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Pater Taciturnus

~ "Ton péché originel c'est d'ouvrir la bouche. Tant que tu écoutes tu restes sans tache"

Pater Taciturnus

Archives de Tag: Alain

Se sauver du pâtir par l’agir

28 jeudi Oct 2021

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Alain, amour, passion

« Le principal de la souffrance, dans la colère, dans la peur, ou dans l’amour, résulte de cette lutte contre soi et d’une sorte d’indignation contre ce que l’on n’a point permis. Ce drame est en quelque sorte tout nu dans la timidité, où tout le mal vient de ce qu’on s’aperçoit qu’on ne peut faire ce qu’on voudrait ni dire ce qu’on voudrait ; d’où vient une humiliation amère, et bientôt une colère, qui font que l’on est enfin encore plus maladroit qu’on ne craignait. Ce tumulte intérieur et cette crainte de soi sont dans toutes les passions.

Par ces remarques, on arrive à comprendre à peu près ceci, qui est d’opinion commune, c’est que les natures les plus généreuses sont aussi celles qui font voir les plus violentes passions. Qui consent aisément à tout n’aimera guère. Au contraire, dans une nature fière et jalouse de sa liberté, la plus légère atteinte de l’amour sera comme une offense. Le vrai amoureux se reconnaît à ceci qu’il fuit ; mais, comme dit le poète, il emporte avec lui la flèche de Cupidon. C’est un état digne de pitié que celui où l’on s’efforce de ne point penser à quelqu’un ; car c’est y penser encore ; c’est graver en soi-même- la pensée que l’on s’interdit d’avoir. Tout homme est donc maladroit à ce jeu, et s’humilie lui-même, et s’irrite lui-même. D’où cette façon d’aimer, bien plaisante, qui se montre par la mauvaise humeur. Cette part de haine, qui est toujours cachée dans l’amour forcé, éclate dans la vengeance ; et sans doute le jaloux se venge-t-il moins d’avoir été trompé que d’avoir été forcé.

Bref, l’homme a la prétention de se conduire ; il veut vouloir. C’est pourquoi il aime toujours au delà du désir. D’où cette idée de promettre, et enfin de se lier par un serment. Et plus ces contraintes, qui sont de sa propre volonté, sont pénibles, moins il sent les autres. C’est de la même manière que l’on se délivre de la peur par le courage. Aussi voit-on que l’amour est toujours romanesque, et fort subtil là-dessus, cherchant à se sauver du pâtir par l’agir. Ce quelque chose de libre, et cette méditation sur l’épreuve choisie et fidèlement subie, est ce qui fait la ferveur de l’amour. »

Alain, Sentiments, passions et signes

Pressentiment de la catastrophe

24 dimanche Nov 2019

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aéronautique, Alain, esthétique de l'ingénieur, mauvais pressentiment

On a rapporté ici les jugements pour le moins sévères de Julien Gracq et Raymond Aron sur la perspicacité politique d’Alain. Mais si Alain n’a rien compris à la montée des totalitarismes, on doit le créditer d’avoir pressenti une autre catastrophe, non pas en matière politique, certes, mais dans le domaine du transport aérien.
Dans le Propos publié le 31 juillet 1907, Alain place les considération suivantes dans la bouche d’un ingénieur qu’il se donne comme interlocuteur.

« Le dirigeable “Patrie”, que j’ai observé ces jours, ne me paraît pas beau. Savez-vous ce que j’en conclus ? C’est qu’il doit y avoir encore quelque chose là-dedans qui n’est pas bien placé ; c’est que les forces s’y exercent mal ou s’y contrarient ; je le sens avant de pouvoir l’expliquer, parce que je suis familier avec les mécaniques. Telle est mon esthétique, fondée comme vous voyez, sur l’utile et la science de l’utile ; mais elle est méprisée par les hommes de goût et par les femmes les plus cultivées. »

Je n’ai pu retenir mon admiration devant la pertinence de l’exemple quand j’ai découvert, que quatre mois après la publication de ce Propos, le 30 novembre 1907,  le dirigeable Patrie, s’était écrasé.

L’honnêteté intellectuelle oblige cependant à reconnaître à reconnaître que les causes de l’accident ne semblent pas liées à un défaut de fabrication de l’appareil :

« Le 30 novembre 1907, alors qu’il est amarré près de Verdun à la suite d’une avarie moteur survenue le jour précédent, des rafales de vents violents l’emportent vers l’ouest. Le dirigeable toucha le sol en Irlande avant de s’abîmer en mer. »

Source

Pour tout savoir sur la brève existence dirigeable du Patrie, on consultera avantageusement cette page qui lui est consacré (une exploration plus complète du site vous permettra d’ailleurs de découvrir que son petit frère le dirigeable République connut un destin aussi contrarié).

Pourquoi tirer sur un corbillard ?

29 samedi Sep 2018

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Alain, Julien Gracq, pacifisme, radicalisme, Raymond Aron

J’ai été assez surpris d’apprendre que Michel Onfray avait publié cette année un livre consacré à déboulonner la statue d’Alain. S’en prendre à Freud témoignait d’un certain panache (au moins dans le contexte français), mais s’attaquer à Alain ? S’agissait-il seulement de tirer parti de la publication du journal jusque là inédit d’Alain, journal où apparaissent les penchants antisémites du philosophe natif de Mortagne au Perche? On semble davantage dans l’opportunisme que dans l’urgence de la pensée car Alain n’est plus un maître à penser depuis bien longtemps. C’est ce que je me propose de montrer en citant des textes de  Julien Gracq et Raymond Aron, deux anciens élèves d’Alain,  qui n’ont pas eu besoin des révélations sur la face cachée du philosophe pour enterrer sa pensée politique.

Aron écrit Prestige et illusions du citoyen contre les pouvoirs en 1941, dès l’épigraphe le ton est donné :

The renown, the authority of a sophist as Alain, is, in itself; enough to predict the ruin of any state.
D. W. Brogan

Aux yeux d’Aron, Alain est en effet un protagoniste intellectuel de l’affaiblissement de la démocratie face aux totalitarismes. Le texte que Julien Gracq consacre à Alain est publié près de quarante en plus tard dans En lisant, en écrivant (1980), mais en dépit de la différence de contexte et de préoccupation, les critiques de nos deux auteurs sont étonnamment convergentes.

« Parmi les rares écrivains qui, en France, au cours de ces dernières années, ont réfléchi sur la chose publique et proposé une sorte de système politique, Alain prend une place à part. Il semble, en effet, avoir tenté une œuvre au moins paradoxale. Il a formulé en doctrine ce qui passait pour un simple état d’esprit, il a élevé au niveau de la philosophie la pensée, ou plus exactement l’attitude, la plus rebelle en apparence à cette transfiguration : le radicalisme. La politique que l’on regardait parfois comme la plus prosaïque, la plus étroitement liée aux conditions de l’existence provinciale, il l’a interprétée, justifiée, magnifiée. Le citoyen soupçonneux et grognon, le parlementaire représentant des humbles dans leurs villages et leurs champs, avocat des « petits », deviennent sous sa plume les exécuteurs d’une grande tâche, les défenseurs des individus contre l’administration, des personnes contre les pouvoirs, des communes contre le monde parisien, de la liberté des hommes contre la tyrannie des Importants et des Grands.
Dans cette tentative paradoxale, Alain a, en un certain sens, réussi. Il a exercé sur une fraction de la jeunesse intellectuelle, en particulier dans les dix années qui ont suivi la guerre, une profonde influence. Et, chez tous les hommes, dans tous les partis « de gauche», on retrouvait la présence et l’action de telles ou telles de ses idées, fragmentaires peut-être, mais non pas moins efficaces. À l’autre bout de la chaîne, Maurras parvenait, en quelques dizaines d’années de prêches quotidiens, à convaincre une partie de la bourgeoisie que de la restauration monarchique dépendaient l’existence et la grandeur de la France et que, faute d’un roi, nul espoir n’était permis d’un gouvernement raisonnable. Également étranger à la situation de la France et de l’Europe, également abstrait et théorique, Alain a convaincu une partie de l’opinion de gauche que l’opposition morale du citoyen aux pouvoirs apportait la meilleure garantie des libertés et de la paix.
Pour qui n’a pas connu Alain et éprouvé personnellement l’ascendant de l’homme, le phénomène risque de paraître impénétrable, presque absurde parfois. Car on cherche vainement les conceptions neuves, profondes, dans l’ordre politique, qui expliqueraient la dévotion des disciples. Bien plus, tant des affirmations d’Alain ont été pour ainsi dire emportées par la tourmente, que l’on est tenté plus d’une fois moins de les discuter que de les confronter avec les faits.

[…]

Alain n’est pas socialiste, parce qu’il ne croit ni à la dialectique historique ni au progrès. Les sociétés sont toujours les mêmes, à travers le temps et l’espace, parce que la nature humaine ne change pas. « Vous voulez m’apprendre le secret de la Chine et du Japon, le secret de l’Amérique… Je n’ai qu’à regarder autour de moi, c’est tout pareil.» Toujours et partout, les pouvoirs gouvernent pour eux-mêmes et ten­dent à abuser de leur autorité. Toujours et partout les citoyens aiment la paix et se laissent duper par leurs passions et par leurs maîtres.

De plus, Alain soupçonne les socialistes de se soucier davantage de la justice que de la liberté, de faire confiance à l’État pour remédier aux défauts de l’ordre social. Or Alain, en paysan français, juge déjà admirable que l’État ne ruine pas les individus, il ne songe pas à lui demander encore d’assurer la richesse de tous. Le collectivisme lui paraît donc utopie dangereuse, puisqu’il aboutit à remettre à l’administration des pouvoirs exorbitants et tend même parfois à ramener cette adoration quasi religieuse de la collectivité qui est proprement mœurs de sauvages. Mais bien qu’Alain répète à toute occasion, «je ne pense pas du tout comme Jaurès », il admire et aime le tribun socia­liste chez lequel il aperçoit, vivant, le jugement impitoyable du radi­cal, et il se considère comme l’allié des ouvriers, contre les grands, pour la défense de la liberté et de la paix.

[…]

Quelle qu’ait pu être la grandeur d’Alain, combattant volontaire dans une guerre qu’il n’ap­prouvait pas, l’attitude qu’il recommandait, la leçon qu’il enseignait plaisait parce qu’elle flattait les passions alors les plus communes. Au lendemain de la guerre, les invectives contre la guerre, le bourrage de crâne, les pouvoirs, les fausses grandeurs, répondaient aux senti­ments à la mode. Or Alain, pratiquement, justifiait ces sentiments, il tendait à les éterniser, il ne les épurait pas plus qu’il ne les éclairait. Il ne les transformait pas en principes d’une action efficace. Les dis­ciples, jusqu’au bout fidèles à l’orthodoxie, en sont restés aux formules du citoyen-grognard.

Il serait facile de dépouiller le radicalisme alinien de son autorité philosophique, en montrant l’origine historique, accidentelle, des idées que ce professeur a prétendu élever au niveau de l’intemporel. Alain n’a-t-il pas prêté une valeur absolue à la mauvaise humeur qu’éprouve l’électeur provincial à l’égard de l’administration, dont le centre est à Paris et dont les tentacules s’allongent jusqu’au moindre village? Rien n’est plus légitime que l’exigence du paysan français qui consent à obéir mais veut être traité en citoyen, égal dans sa dignité à tous les autres hommes : mais n’est-il pas absurde de voir là l’essence du radi­calisme, de la République, de la politique éternelle ? Et la conception du député représentant des électeurs auprès des bureaux, n’est-elle pas simplement celle qui a été, exagérément, mise en pratique par la Ille République ? Et où était le mérite, où la difficulté de se dresser contre l’État dans la France d’hier, alors que les opinions jouissaient de la liberté la plus entière et que le ministre de l’Instruction publique venait faire l’éloge public du non-conformisme ? En réalité ces doctrines de liberté n’étaient-elles pas alors le lieu même du conformisme ?

Non seulement Alain allait dans le sens de la facilité, mais il pensait systématiquement contre le mouvement historique. Il travaillait à affaiblir encore l’État français, alors que, dans les pays voisins, s’éta­blissaient des régimes autoritaires et que des religions grossières soulevaient l’enthousiasme de millions de fidèles. Dès lors la sagesse qui obligeait à méconnaître la réalité des conflits historiques, la diversité  des psychologies nationales, aboutissait à une sorte d’aveuglement volontaire. L’interdiction d’envisager la guerre à l’avance et de la préparer (même sous la forme de la défense passive !), la négation du fatalisme érigée en impératif catégorique du pacifisme, dégénérait en une sorte de grandiose absurdité, à demi intentionnelle. Et, en der­nière analyse, cette volonté de ne pas croire exprimait la même angoisse de la catastrophe que l’attitude opposée d’attente résignée.

Les événements, d’eux-mêmes, ont aujourd’hui réfuté les affirma­tions les plus paradoxales d’Alain.

Raymond Aron, Prestige et illusions du citoyen contre les pouvoirs,
in Penser la liberrté, penser la démocratie,
Quarto Gallimard, p. 192 -201

*

« Je me suis demandé plus d’une fois pourquoi Alain, dont j’ai été deux ans l’élève, que j’ai écouté pendant deux ans avec une attention, une admiration quasi religieuse, au point, comme c’était alors le cas des deux tiers d’entre nous, d’imiter sa façon d’écrire, a en définitive laissé en moi si peu de traces.

Admirable éveilleur, il avait peu d’avenir dans l’esprit. Au moment même où nous quittions sa classe, en 1930 un brutal changement d’échelle désarçonnait sa pensée un monde commençait à se mettre en place, un monde effréné, violent, qui rejetait tout de son humanisme tem­péré. Les règles de la démocratie parlementaire à dominante radicale lui paraissaient un acquis pour toujours : il pouvait advenir de mauvaises élections, ramenant vers les portefeuilles clés les notables conservateurs et les tenants du cléricalisme, rien de beaucoup plus grave. Ses problèmes politiques étaient ceux de l’électeur français de la petite bourgeoisie dans une petite ville, tout froncé contre les empiètements et le mépris des riches, des importants et des officiels ; avec infiniment plus de culture philosophique, et  certes en élevant le débat de plusieurs coudées, l’horizon de son combat de citoyen et la mesure de sa résistance à l’arbitraire restaient à peu près — à un siècle de distance — ceux du vigneron de La Chavonnière. Des questions telles que le colonialisme, le communisme, l’hitlérisme, le destin de l’Europe, l’éruption technicienne, les nouveaux équilibres du monde, dépassaient l’horizon de sa sagesse un peu départementale, et, je crois aussi, le dérangeaient : il les tenait à l’écart. Son antihistorisme était instinctif, et presque absolu ; l’expérience du combisme, qu’il avait soutenu, et celle de la guerre de 14, qu’il avait faite, étaient les seules leçons de l’histoire dont il tînt compte : en 19 39, il retrouva automatiquement les positions dreyfusardes et celles d’Au-dessus de la mêlée, et s’y tint, sans aucun regard pour les énormes variations de  nature et d’intensité; l’arbre lui cachait la forêt, et Boisdeffre, Hitler; il ameutait les « républicains » contre le sabre de Gamelin.

On pouvait s’interroger sur ce qu’il pensait du communisme ; faute qu’il entrât dans ses cadres de pensée, je crois qu’il le considérait comme une sorte de radicalisme un peu trop pétulant, un peu trop effervescent, sans nul sentiment de sa spécificité : quelque chose à ramener au bercail. L’univers industriel lui restait fermé. Jusqu’au bout, il a voulu continuer de voir le monde qui naissait à travers les lunettes de 1900.

[…]

Le hasard d’une Maison de la presse  peu achalandée m’avait réduit l’autre jour à ouvrir un volume de la série romanesque d’Anatole France : L’Orme du mail. Je ne connaissais rien du livre ; au bout d’une soixantaine de pages, il me vint une réflexion bizarre : « Tiens ! Alain. » Non pas, bien entendu, que rien en lui rappelât l’envergure intellectuelle et les coteaux très modérés du « bon maître » de La Béchellerie. Mais je sentais vivement que ce monde des romans d’Anatole France, avec ses figures emblématiques comme des figures de jeu de cartes : le Général, le Duc, l’Évêque, le Préfet, le Député de la rente foncière,   l’Enseignant laïque, c’était tout de même le monde étriqué de sa jeunesse, la donne qu’il n’avait pas cherché à changer et dont, pour cadre de sa réflexion pourtant si libre, il avait accepté les limites sans plus guère les remettre en question. »

Julien Gracq, En lisant, en écrivant
Oeuvres complètes II, La Pléiade, p. 686 – 688

 

Émile le précurseur

14 vendredi Sep 2018

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Alain, Hannah Arendt, oeuvre, travail

« La distinction que je propose entre le travail et l’œuvre n’est pas habituelle. Les preuves phénoménales en sa faveur sont trop évidentes pour passer inaperçues. Mais historiquement, c’est un fait qu’à part quelques remarques çà et là, jamais développées d’ailleurs même dans les théories de leurs auteurs, on ne trouve à peu près rien pour l’appuyer, ni dans la tradition politique pré-moderne, ni dans le vaste corpus des théories postmodernes du travail. En face de cette rareté, il y a cependant un témoignage obstiné et très clair : le simple fait que toutes les langues européennes possèdent deux mots étymologiquement séparés pour désigner ce que nous considèrerons aujourd’hui comme une seule et même activité, et conservent ces mots bien qu’on les emploie constamment comme synonymes. »

Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne (Human condition – 1958), Calmann-Lévy, Presses Pocket p. 123 – 124

Hannah, reconnais que tu as piqué cette distinction chez Alain !

« Je crois utile de distinguer les travaux et les œuvres. La loi du travail semble être en même temps l’usage et l’oubli. Qui pense à la récolte de l’autre année ? La charrue trace les sillons ; le blé les recouvre ; le chaume offre encore un autre visage ; mais cet aspect même est effacé par d’autres travaux et par d’autres cultures. Le chariot, la machine, l’usine sont en usure ; on en jette les débris, sans aucun respect ; on reprend ces débris pour d’autres travaux. Rien n’est plus laid qu’un outil brisé et jeté sur un tas ; rien n’est plus laid qu’une machine rouillée, une roue brisée au bord de la route. Les choses du travail n’ont de sens que dans le mouvement qui les emporte ou les entoure, ou bien dans leur court repos, quand tout marque que l’homme va revenir. C’est pourquoi les signes de l’abandon, les herbes non foulées, les arbustes se mêlant aux outils et aux constructions industrielles, font tout autre chose que des ruines vénérables. Le silence aussi étonne et choque en ces chantiers désolés. Une voie ferrée plaît par le luisant du métal, la végétation abolie ou nivelée, les traces du feu, toutes choses qui signifient le passage et l’usage.

Par opposition on comprend que l’œuvre est une chose qui reste étrangère à ce mouvement. Cette résistance, et encore signifiée, est sans doute le propre des œuvres d’art, et passe même bien avant l’expression, car un tas de débris exprime beaucoup. Aussi voyons-nous qu’un aqueduc ou un rempart, par la seule masse, sont monuments. Et l’on peut décider qu’il n’y a point de forme belle, si elle ne résiste. Même le désordre peut avoir quelque beauté par la masse, comme on voit aux montagnes et aux précipices. Si différentes des monuments que soient la poésie et la musique, mobiles en apparence comme nos pensées, on y reconnaît pourtant l’art de construire, plus sensible encore peut-être par une facilité de les changer, qui fait paraître aussitôt l’impossibilité de les changer. Il n’y manque même pas la résistance et le heurt de la matière. Les sons assemblés ont à leur manière le solide du monument ou du bijou ; nous en suivons le contour, fidèles ici par choix, mais n’ayant pourtant point le choix entre une manière d’être et une autre, puisque l’œuvre périt par le moindre changement. »

Alain (Emile Chartier), Les idées et les âges (1927), Livre IV, chap. 2

Soi-même comme un autre (2)

30 jeudi Mar 2017

Posted by patertaciturnus in Aphorisme du jour

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Alain, Cesare Pavese, création, inspiration, Karl Kraus

« Une idée n’est légitime à sa source que si on a l’impression de se surprendre en flagrant délit de plagiat de soi-même ».

Karl Kraus, Pro Domo et mundo, p.87

« On désire faire une œuvre d’art qui commence par nous étonner nous mêmes. »

Cesare Pavese, Le métier de vivre, 4 septembre 1942

« l’idée lui vient [à l’artiste] à mesure qu’il fait ; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même. »

Alain, Système des Beaux-arts

Sur la valeur éducative des moqueries

05 jeudi Fév 2015

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Alain, enseigner et apprendre, intolérance, moquerie

« La vraie neutralité à l’école, selon moi, n’a pas seulement à se montrer quand les croyances religieuses sont en cause. Il y a intolérance toutes les fois que l’on se moque d’une erreur, c’est-à-dire toutes les fois que l’on tire occasion d’une erreur pour humilier et attrister l’enfant. Tous les professeurs de mathématiques que j’ai connus étaient intolérants et fanatiques ; ils avaient même leurs bûchers, qui étaient retenues, pensums, et surtout moqueries. C’étaient des papes, en somme ; ils ne pensaient qu’aux mots. Hors de la forme canonique qu’ils exigeaient, ils ne croyaient point que l’on pût penser. En somme, ils ne savaient pas démêler, sous des paroles maladroites, une pensée vraie. Ils semblaient manquer tout à fait de cette noble idée, que toute erreur enferme une vérité, mais mal débrouillée ; c’est pourquoi ils n’étaient ni fraternels, ni même justes, mais tyrans de doctrines, et chanteurs de psaumes au lutrin.
Quand un enfant compte : “Cinq fois douze font soixante- douze”, on ne peut pas dire qu’il ait une idée fausse ; il n’a point d’idée du tout. Disons plutôt qu’il ne sait pas penser aux nombres ; disons qu’il pense aux mots au lieu de penser aux nombres. Quand il dit, exemple assez connu d’erreur puérile, qu’un kilo gramme de plume est moins lourd qu’un kilogramme de plomb, il ne pense point mal, je dirais plutôt qu’il parle mal, mais qu’il sait bien ce qu’il veut dire ; il veut dire qu’à volume égal la plume pèse moins que le plomb ; en le suivant jusque dans l’erreur qu’il commet, vous mettrez au jour une idée importante, qui est l’idée de densité ; il l’a, mais il ne sait pas bien l’exprimer. Si vous vous moquez de lui là-dessus, c’est tout juste aussi intelligent que si vous vous moquiez d’un Anglais, parce qu’il prend un mot français pour un autre. »

ALAIN, Propos, 25 mai 1910

Entre le bœuf et l’âne gris

24 mercredi Déc 2014

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Alain, Noël

nativite-giotto

A ceux à qui les crèches donnent de l’urticaire, voire des ulcères, je recommande, pour soulager leur irritation, de lire ce texte dont l’auteur n’était pas spécialement un calotin.

*

« La nuit de Noël nous invite à surmonter quelque chose ; car sans aucun doute cette fête n’est pas une fête de résignation; toutes ces lumières dans l’arbre vert sont un défi à la nuit qui règne sur la terre ; et l’enfant en son berceau représente notre espoir tout neuf. Le destin est vaincu ; et le destin est comme une nuit sur nos pensées ; car il ne se peut point que l’on pense sous l’idée que tout est réglé, et même nos pensées ; il vaut mieux alors ne penser à rien et jouer aux cartes.

L’ordre politique ancien effaçait le temps ; l’enfant imitait les gestes du père ; prêtre ou potier, il était d’avance ce qu’il serait, il le savait et il ne savait rien d’autre ; l’hérédité fut sa loi politique avant d’entrée dans nos pensées. […]

la grande nuit de Noël nous invite au contraire à adorer l’enfance ; l’enfance en elle et l’enfance en nous. Niant toute souillure, et toute empreinte, et tout destin en ce corps neuf ; ce qui est le faire dieu par dessus les dieux. Que cela ne soit pas facile à croire, je le veux ; si l’enfant croit seulement le contraire, il donnera des preuves du contraire, il se marquera d’hérédité comme d’un tatouage. C’est pourquoi il faut résolument essayer l’autre idée,  ce qui est l’adorer. […] La nouvelle foi commande de vouloir et donc d’espérer car l’un ne va pas sans l’autre. Ces siècles de vieillesse ont justement vieilli sans jamais renoncer  à s’accuser eux-mêmes dans le mythe de Noël. Le beau parle mieux que le vrai ; et le trésor des Mages se dépense à condamner les Mages ; ce qui marque la fin du monde antique. L’enfant n’a rien ; l’enfant suffit. Puisque le beau signifie quelque chose, tel est le sens de cette belle image, les rois Mages chargés de signes adorant l’enfant nu. »

Alain, Propos, 20 décembre 1922

Alain ♥ Alexandre

15 lundi Déc 2014

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Alain, Alexandre Dumas, Balzac, culture légitime, lecture

« Il y a bien longtemps, j’étonnai des gens simples et sincères, résolus à s’instruire et à s’élever, en leur citant, parmi mes auteurs favoris,  le père Dumas à côté de Balzac, de Stendhal, d’Ibsen et de Tolstoï. Remarquez que ce n’est pas là un paradoxe, et comme un pied de nez à l’Académie française : c’est un fait. J’ai relu, il n’y a pas bien longtemps, une fois de plus les onze volumes où sont racontés les exploits de d’Artagnan et des autres ; je les ai relus d’une haleine, avec un plaisir très vif, c’est un fait. je connais Balzac jusqu’à pouvoir discuter de mémoire sur les derniers détails de l’action et du style, avec les plus fervents Balzaciens : c’est un autre fait. Et j’y insiste parce que des faits de ce genre, lorsqu’il s’agit d’œuvres d’arts, valent toutes les théories du monde.

[…] Je prétends suivre mon plaisir, et le laisser courir ici et là, comme un joyeux enfant. La seule règle du goût est celle-ci : lire ingénument, simplement, galoper en imagination avec l’auteur, bride abattue : l’expérience est simple, facile à faire, décisive. Pour savoir si Andromaque m’ennuie, je n’ai pas besoin de consulter Trissotin critique. »

ALAIN, Propos, 14 juin 1906

*

Juliette ♥ Alain ?

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