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amitié, fidélité et trahison, Francis Bacon, héroïsme moral, pardon, trahison
« Cosme de Médicis, duc de Florence, eut un mot terrible contre les amis perfides et négligents, comme si c’étaient là des fautes impardonnables : « On lit, disait-il, qu’il nous est ordonné de pardonner à nos ennemis, mais il n’est écrit nulle part que nous ayons l’ordre de pardonner à nos amis. » Néanmoins l’âme de Job était à un meilleur diapason lorsqu’il disait : « Si l’on accepte le bien de la main de Dieu, ne doit on pas consentir à en accepter le malheur? » Il en va de même, proportions gardées, de nos amis. »
Francis Bacon, De la vengeance in Essais, Aubier Montaigne, p. 21

(l’auteur de la citation rapportée par Bacon pourrait être Cosme II qui était son contemporain, mais j’ai choisi le plus beau gosse des deux pour illustrer cet article)
Il est un point sur lequel le mot de Cosme de Médicis touche juste : un mal donné est plus facile à pardonner quand il nous est infligé par une personne dont nous n’attendions aucun bien que lorsque nous le subissons du fait d’une personne dans laquelle nous avions placé notre confiance. Cependant cela ne suffit pas à trancher la question car ce n’est pas parce que c’est plus difficile à pardonner qu’il ne le faut pas (l’attitude de l' »ami » après sa trahison étant vraisemblablement un élément à prendre en compte).
La transposition de la citation de Job proposée par Bacon me laisse circonspect ; tout le problème réside en effet dans la clause de réserve « proportions gardées ». Dans le cas de Dieu, c’est la référence à l’insondabilité de ses desseins qui permet de réduire la dissonance cognitive et de continuer à croire à sa bienveillance en dépit du mal subi. Soit dit en passant, s’il est bien question ici d’accepter le malheur que nous subissons de son fait, il n’y a pas lieu me semble-t-il de parler de pardon puisque le mal subi n’est pas compris comme l’effet d’une faute commise. Les desseins de nos amis ne sont pas aussi insondables que ceux de Dieu et il n’est pas toujours possible de continuer à croire en leur bienveillance quand nous avons subi un mal de leur fait. Inversement l’ami peut avoir une excuse dont ne dispose pas Dieu : n’étant pas omniscient il a pu nous faire du mal en voulant nous faire du bien. Si Bacon veut simplement nous signifier que l’ami peut n’être pas fautif du mal que nous subissons de son fait, il a raison mais la comparaison avec Job ne nous éclaire guère sur l’identification des conditions dans lesquelles c’est le cas. Par ailleurs la référence à Job ne nous dit rien de l’attitude à adopter quand ce n’est pas la cas, c’est à dire lorsqu’il y a effectivement eu trahison. L’héroïsme moral de Job qui continue à faire confiance malgré tout pourrait cependant être défendue même dans ce cas (c’est-à-dire, même « proportions non gardées »). Qu’est ce qui peut pousser à rester fidèle à une amitié que l’autre a trahie, si ce n’est la sunk cost fallacy ? demandera-t-on. L’héroïsme moral, ici comme ailleurs (par exemple dans la fable du colibri), repose sur le pari de sa valeur performative : afficher son héroïsme moral c’est faire appel à la moralité de l’autre : « regarde la confiance que je te fais malgré tout, comment ne désirerais tu pas la mériter ? ». Pari risqué !
Dans l’histoire de Job, je crois qu’on veut surtout nous convaincre que croire vraiment en Dieu, à la fois à sa bonté et à son omnipotence, implique d’accepter toute épreuve à laquelle Il pourrait vous soumettre, en sachant que, les voies de Dieu étant impénétrables à notre pauvre entendement, d’un mal (imposé par ce Dieu bon et omnipotent) ne pourra sortir, finalement, qu’un bien.
Situation classique de l’enfant auquel le père idéal ne pourrait imposer telle ou telle douloureuse épreuve que pour lui dire ensuite « C’est pour ton bien que cela t’a été imposé et enseigné ».
C’est un peu la même histoire et démonstration avec l’histoire d’Abraham ou de Joseph :
Abraham à qui Dieu aurait demandé de tuer son fils Isaac de ses propres mains comme preuve de sa foi en Lui, avant de lui prouver au dernier moment qu’une telle demande d’infanticide ne pouvait être qu’une mauvaise plaisanterie : il fallait prouver que la vraie foi en Dieu implique que si on se croit vraiment inspiré par Lui on doit pouvoir aussi bien sacrifier son propre fils qu’égorger un voisin qu’on vous aurait désigné comme ennemi de ce même Dieu, ou de se faire exploser au milieu d’autres mécréantes créatures de ce même Dieu, afin d’en être récompensé par Lui. Quand on a la vraie foi, on ne doute pas que Dieu soit l’auteur de toutes vos certitudes, si inhumaines ou suprahumaines puissent-elles vous sembler.
Joseph, battu et abandonné à la mort dans une citerne vide où il aura été jeté par ses frères jaloux, puis finalement vendu comme esclave à des marchands ismaéliens qui le revendront loin de son pays natal en Egypte, pays que ce même Joseph sauvera par la suite de la famine, de même que ses propres frères venus de loin acheter le blé qui leur manquait aussi. [Dans son extraordinaire tétralogie romanesque où Thomas Mann évoque le destin de Joseph, il montre bien comment notre héros, convaincu que Dieu décide de son destin, sait que les épreuves mises sur le chemin de sa vie ne seront qu’autant d’étapes menant à un dénouement qui assurera à la fois son triomphe personnel et le salut de tous]
Si nous étions convaincus que les épreuves ou trahisons que nous imposent nos amis n’étaient inspirées que par le bien dont ils espèrent nous faire bénéficier, sans doute les accepterions-nous avec une sereine résignation. Mais pour cela il faudrait que nous puissions croire non seulement à leur fondamentale bienveillance mais aussi à leur supériorité intellectuelle dont les voies, impénétrables à notre pauvre entendement, pourraient être suivies en toute confiance.
Mais lorsqu’on ne croirait ni en Dieu, ni en l’Homme, se sera-t-on jamais fait des amis ?
Pour mériter la confiance d’autrui, ne faut-il pas d’abord la lui (aban)donner?
Pour qu’un Dieu puisse jamais vous être d’une quelconque utilité (pour vous guider dans les hasardeux chemins de nos vies), ne faut-il pas d’abord, si absurde que cela puisse paraître, croire (aveuglément) en Lui ?
Mais quel Pascal tant soit peu philosophe ferait cet abracadabrantesque pari ?
Merci pour ce commentaire plus long que l’article ! et merci pour le conseil de lecture (j’ignorais l’existence de Joseph et ses frère de Thomas Mann).
« Mais pour cela il faudrait que nous puissions croire non seulement à leur fondamentale bienveillance mais aussi à leur supériorité intellectuelle dont les voies, impénétrables à notre pauvre entendement, pourraient être suivies en toute confiance. »
Vous avez raison d’ajouter la confiance dans la supériorité intellectuelle à la confiance dans la bienveillance, mais cela ne fait que souligner le caractère problématique de l’application à l’amitié de l’appel à une foi aveugle. Qu’en est il de l’égalité et de la réciprocité de la relation amicale si l’un s’en remet ainsi complètement à l’autre ? Il s’agit davantage ici de la foi dans un maître que de la confiance dans un ami.
Pour faire un lien avec un autre texte que j’ai commenté ici, c’est justement cet acceptation presque aveugle du jugement d’un tiers sur ce qui est bon pour moi, est justement ce qui m’avais gêné dans l’attitude de Wilhelm Meister envers la Turmgesellschaft..
A quel chapitre précis de Wilhelm Meister faites-vous allusion, svp ?
Je fais référence à la fin du livre, après la mort de Mignon, je pense notamment à l’épisode du ré-appariement amoureux.
J’en avais parlé ici :
https://patertaciturnus.wordpress.com/2020/08/11/les-lectures-de-lete-de-taciturnus/
Merci pour le lien. Du coup je comprends mieux l’allusion à la Gesellschaft, cette espèce de franc-maçonnerie prétendant mieux que quiconque savoir organiser et tirer les fils du destin ou de l’évolution de celui qu’on aura pris en charge. Ce qui nous met bien au coeur d’une réflexion sur la notion d’éducation, de disciple, d’encadrement, de possible manipulatrice « dynamique de groupe » partisan, sectaire, etc. Bref, d’emprise (doublet d’entreprise, ne l’oublions pas).
Quand on sait à quel point on peut être influencé (« entrepris »), à son insu, par l’environnement humain (parental, scolaire, amical, amoureux, professionnel, etc.) ou l’hégémonie idéologique de la société dans laquelle on aura baigné, on ne peut que se savoir parfois comme billard dans un flipper. S’ouvre alors le labyrinthe (sans issue ?) du questionnement sur liberté(s), déterminisme, contingence(s), existentialisme, etc. Et l’on comprend qu’en bon philosophe, vous preniez si souvent, et heureusement, les chemins de traverse qu’offre la poésie ou la musique.