Étiquettes

, , , ,

Les livres qu’on a l’habitude de feuilleter, on néglige parfois de les reprendre  depuis le début, c’est ainsi que j’ai véritablement redécouvert ce texte poignant de Pavese dans Le métier de vivre :

« Subir une injustice est d’une désolation tonifiante – comme un matin d’hiver. Cela remet en vigueur, selon nos plus jaloux désirs, la séduction de la vie ; cela nous redonne le sentiment de notre valeur par rapport aux choses ; cela flatte. Tandis que souffrir à cause d’un pur hasard, à cause d’un malheur, c’est avilissant. Je l’ai éprouvé et je voudrais que l’injustice, l’ingratitude eussent été encore plus grandes. C’est cela qui s’appelle vivre et, à vingt-huit ans, ne pas être précoce.

Quant à l’humilité. Il est si rare pourtant de souffrir une belle et totale injustice. Nos actes sont tellement tortueux. En général, on trouve toujours que nous aussi nous sommes un peu fautifs et adieu le matin d’hiver.

Non pas un peu de faute, mais toute la faute, on n’en sort pas. Jamais.

Que le coup de couteau soit donné par jeu, par désœuvrement, par une personne sotte, ne diminue pas les élancements de douleur mais les rend plus atroces, car cela incite à méditer sur le caractère fortuit de la chose et sur sa propre responsabilité de n’avoir pas su prévoir la chute.

J’imagine que ce serait un réconfort de savoir que la personne qui vous a blessé se consume de remords, attache de l’importance à la chose ? Ce réconfort ne peut naître que du besoin de ne pas être seul, de resserrer les liens entre son propre moi et les autres. En outre, si cette personne souffrait du remords d’avoir blessé non pas moi en particulier mais seulement un homme en tant que créature, est-ce que je désirerais ces remords chez elle ? Il faut donc que ce soit moi précisément, et non l’homme qui est en moi, qui sois reconnu, regretté et aimé.

Et est-ce que le champ ne s’ouvre pas à une autre et durable torture, si l’on se rappelle que la personne qui vous a blessé n’est pas sotte, désœuvrée et légère ? Si l’on se rappelle qu’elle est habituellement sérieuse, compréhensive, crispée, et que ce n’est que dans mon cas qu’elle a plaisanté ? »

Cesare Pavese, Le métier de vivre, 24 avril 1936

*

L’analyse proposée dans le premier paragraphe ressemble étonnamment à celle que propose Nietzsche dans le passage de la Généalogie de la morale consacrée au prêtre ascétique. »

Celui qui souffre cherche instinctivement à sa souffrance une cause; plus précisément, il lui cherche un auteur; plus exactement encore, un coupable lui-même susceptible de souffrance – bref, un être vivant quelconque sur lequel il puisse, réellement ou en effigie, et sous n’importe quel prétexte, décharger ses passions : car la décharge des passions est, pour celui qui souffre, la meilleure façon de chercher un soulagement, un engourdissement, c’est là le narcotique qu’il recherche inconsciemment contre toute espèce de tourment. Voilà, à mon sens, où se trouve la seule véritable cause physiologique du ressentiment, de la vengeance et de tout ce qui lui est apparenté, à savoir dans le désir d’étourdir la douleur par la passion : il me semble qu’on a tort de chercher d’ordinaire cette cause dans un contre-coup défensif, une simple mesure de protection, ou un « mouvement réflexe » en réponse à une agression ou à une menace soudaine, comme même une grenouille sans tête est encore capable d’en avoir, pour se débarrasser d’un acide caustique. La différence est pourtant fondamentale : dans un cas on veut empêcher l’extension des dégâts, dans l’autre, on veut, au moyen d’une quelconque émotion plus violente qu’elle, étourdir une douleur torturante, secrète, et qui devient intolérable, et la chasser momentanément au moins de la conscience, – on a besoin à cet effet d’une passion aussi sauvage que possible et, pour l’exciter, d’un bon prétexte quelconque: « Quelqu’un doit être coupable de ce que je me sente mal », cette manière de conclure est propre à tous les êtres maladifs, et cela à proportion qu’ils ignorent la cause véritable de leur malaise, je veux dire la cause physiologique […] Ceux qui souffrent ont tous une effrayante disposition à inventer des prétextes à leurs passions douloureuses; ils jouissent même de leurs soupçons, de leurs ratiocinations moroses sur les bassesses et les préjudices dont ils se croient victimes, ils scrutent les entrailles de leur passé et de leur présent pour y chercher des histoires obscures et douteuses, où ils sont libres de se griser de soupçons torturants et de s’enivrer du poison de leur propre méchanceté – ils rouvrent violemment leurs plus vieilles blessures, ils saignent de plaies depuis longtemps cicatrisées, ils transforment en malfaiteurs ami, femme, enfant et tous leurs proches. « Je souffre : quelqu’un doit en être coupable », ainsi pense toute brebis maladive. »

Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, III, §.15