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« Je vois, non sans regret, que la discussion fait par­tie de ces phénomènes de notre culture qui ne nous apportent, d’une manière générale, qu’une humiliation que vous me permettrez d’appeler « disqualifiante ». Essayons de nous demander d’où nous vient le venin honteux dont toute discussion nous abreuve. Nous l’engageons en croyant que son rôle sera d’établir qui a raison et où est la vérité; pour ce faire, nous déter­minerons : 1° le sujet, 2° les termes, puis 3° nous veil­lons à la clarté de l’expression, 4° à la logique de l’exposé. Résultat : une vraie tour de Babel, un vrai chaos d’idées et de mots, et la vérité finit par sombrer dans mille palabres. Enfin, combien de temps allons-nous encore continuer à croire — avec cette naïveté de professeur héritée du siècle dernier — qu’un débat peut s’organiser? N’avez-vous pas encore compris cer­taines choses ? Vous faut-il vraiment encore plus de palabres, dans un univers qui en est malade, pour enfin comprendre que discuter n’a jamais conduit personne à la vérité? Et vous voudriez éclairer votre nuit avec ce lumignon, alors que les plus grands phares s’efforcent en vain d’en percer les ténèbres?

En vous disant que la discussion est un phénomène du genre « disqualifiant », je pensais bien entendu à la discussion de thèmes sublimes et abstraits ; qui, en effet, voudrait risquer le ridicule de débattre des diverses manières de préparer la soupe aux poireaux ? Le ridicule, pourtant, vient non seulement de ce qu’un débat n’est pas à la hauteur de son propos, mais avant tout du fait que nous nous livrons nous-mêmes à une sorte de mystification qui est d’autant plus scanda­leuse que le sujet discuté a plus de poids. Nous faisons notamment semblant — devant les autres et devant nous-mêmes — de rechercher la vérité, mais cette vérité nous sert en somme de prétexte pour jouir plei­nement de la discussion, bref de prétexte à notre plai­sir personnel. Lorsque vous jouez au tennis, vous ne faites croire à personne qu’il s’agit pour nous d’autre chose que de jeu ; mais quand vous échangez force arguments avec votre adversaire, vous refusez d’admettre que la vérité, la foi, la vision de l’univers, les idéals, l’humanité ne sont en réalité que balles qu’on échange; en somme que l’important pour vous est de savoir qui vaincra l’autre, qui va briller et mon­trer sa valeur dans une joute venant si agréablement combler votre pause de midi.

Est-ce la Discussion qui sert la Vérité, ou la Vérité qui sert la Discussion? Assurément, l’une ne va pas sans l’autre, et c’est sans doute au fond de cette ambi­guïté que doit se cacher l’insaisissable élément qui est le secret de notre vie et de notre culture. Un homme qui parle doit néanmoins se rendre compte pourquoi il le fait ; et il suffit que nous passions honteusement sous silence cet aspect moins sérieux de la discussion pour qu’aussitôt notre style commence à grimacer, à craquer et s’effondrer, devenant alors la source de toutes les hontes qui s’ensuivent. Les personnes qui, oubliant les autres, se concentrent et tendent unique­ment à trouver la Vérité, pérorent sur un ton aussi pesant que faux, et leur discours, privé de vie, devient non pas une balle mais une scie. En revanche, ceux qui connaissent l’art de faire naître l’agrément, pour qui discuter est à la fois un travail et un jeu — un jeu pour travailler, un travail pour jouer ceux-là ne se laisseront pas accabler; leur échange d’opinions deviendra ailé, sera étincelant de charme, de passion et de poésie, et de plus, indépendamment du résultat, il sera pour eux un triomphe. Alors, même une sottise, une contrevérité n’arriveront pas, si vous savez en jouer, à vous mettre k.-o. »

Witold Gombrowicz, Journal, Tome I, Folio p. 161 – 163