« L’idée d’exploitation n’est pas une idée économique (comme l’a cru Marx – et, à sa suite, à peu près tout le monde). Il n’y a pas de concept économique de l’exploitation. La construction d’un tel concept exigerait de donner un sens rigoureux à l’idée d’imputation séparée, ce qui est impossible (cf. Chapitre III). L’exploitation est une idée politique: elle présuppose qu’une autre société est possible, et affirme que la société présente est injuste. Si l’on accepte la société telle qu’elle est, toutes les «dépenses» (les catégories de dépenses) qui y ont lieu sont nécessairement déterminées par sa structure et nécessaires pour sa continuation : la nourriture des ouvriers autant que la police, les prisons, etc. Si la société doit exister et fonctionner comme société capitaliste, «la loi et l’ordre» sont des inputs tout autant (sinon plus) nécessaires à la fabrication du produit total que la force de travail. Il n’y a pas d’économie égyptienne sans prêtres et sans Pharaon. Si un paysan ou esclave égyptien avait eu l’idée que le Pharaon et les prêtres l’exploitaient, cela aurait voulu dire qu’il aurait conçu la possibilité d’une autre institution de la société, et jugé celle-ci préférable. Si la société bureaucratique doit exister, si elle est la seule possible, alors la bureaucratie est nécessaire, et l’on ne voit pas pourquoi et comment on enlèverait les « salaires » des bureaucrates des coûts «socialement nécessaires» de la production (c’est du reste ce qu’ont interminablement répété, depuis des décennies, les avocats crypto-staliniens de la bureaucratie). Dire que la bureaucratie ou les capitalistes exploitent la population n’a de sens que si cela signifie : une société sans bureaucrates et sans capitalistes est possible, et préférable.
Tout cela se transpose aussi bien à l’investissement en général. La bureaucratie, comme la classe capitaliste «privée» traditionnelle, « crée » le surplus en même temps qu’elle se l’approprie. Elle ne le crée certes pas « productivement » – elle le crée sociologiquement : elle force la société à produire un surplus et tel surplus. Il n’y a pas de «surplus» dans l’abstrait, il a toujours telle ou telle forme concrète – et cette forme est « décidée » par la couche dominante. Si la bureaucratie décide d’investir dans des usines textiles, des crèches ou des bombes H, c’est son affaire : c’est elle qui décide, elle dispose du surplus, et elle en dispose en lui conférant, au moment même où celui-ci est produit, la forme matérielle qui lui convient à elle. Elle a pouvoir sur cette partie du temps de travail total de la société dans un tout autre sens qu’elle n’a pouvoir sur la partie qu’elle est obligée de laisser à la population au travail. Si cette population avait le pouvoir, peut-être déciderait-elle de reproduire exactement la structure de l’investissement existante, peut-être la changerait-elle du tout au tout. Cela n’a pas d’importance. Aussi longtemps que la bureaucratie – ou la classe capitaliste – a pouvoir sur une partie du produit social, aussi longtemps qu’elle en dispose, nous considérons cette partie comme appartenant au surplus et matérialisant l’exploitation de la société par une catégorie particulière. »
Cornelius Castoriadis, Devant la guerre in Guerre et théories de la guerre, p. 278-279