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« Un ami est un compagnon de noblesse. Il nous aide à atteindre la plus haute expression de notre nature, comme nous l’aidons à parvenir au même but. C’est le drame et la beauté de ces sentiments que nous ne pourrons rencontrer de véritables amis qu’à la hauteur où nous risquons de devenir seuls, et l’on ne saurait, en effet, donner une plus forte idée des jouissances héroïques de l’amitié qu’en disant qu’elles consistent à respirer à deux l’air sublime de la solitude. »
Abel Bonnard, L’amitié
Nous avons déjà rencontré chez Pétrarque cette idée apparemment paradoxale que l’amitié consiste à jouir à deux de la solitude. On pourrait se demander si soutenir que la véritable amitié est une relation à deux et que la « bande de potes » est une forme dégradée de l’amitié ne revient pas à aligner l’amitié sur l’amour. Mais ce n’est pas cette possible implication du propos de Bonnard que je souhaite examiner aujourd’hui. Ce qui m’occupera, c’est cet autre paradoxe du propos de Bonnard que rechercher la véritable amitié c’est s’exposer à la solitude. On comprend aisément que c’est là une conséquence de l’aristocratisme de la conception que Bonnard se fait de l’amitié : c’est parce que la véritable amitié est chose rare qu’on s’expose à la solitude en en refusant les contrefaçons. Mais que penser d’une conception si exigeante de l’amitié qu’elle nous condamnerait à ne pas avoir d’amis ? Confronté à cette même déconnexion entre « savoir être ami » et « avoir des amis », Bernardo Soares (l’hétéronyme de Pessoa dans le Livre de l’intranquillité) est ainsi conduit à se demander si sa conception de l’amitié n’est pas un mirage.
« J’ai possédé un certain talent pour l’amitié, mais je n’ai jamais eu d’amis, soit qu’ils m’aient déçus, soit que ma conception de l’amitié ait été une erreur de mes rêves. »
Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité, §.319
Si la conception bonnardienne de l’amitié peut être un leurre, on peut aussi envisager quelle fonctionne sur le mode de la consolation : je n’ai pas d’amis certes, mais c’est parce que moi je ne veux que de vrais amis. Je vaux mieux que ce que j’ai. Il vaut la peine de rappeler la critique qu’adresse Sartre à ce type de consolation (c’est peut-être plus l’essentialisme du propos de Bonnard qui serait en jeu que son aristocratisme).
« D’après ceci, nous pouvons comprendre pourquoi notre doctrine [l’existentialisme] fait horreur à un certain nombre de gens. Car souvent ils n’ont qu’une seule manière de supporter leur misère, c’est de penser : “Les circonstances ont été contre moi, je valais beaucoup mieux que ce que j’ai été ; bien sûr, je n’ai pas eu de grand amour, ou de grande amitié, mais c’est parce que je n’ai pas rencontré un homme ou une femme qui en fussent dignes, je n’ai pas écrit de très bons livres, c’est parce que je n’ai pas eu de loisirs pour le faire; je n’ai pas eu d’enfants à qui me dévouer, c’est parce que je n’ai pas trouvé l’homme avec lequel j’aurais pu faire ma vie. Sont restées donc, chez moi, inemployées et entièrement viables, une foule de dispositions, d’inclinations, de possibilités qui me donnent une valeur que la simple série de mes actes ne permet pas d’inférer.” Or, en réalité, pour l’existentialiste, il n’y a pas d’amour autre que celui qui se construit, il n’y a pas de possibilité d’amour autre que celle qui se manifeste dans un amour; il n’y a pas de génie autre que celui qui s’exprime dans des œuvres d’art : le génie de Proust c’est la totalité des œuvres de Proust; le génie de Racine c’est la série de ses tragédies, en dehors de cela il n’y a rien; pourquoi attribuer à Racine la possibilité d’écrire une nouvelle tragédie, puisque précisément il ne l’a pas écrite? Un homme s’engage dans sa vie, dessine sa figure, et en dehors de cette figure il n’y a rien. Évidemment, cette pensée peut paraître dure à quelqu’un qui n’a pas réussi sa vie. Mais d’autre part, elle dispose les gens à comprendre que seule compte la réalité, que les rêves, les attentes, les espoirs permettent seulement de définir un homme comme rêve déçu, comme espoirs avortés, comme attentes inutiles; c’est-à-dire que ça les définit en négatif et non en positif; cependant quand on dit, cela n’implique pas que l’artiste sera jugé uniquement d’après ses œuvres d’art; mille autres choses contribuent également à le définir. Ce que nous voulons dire, c’est qu’un homme n’est rien d’autre qu’une série d’entreprises, qu’il est la somme, I’organisation, I’ensemble des relations qui constituent ces entreprises. »
Jean-paul Sartre, L’exitentialisme est un humanisme