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Une des scènes les plus fortes de L’adolescent intervient dans la 3e partie du roman (après plus de 500 pages dans l’édition Folio). Elle met au prise Andreï Petrovitch Versilov le père (biologique mais non légal) du narrateur et Katerina Nikolaevna veuve du général Akhmatov et fille du vieux prince Sokolski, lui-même ami de Versilov. Au moment où intervient cette scène lecteur sait depuis un bon moment qu’il s’est passé quelque chose entre les deux personnages quelques mois avant le début de la narration ; l’énigme de cette relation (pour le lecteur mais d’abord pour le narrateur) a commencé à s’éclaircir une quarantaine de pages auparavant, depuis que les confidences de Versilov à son fils (le narrateur) ont donné un aperçu de sa version des faits.
Un point essentiel à signaler c’est que le narrateur assiste à cette scène caché : les deux protagonistes ne savent pas qu’ils sont écoutés. C’est important, d’une part parce qu’on peut supposer qu’ils ne tiendraient pas les mêmes propos s’ils se savaient écoutés (en particulier par ce personnage en raison de la nature de ses relations avec chacun d’eux) et d’autre part par ce que le fait que le narrateur assiste lui-même à la scène plutôt que d’en avoir des versions rapportées par les protagonistes change la donne par rapport à la situation antérieure.
La scène commence par une « classique » demande d’explication rétrospective formulée par Versilov « m’avez-vous aimé au moins un moment ou bien … me suis-je trompé ». A quoi Katerina Nikolaevna répond « oui je vous ai aimé, mais pas longtemps ». Elle donne au passage un élément d’explication étonnant « il me semble que si vous aviez pu moins m’aimer je vous aurais aimé alors. » Les échanges se poursuivent et intervient ce passage que j’ai souhaité partager (et qui a suscité le titre de cet article) :
— Si je suis venue, c’est que j’ai fait tous mes efforts pour ne pas vous blesser en quoi que ce soit, ajouta-t-elle soudain. Je suis venue ici pour vous dire que je vous aime presque… pardonnez-moi, je me suis-peut-être mal exprimée, se hâta-t-elle d’ajouter.
— Pourquoi ne savez-vous pas feindre ? Pourquoi êtes vous si simplette, pourquoi n’êtes vous pas comme tout le monde ? … Allons, comment peut-on dire à un homme qu’on met à la porte : « je vous aime presque ».
L’incongruité de l’expression « je vous aime presque » est mise en valeur par la réaction des deux personnages mais ce qui mérite d’être éclairci c’est pourquoi cela ne se dit pas. S’agit-il d’une faute de grammaire du jeu de langage amoureux ? [j’écris cette phrase sans être sûr de ce qu’elle peut elle même signifier !!]. Est ce parce que l’amour (au sens d’être amoureux) exige absolu : on aime ou on n’aime pas, mais on aime pas « presque », de même qu’on ne peut pas être « à moitié enceinte ». A moins qu’il ne s’agisse d’une sorte d’inconvenance : la phrase a un sens mais elle ne se dit pas parce que son énonciation a des conséquences qui sont à éviter. C’est plutôt en direction de cette interprétation que fait signe la remarque de Versilov concernant le contexte d’énonciation de la phrase. Le problème serait de dire cette phrase « à un homme qu’on met à la porte » parce que dire « je vous aime presque » équivaudrait à « je pourrais vous aimer si … » ce qui d’une part appelle des explications potentiellement embarrassantes sur ce qui manque pour aimer (pour le cas qui nous occupe une part d’explication, a déjà été donnée) et d’autre part semble laisser ouverte des possibilités de réciprocité de l’amour (il y aurait contradiction entre « mettre à la porte » et laisser une porte entr’ouverte).
Peut-être faut il préciser que la scène entre Versilov et Katerina Nikolaevna se poursuit après cette étonnante réplique mais pour en savoir plus, il vous faudra lire ce livre !
Add. le 28/08/21
Scrupule post-publication de l’article : j’ai emprunté le titre d’une fameuse chanson de Serge Reggiani pour cet article, mais le « presque » du roman et celui de la chanson sont-ils du même ordre? Notons d’abord que la chanson ne dit pas « il suffirait de presque rien pour que je t’aime » mais « il suffirait de presque rien pour que je te dise « je t’aime » ». Mais paradoxalement sa manière de dire qu’il ne peut pas lui dire qu’il l’aime, montre qu’il l’aime. S’il ne l’aimait pas, il ne lui dirait pas que leur relation est impossible à cause de la différence d’âge, il invoquerait un autre motif. C’est justement parce qu’il l’aime qu’il suffirait de presque rien pour qu’il lui dise, ou, pour être plus précis que les « peut-être dix années de moins » peuvent sembler « presque rien ».
J’ai eu la curiosité de regarder quel âge avait Serge Reggiani lorsqu’il a interprété pour la première fois cette chanson. Reggiani est né en 1922, la chanson est sortie en 1968, il avait donc 46 ans.
J’en conclus donc que j’ai passé la date de péremption depuis au moins 2 ans !