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Au début du deuxième Livre des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, Goethe décrit les tourments de son héros convaincu de la trahison de sa bien aimée Marianne. Ayant perdu sa Muse il en vient à rejeter les œuvres qu’elle lui a inspirées et à douter de son propre talent :
« Accoutumé à se tourmenter ainsi lui-même, il poursuivit sans ménagement, de ses critiques amères, tout ce qui, après l’amour et avec l’amour, lui avait donné les joies et les espérances les plus grandes, c’est à dire son talent de poète et d’acteur. Il ne voyait dans ses travaux rien qu’une imitation insipide, et sans valeur propre, de quelques formes traditionnelles ; il ne voulait y reconnaître que les exercices maladroits d’un écolier, sans la moindre étincelle de naturel, de vérité et d’inspiration ; ses vers n’étaient qu’une suite monotone de syllabes mesurées, où se traînaient, enchaînées par de misérables rimes, des pensées et des sentiments vulgaires ; par là il s’interdisait encore toute espérance, toute joie, qui aurait pu le relever de ce côté. »
Wilhelm Meister entreprend alors de détruire ses premières œuvres. Alors qu’il vient de mettre au feu le premier paquet de ses cahiers, son ami Werner entre dans la pièce et tente de l’arrêter, Meister se justifie alors en invoquant une conception exigeante de la poésie que j’ai évoquée naguère en commentant un aphorisme de Lichtenberg.
Werner entra, et, surpris de voir cet embrasement, demanda à Wilhelm ce qu’il faisait là.
« Je donne la preuve, répondit-il, que j’ai résolu sérieusement de laisser là un métier pour lequel je n’étais pas né. » En disant ces mots, il jeta dans le feu le second paquet. Werner voulut l’arrêter, mais c’était chose faite.
« Je ne vois pas, lui dit-il, pourquoi tu en viens à cette extrémité : ces travaux peuvent ne pas être excellents, mais pourquoi les détruire ?
— Parce qu’un poème doit être parfait ou ne pas être ; parce que tout homme qui n’a pas les dons nécessaires pour exceller dans les arts devrait s’en abstenir et se mettre sérieusement en garde contre la tentation. Car chacun éprouve, il est vrai, je ne sais quel vague désir d’imiter ce qu’il voit ; mais ce désir ne prouve point que nous ayons la force d’accomplir ce que nous voulons entreprendre. Vois les enfants, chaque fois que des danseurs de corde ont paru dans la ville, aller et venir et se balancer sur toutes les planches et les poutres, jusqu’à ce qu’une autre amorce les invite à une nouvelle imitation. Ne l’as-tu pas observé dans le cercle de nos amis ? Chaque fois qu’un virtuose se fait entendre, il s’en trouve toujours quelques-uns qui entreprennent aussitôt d’apprendre le même instrument. Que de gens s’égarent sur cette route ! Heureux celui qui reconnaît bientôt que ses désirs ne prouvent point son talent ! »
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