversion originelle de la volonté humaine. Pour lui comme pour toute son époque, l’idée de péché originel a perdu toute force et toute valeur. Sur ce point, il n’a pas combattu le système orthodoxe moins sévèrement et radicalement que n’ont fait Voltaire et les penseurs de l’Encyclopédie. C’est même à ce propos, justement, qu’il s’est produit entre lui et la doctrine ecclésiastique un conflit sans merci et une rupture définitive. Dans le jugement qu’elle a prononcé sur l’œuvre de Rousseau, l’Église a du reste aussitôt dégagé, en toute lucidité, cette question centrale comme le seul point véritablement critique. Le mandement par lequel Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, condamne l’Émile précise, en effet, que la thèse de Rousseau soutenant que les premiers instincts de la nature humaine sont toujours innocents et bons se trouve en contradiction absolue avec tout ce que l’Écriture et l’Église ont toujours enseigné de la nature de l’homme. Rousseau, effectivement, affronte un dilemme, auquel il ne cherche pas, du reste, d’échappatoire. Car, s’il recon­naît le fait que l’homme est « dégénéré », s’il dépeint cette dégénérescence avec une rigueur toujours plus grande et des couleurs toujours plus noires, comment peut-il n’en pas reconnaître la cause, comment peut-il échapper à la conclusion que l’homme est « radicale­ment mauvais » ? Rousseau s’arrache à ce dilemme en introduisant sa doctrine de la nature et de l’« état de nature ». Dans tout jugement que nous portons sur l’homme, il nous faut distinguer avec le plus grand soin si notre énoncé porte sur l’homme de la nature ou sur l’homme de la culture — s’il s’agit de l’« homme natu­rel » ou de l’« homme artificiel ». Alors que Pascal expliquait les insolubles contradictions que nous pré­sente la nature humaine en disant que, d’un point de vue métaphysique, nous avions affaire à une double nature, pour Rousseau, cette double nature et le conflit qui en résulte résident au sein même de l’existence empirique, dans le développement empirique de l’homme. C’est ce développement qui a poussé l’homme dans le carcan de la société, le vouant ainsi à tous les maux moraux, qui a nourri en lui tous les vices, vanité, orgueil, soif inextin­guible de pouvoir. « Tout est bien, dit Rousseau au début de l’Émile, en sortant des mains de l’Auteur des choses ; tout dégénère entre les mains de l’homme. » Dieu est donc disculpé et la responsabilité de tous les maux revient à l’homme. Mais cette faute appartient à ce monde, non à l’au-delà, elle n’est pas antérieure à l’exis­tence historique empirique de l’humanité, elle est appa­rue en même temps qu’elle : c’est pourquoi il nous faut chercher sur ce seul terrain la solution et la libération. Aucun secours d’en haut, aucune assistance surnaturelle ne peut nous apporter la libération : nous devons l’ac­complir et en répondre nous-mêmes. Cette conclusion va indiquer à Rousseau la voie nouvelle qu’il suivra sans dévier d’une ligne dans ses œuvres politiques.

La théorie éthico-politique de Rousseau situe la res­ponsabilité en un lieu où nul, jusqu’alors, n’avait songé à la chercher. Ce qui constitue la véritable importance historique et la valeur théorique de sa doctrine, c’est qu’elle crée un nouveau sujet d’« imputabilité » qui n’est pas l’homme individuel mais la société humaine. L’indi­vidu comme tel, sortant des mains de la nature, n’est pas encore en mesure de choisir le bien ou le mal. Il s’aban­donne à son instinct naturel de conservation ; il est dominé par l’« amour de soi », mais cet amour de soi n’a pas encore viré à l’« amour-propre » qui ne se complaît et ne s’assouvit que dans l’oppression d’autrui. De cette sorte d’amour-propre, la société porte la responsabilité exclusive. C’est elle qui fait de l’homme un tyran contre la nature et contre soi-même. Elle éveille en lui des besoins et des passions que l’homme naturel n’a jamais connus et lui met entre les mains des moyens toujours nouveaux de les assouvir sans limite et sans frein. La soif de faire parler de soi, la rage de se distinguer d’autrui : tout cela ne cesse de nous rendre étrangers à nous-mêmes, de nous porter en quelque sorte hors de nous-mêmes’. Mais cette aliénation est-elle vraiment inscrite dans la nature de toute société ? N’est-il pas possible de concevoir une communauté réellement humaine qui n’aurait plus besoin du ressort de la force, de la cupidité et de la vanité, qui se fondrait entièrement sur la soumis­sion de tous à une loi reconnue intérieurement comme contraignante et nécessaire ? Telle est la question que Rousseau se pose et qu’il va tâcher de résoudre dans le Contrat social. A supposer que s’effondre la forme oppressive de société qui a prévalu jusqu’à nos jours et qu’à sa place surgisse une nouvelle forme de commu­nauté éthique et politique, une société au sein de laquelle chacun, au lieu d’être soumis à l’arbitraire d’autrui, n’obéirait qu’à la volonté générale qu’il connaîtrait et reconnaîtrait pour sienne — l’heure de la libération n’aurait-elle pas sonné ? Mais c’est en vain qu’on attend d’être affranchi du dehors. Nul dieu ne nous apportera la délivrance : tout homme doit devenir son propre sauveur et, en un sens éthique, son propre créateur. La société, sous la forme qui sévit encore, a porté à l’humanité ses blessures les plus cruelles : c’est elle qui peut et qui doit guérir ces mêmes blessures par sa propre rénovation. Telle est la solution qu’apporte au problème de la théodicée la Philosophie du Droit de Rousseau. Il est de fait qu’il a situé ce problème sur un terrain entièrement nouveau, le faisant passer du plan de la métaphysique au centre de l’éthique et de la politique. »

Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 216 -220

[1] Rousseau, Rousseau juge Jean-Jacques, 3* Dialogue

Généalogie de la généalogie

30 jeudi Avr 2015

Posted by patertaciturnus in Fantaisie

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Blaise Pascal, généalogie, Joseph Joubert, Nietzsche, Platon

Le fétichisme envers un auteur se manifeste notamment par la propension à lui attribuer l’anticipation ou la prémonition d’idées qui font la célébrité d’auteurs postérieurs.

Après avoir brillamment démontré que Joubert avait plagié par anticipation la 11e thèse sur Feuerbach de Marx, je vais essayer aujourd’hui de montrer qu’il a également anticipé la généalogie nietzschéenne. Il ne me restera plus qu’à trouver dans ses carnets une anticipation de quelque concept freudien et j’aurai réalisé le grand chelem des prétendus « maîtres du soupçon ».

*

Je vous suggère donc un petit rapprochement entre ce texte :

« Un des plus sûrs moyens de tuer un arbre est de le déchausser et d’en faire voir les racines. De même des institutions. Celles que l’on veut conserver, il ne faut pas trop en désenterrer l’origine. Tout commencement est petit. »

Joseph Joubert, 30 mai 1804, Carnets I, p. 604

et celui ci :

« Nommons-la cette nouvelle exigence : nous avons besoin d’une critique des valeurs morales, il faut commencer par mettre en question la valeur même de ces valeurs, et cela suppose la connaissance des conditions et des circonstances de leur naissance, de leur développement, de leur modification (la morale comme conséquence, comme symptôme, comme masque, comme tartufferie,, comme maladie, comme malentendu ; mais aussi la morale en tant que cause, remède, stimulant, entrave ou poison), bref, une connaissance telle qu’il n’en a jamais existé jusqu’à présent et telle qu’on ne l’a même pas souhaitée. »
F. Nietzsche, Généalogie de la morale, Avant-Propos, Folio essais, p. 15

 *

Dans les deux texte on trouve cette idée qu’exhiber l’origine équivaut à une opération de dévalorisation. La différence essentielle bien évidemment, c’est que Nietzsche revendique cette opération alors que Joubert la signale pour mettre en garde contre elle (dans le cas de l’aphorisme que j’avais rapproché de la 11e Thèse sur Feuerbach, la différence de position était d’ailleurs la même). Il y a une autre différence notable : Nietzsche nous parle de valeurs là où Joubert nous parle d’institutions. Or l’idée d’une valeur critique de l’exhibition de l’origine me semble moins originale appliquée aux institutions qu’aux valeurs. On pourrait ainsi faire valoir que Joubert ne fait ici que reprendre un thème déjà présent chez Pascal :

« La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement mystique de son autorité, qui la ramènera à son principe l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi, elle est toute ramassée en soi. Elle est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et si léger que s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine, il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. L’art de fronder, bouleverser les États est d’ébranler les coutumes établies en sondant jusque dans leur source pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. Il faut, dit‑on, recourir aux lois fondamentales et primitives de l’État qu’une coutume injuste a abolies. C’est un jeu sûr pour tout perdre, rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête aisément l’oreille à ces discours. Ils secouent le joug dès qu’ils le reconnaissent. Et les Grands en profitent à sa ruine et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes reçues. C’est pourquoi le plus sage des législateurs disait que pour le bien des hommes il faut souvent les piper. Et un autre bon politique, Cum veritatem qua liberetur ignoret, expedit quod fallatur. [Augustin , Cité de Dieu, 4, 27] Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation. Elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle et en cacher le commencement si on ne veut qu’elle ne prenne bientôt fin. »

Pensées, [Brunschvicg 294]

Je présume que la mention du « plus sage des législateurs » qui disait « que pour le bien des hommes il faut souvent les piper » fait référence au thème du « pieux mensonge » dans la République de Platon. Il est plaisant de constater pour conclure que l’arbre généalogique de la généalogie démystificatrice est riche en défenseurs de la mystification.

Parlez-moi d’amour

13 vendredi Mar 2015

Posted by patertaciturnus in Perplexités et ratiocinations

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amour, Blaise Pascal, logique

Comparons les deux phrases suivantes :

1. « Je t’aime. »

2. « J’aime le genre de personne que tu es. »

Pourquoi la seconde déclaration d’amour serait-elle moins douce à entendre ? Vraisemblablement parce qu’elle suggère qu’on aimerait du même amour toute autre personne du même genre. La déclaration serait donc décevante pour qui voudrait être aimé dans sa singularité.

Imaginons alors que nous complétions la deuxième déclaration :

2bis. « J’aime le genre de personne que tu es, et tu es unique en ton genre »

Cette nouvelle formulation en écartant l’éventualité de rivaux devrait être plus satisfaisante ; est elle pourtant équivalente à la première? Il me semble que non, et on peut envisager deux raisons à cela.

1. Parce que le spectre des rivaux du même genre est mal dissipé. « tu es unique en ton genre » est une affirmation dangereusement fragile. Sauf à supposer un genre qui ne pourrait par définition avoir qu’un élément (comme l’unicité de Dieu est censée découler de son concept) cette unicité est  un fait empirique et  contingent. Si je suis aujourd’hui unique en mon genre, comment être assuré que je le serai encore demain? Et d’ailleurs comment celui qui affirme mon unicité en mon genre pourrait-il en être certain ? Il faudrait pour cela avoir fait l’inventaire exhaustif du mobilier de l’univers.

2. Parce que même complétée par l’assurance de l’unicité dans le genre, la formule « J’aime le genre de personne que tu es » laisse entendre que cet amour pourrait se dissiper si la personne changeait de genre. Ici la formule est insatisfaisante au regard du désir d’être aimé à travers toutes les transformations qu’on pourrait connaître. Prétention peut-être aussi exhorbitante que celle de n’avoir pas de rivaux. Tout cela a été bien mieux dit par Pascal :

   » … si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le Moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. »

Pensées, B. 323

On notera pour finir que l’amour rend sensible aux finesses logiques. Il me semble, en effet, que nous sommes beaucoup plus sensibles à ces nuances quand il s’agit de l’amour que lorsqu’il s’agit d’autres sentiments et notamment de celui qui est censé être son opposé : se soucie-t-on vraiment de savoir si on est haï dans sa singularité ou en tant que représentant d’un certain genre ? Ainsi la fameuse Pensée B. 323, ne pose pas seulement le problème de l’identité personnelle, elle nous dit aussi quelque chose des exigences folles du désir d’être aimé.

Malentendu

21 lundi Juil 2014

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour, Perplexités et ratiocinations

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Blaise Pascal, infini, Joseph Joubert

« Il sort du mot infini une voix qui crie : Arrête. Nous agissons comme si elle criait  : Avance. »

Joseph Joubert, 27 Janvier 1800, Carnets I, p. 326

*

Essayons de reconstituer les raisons de cette affirmation avant de la discuter. Pourquoi comprenons nous « avance » et pourquoi faudrait-il comprendre « arrête »? Je suppose que la réponse est du genre suivant : nous comprenons « avance » car nous interprétons la possibilité d’aller plus loin comme une incitation à avancer, mais nous devrions comprendre « arrête » car la possibilité d’aller toujours plus loin signifierait l’inutilité d’avancer (avancer n’aurait de sens que pour se rapprocher d’une fin).

Passons à l’examen des difficultés. J’en indiquerai brièvement trois (qui ne sont pas sans relation).

1) Joubert accepterait-il le même raisonnement pour n’importe quelle qualité ? Que penserait-il de ces applications de son aphorisme : il est toujours possible d’être meilleur donc il est inutile de s’améliorer ; il est toujours possible d’être plus cultivé, plus instruit, arrêtons de nous instruire et de nous cultiver ; il est toujours possible d’être plus généreux, arrêtons la générosité? Peut-être Joubert arguerait-il que ces qualités – et généralement celles qui méritent d’être recherchées – ne sont pas infinies. Mais comment le sait-il? qu’est-ce qui lui permet de l’affirmer?

2)  Admettons que Joubert ait raison : si une tâche se révèle infinie il  faut s’arrêter. Mais où faut-il s’arrêter? A l’endroit où l’on se trouve au moment où l’on prend conscience que la tâche est infinie? Dans ce cas, si on se rend compte que la tâche est infinie avant de s’y engager (ce qui paraît souhaitable), « arrête » équivaut à « ne commence pas ». C’est clairement la solution qui s’impose si on ne considère que les efforts que demande la tâche. Mais on peut concevoir que se livrer à une tâche ait des  avantages, même dans le cas où la réalisation complète est impossible. Si on pose le problème de l’arrêt en terme de rapport coût avantage : l’endroit où il est souhaitable de s’arrêter est celui ou le coût de la poursuite l’emporterait sur ses avantages ; le point d’arrêt souhaitable correspondrait au seuil de contre-productivité illichien. Il me semble que cette manière de poser le problème de l’arrêt peut-être illustrée (non sans approximation) par la manière dont Pascal, dans un passage fameux de l’Esprit géométrique, traite la question de l’arrêt dans la recherche des preuves. Certes il est impossible de prouver toute les propositions, et Pascal exclut de rentrer dans le jeu de la régression à l’infini dans la recherche des preuves ; mais il exclut aussi l’option du renoncement à la recherche des preuves (ce qui équivaut à l’arrêt au moment de la prise de conscience de l’infinité de la tâche). Il y chez Pascal une sorte de seuil de contreproductivité dans la recherche des preuves et des définitions : les propositions qui n’ont pas besoin d’être prouvées sont celles qui sont tellement évidentes que la preuve en serait moins évidente, les notions qui n’ont pas besoin d’être définies sont celles qui sont tellement claires que la définition qu’on en donnerait serait moins claire. On constate dans cet exemple que pour fixer le point d’arrêt dans la tâche infinie on doit se référer à une « grandeur » supposée finie (ici le degré maximal d’évidence ou de clarté). La question qui se pose alors est de savoir si pour toute tâche pouvant pouvant aller à l’infini il existe – ou on peut déterminer – un tel seuil au delà duquel on peut dire que la poursuite de l’activité devient contreproductive … il me semble que l’aphorisme de Joubert équivaut à présupposer une réponse positive, mais je ne vois pas d’arguments a priori permettant d’affirmer une telle réponse.

3) Il semble délicat de tirer de l’aphorisme de Joubert l’idée qu’on pourrait distinguer des tâches infinies illégitimes et des tâches finies légitimes. Décrire une tâche comme finie ou comme infinie peut-être affaire de convention comme l’illustrent les paradoxes de Zénon. Quand les deux descriptions sont possibles laquelle faudrait-il privilégier?  Comment, si on suit Joubert, traiter les tâches qui peuvent décrites comme approche asymptotique d’une limite?

Je crains d’avoir atteint mon niveau d’incompétence, et que toutes ces considérations apparaissent bien naïves à qui maîtrise le sujet.  Je vais donc m’arrêter là pour aujourd’hui dans la tâche (dont on peut souhaiter qu’elle ne soit pas infinie) de réfléchir à cette question.

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