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En faisant du tri dans mes favoris sur mon navigateur, je suis retombé sur ce merveilleux site de posters démotivationnels. Je l’ai sûrement déjà mentionné sur ce blog à l’époque – heureusement révolue – où j’y postais des articles tels que Litanie de la désespérance ou In the mood for death, mais comme mon lectorat se renouvelle, un rappel ne peut pas faire de mal.
En redécouvrant ce poster incitant à la confiance en soi, je me suis rendu compte que j’étais enclin à proposer le même détournement de la recommandation « prends soin de toi ». En effet, derrière « prends soin de toi » je crois qu’il faut souvent entendre « parce qu’il ne faut pas compter sur nous pour le faire ». « Prends soin de toi » c’est « démerde-toi ! » avec un emballage en carton de bienveillance qui n’engage à rien.
Rien de bien original dans cette remarque, j’en conviens. Ce n’est finalement qu’une variation autour de la critique rousseauiste de l’hypocrisie de la politesse. Que vaut ton « bonjour » si tu n’es pas disposé au moindre effort (au delà de l’expression même de ce souhait) pour que la personne à qui tu l’adresses passe une bonne journée ? On fera remarquer à bon droit que ce genre de critique ne fait qu’exprimer l’aigreur des attentes déçues ( tu « entends « démerde-toi » sous le « prends soin de toi » parce que tu attendais un « tu peux compter sur moi »). Quelque perspicace que soit cette remarque sur la motivation des critiques du « prends soin de toi », elle reste insuffisante à titre d’objection car il reste à savoir si les attentes déçues étaient excessives.
Que peut-on dire en défense de la bienveillance qui n’engage à rien ?
1. A l’accusation d’hypocrisie on peut rétorquer qu’une bienveillance qui ne s’engage pas demeure distincte d’une indifférence déguisée. A celui qui nous dis « prend soin de toi », il serait donc injuste de répondre « tu serais plus honnête de dire simplement « démerde-toi » ». Pour soutenir cette idée, il faut donner un critère permettant de distinguer la bienveillance qui ne s’engage pas d’une réelle indifférence. Qu’est-ce qui permet de dire que je souhaite réellement le bien d’une personne alors même que je n’ai que de mauvaises raisons (paresse, lâcheté) de ne pas contribuer à son bien ? Le fait que je sois moi-même affecté de ce qui lui arrive. Le problème de la bienveillance qui n’engage à rien n’est pas de mentir à l’autre en lui suggérant que son bien nous importe que le risque de se mentir à soi-même en se disant qu’on ne peut rien faire pour lui. Ceci nous amène au 2e argument.
2. On peut faire valoir que la bienveillance peut avoir de très bonne raison de ne pas s’engager ; après tout il y a des situations où l’on ne peut effectivement rien faire de plus pour l’autre que de lui exprimer sa bienveillance. On dispose même d’une philosophie qui justifie qu’au fond le bien de chacun ne dépend que de lui : cette philosophie c’est le stoïcisme. L’ami stoïcien c’est celui sur lequel vous pouvez compter pour vous rappeler que vous ne devez compter au fond que sur vous-mêmes.
Que peut on répondre à ces arguments ?
1. La défense de la bienveillance qui n’engage à rien contre l’accusation d’hypocrisie consiste à démarquer la bienveillance sans engagement de l’indifférence, mais on peut objecter que cet argument repose sur une idée de la « pure indifférence » qui n’est qu’une fiction. En la matière, il faudrait raisonner en termes de différences de degré et non de nature. A première vue je ne suis pas indifférent si je suis triste que quelqu’un se noie sous mes yeux, mais imaginons que je l’aie laissée se noyer parce que j’aurais été encore plus triste d’abîmer mon beau costume en plongeant dans le canal pour la sauver ? N’aurait-il pas été hypocrite de ma part de lui exprimer ma « bienveillance » pendant qu’elle tâchait de nager jusqu’à la rive ?.
2. Difficile de nier qu’il est parfois rigoureusement impossible de venir en aide à autrui. On peut cependant faire deux observations.
– Même les stoïciens reconnaissent que venir donner des leçons de stoïcisme n’est pas toujours l’action la plus opportune quand quelqu’un est dans le malheur. On peut, de même, concevoir, que recommander à une personne de prendre soin d’elle n’est pas toujours du meilleur goût.
– Sans nier qu’il existe des situations d’impossibilité d’aider, on pourrait s’intéresser à l’attitude envers cette impossibilité. On pourrait distinguer un « je ne peux rien faire pour toi et je le regrette » et un « je ne peux rien faire pour toi, et ça m’arrange bien ». Dans ce second cas l’expression d’une bienveillance à bon marché tomberait de nouveau sous l’accusation d’hypocrisie.
A propos de ce « Prends soin de toi » (i.e « pour que je n’aie pas à le faire »), j’aurais plutôt pensé au bon vieux La Fontaine « Aide-toi et le ciel t’aidera » (c-à-d « n’aura plus besoin de t’aider, parce que tu t’en seras, évidemment, sorti tout seul »).
Ne jamais avoir à compter sur le ciel, car seul “homo homini deus”, voire, par défaut, “homo ipse deus”, on le sait.
Entre nous, plus gravement, dans un pays où de en plus de « boomers » (dont je suis) s’avancent vers le grand âge, il semble bien qu’on leur dise (quelque part) : » débrouille-toi pour ne pas vieillir comme quelqu’un qui pourrait compter sur autrui pour l’aider, car tu auras bien compris que nous n’aurons jamais le budget nécessaire pour prendre en charge ces millions de vieux qui vont venir s’accumuler dans les couloirs et derrière les paravents de nos urgences. Bref, prends bien soin de savoir passer l’arme à gauche avant d’espérer pouvoir te présenter sur quelque front social où on ne saurait quoi faire de toi.
Si au moins on nous votait le genre de loi (quasi unanimement demandée) nous permettant, le moment, l’urgence ou le sentiment venu, de finir proprement, avec le minimum d’assistance médicale sur laquelle on devrait pouvoir compter entre gens civilisés !
En écrivant l’article j’avais pensé à la maxime « Aide-toi et le ciel t’aidera » que répète souvent ma mère. Je suis surtout sensible à la différence d’esprit avec la maxime « prend soin de toi » … dans un cas on affiche une bienveillance qu’on ne prend pas la peine de feindre dans l’autre.
Pour ce qui est du problème que vous évoquez dans la suite de votre commentaire, je crois qu’il faut distinguer le niveau politique/collectif où le discours anti-boomer va devenir de plus en plus présent je pense, et le niveau interpersonnel où il me semble que les enfants n’abandonnent pas plus leurs vieux parents qu’avant et qu’on observe en la matière des manifestations de dévouement admirables (et qui n’ont d’ailleurs peut-être pas d’équivalent à des époques où du fait du moindre avancement de la médecine , le grand âge ne pouvait avoir la même durée qu’aujourd’hui).