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… tu recevras peut-être une lettre géniale.

Piotr Ivanovitch Iourkevitch fut le premier amour de Marina Tsvetaieva. Ils se côtoient pendant l’été 1908, elle a alors 15 ans. De trois ans plus agé, il est le frère de l’une de ses camarades de classe.

Lorsqu’il lui écrit huit ans plus tard, voici la lettre qu’il reçoit en retour :

 

Moscou, 21 juillet 1916

Cher Petia,

Je suis très contente que vous vous soyez souvenu de moi. La conversation humaine est une des jouis­sances les plus profondes et les plus subtiles de la vie : on donne le meilleur — son âme, on prend la même chose en échange, le tout avec légèreté, sans les difficultés et l’exigence de l’amour.

Longtemps, longtemps, — depuis ma toute petite enfance, aussi loin que je me souvienne — j’ai cru que je voulais qu’on m’aime.

Maintenant je sais et je dis à chacun : je n’ai pas besoin d’amour, j’ai besoin de compréhension. Pour moi c’est cela l’amour. Et ce que vous appelez l’amour (sacrifices, fidélité, jalousie), gardez-le pour d’autres, pour une autre, — moi, je n’en ai pas besoin. Je ne peux aimer que quelqu’un qui, par une journée de prin­temps, me préférera un bouleau. — C’est ma formule.

Je n’oublierai jamais la fureur dans laquelle m’a mise, un jour de ce printemps, quelqu’un — un poète [il s’agit d’Ossip Mandelstam] , une créature charmante, je l’aimais beaucoup — qui, alors qu’il traversait avec moi le Kremlin, sans un regard pour la Moskova et les églises, me parlait sans relâche et toujours de moi. Je lui ai dit : « Vous ne comprenez donc pas que le ciel — levez la tête et regar­dez ! — est mille fois plus que moi, vous pensez donc que par une journée pareille je peux penser à votre amour, à celui de qui que ce soit. Je ne pense même pas à moi, pourtant, je m’aime à ce qu’il paraît »

J’ai d’autres misères encore avec mes interlo­cuteurs. J’entre si impétueusement dans la vie de chaque personne rencontrée qui à un titre ou un autre me paraît aimable, je veux tellement l’aider, « compa­tir » qu’elle s’effraie — soit du fait que je l’aime, soit du fait qu’elle va se mettre à m’aimer et que sa vie de famille s’en trouvera affectée.

Cela ne se dit pas, mais j’ai toujours envie de dire, de crier : « Mon Dieu, Seigneur ! Mais je ne veux rien de vous. Vous pouvez partir et resurgir, partir et ne jamais revenir — tout m’est égal, je suis forte, je n’ai besoin de rien, excepté de mon âme ! »

J’attire les gens : aux uns, il semble que je ne sais pas encore aimer, aux autres — que je vais magnifique­ment et inévitablement me mettre à les aimer, aux troisièmes, plaisent mes cheveux courts, aux quatrièmes, que je les laisserai pousser pour eux, tous imaginent quelque chose, exigent quelque chose — d’autre, inévi­tablement, — oubliant que tout est quand même parti de moi et que si je ne les avais pas approchés, rien ne leur serait même venu à l’esprit, vu ma jeunesse.

Or, je veux de la légèreté, de la liberté, de la compré­hension, — ne retenir personne et que personne ne me retienne ! Toute ma vie est une idylle avec mon âme, avec la ville où je vis, avec l’arbre au bord du chemin, — avec l’air. Je suis infiniment heureuse.

J’ai beaucoup de poèmes, aussitôt la guerre finie je publierai deux recueils d’un coup. Voici un poème du dernier :

Suit le poème « Viendra un jour… »

[…]

Marina Tsvetaïeva, Vivre dans le feu, p. 127 – 128