Étiquettes

, ,

Aujourd’hui, petit florilège de citations de La condition de l’homme moderne d’Hannah Arendt, en guise de réponse à la question : se libérer du travail, d’accord, mais pour quoi faire ?

« L’important n’est pas que, pour la première fois dans l’Histoire, les travailleurs soient admis en pleine égalité de droits dans le domaine public : c’est que nous ayons presque réussi à niveler toutes les activités humaines pour les réduire au même dénominateur qui est de pourvoir aux nécessités de la vie et de produire l’abondance. Quoique nous fassions nous sommes censés le faire pour « gagner notre vie » ; tel est le verdict de la société, et le nombre de gens, des professionnels en particulier, qui pourraient protester a diminué très rapidement. La seule exception que consente la société concerne l’artiste qui, à proprement parler, est le dernier « ouvrier » dans une société du travail. La même tendance à rabaisser toutes les activités sérieuses au statut du gagne-pain se manifeste dans les plus récentes théories du travail, qui, presque unanimement, définissent le travail comme le contraire du jeu. En conséquence, toutes les activités sérieuses quels qu’en soient les résultats, reçoivent le nom de travail et toute activité qui n’est nécessaire ni à la vie de l’individu ni au processus vital de la société est rangée parmi les amusements.

Dans ces théories qui, en répercutant au niveau théorique l’opinion courante d’une société de travail, la durcissent et la conduisent à ses extrêmes, il ne reste même plus l' »œuvre » de l’artiste : elle se dissout dans le jeu, elle perd son sens pour le monde. On a le sentiment que l’amusement de l’artiste remplit la même fonction dans le processus vital de travail de la société que le tennis ou les passe-temps dans la vie de l’individu. L’émancipation du travail n’a pas abouti à son égalité avec les autres  activités de la vita activa, mais à sa prédominance à peu près incontestée. Au point de vue du « gagne-pain » toute activité qui n’est pas liée au travail devient un « passe temps ». »

Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne, 176 -178, Calmann-Lévy, 1983,

 

« Il va sans dire que ces loisirs tels qu’on les conçoit aujourd’hui ne sont pas du tout la skholè antique, qui n’était pas un phénomène de consommation, étalée ou non, et ne résultait pas d’un « temps libre » pris sur le travail, puisqu’il s’agissait au contraire d’une « abstention » consciente de toutes les activités liées à l’existence, activité de consommation tout autant qu’activité de travail. La pierre de touche de cette skholè, par opposition à l’idéal moderne des loisirs, est la frugalité bien connue, souvent décrite, de la vie des Grecs à l’époque classique. »

ibid. p. 182

 

« L’évolution de ces dernières années, en particulier les perspectives qu’ouvrirait le progrès de l’ « automatisation », font que l’on peut se demander si l’utopie d’hier ne sera pas la réalité de demain, et si un jour l’effort de consommation ne sera pas tout ce qui restera des labeurs et des peines inhérents au cycle biologique dont le moteur enchaîne la vie humaine. […] Une consommation sans peine ne changerait rien au caractère dévorant de la vie biologique, elle ne ferait que l’accentuer : finalement une humanité totalement « libérée » des entraves de l’effort et du labeur serait libre de « consommer » le monde entier et de reproduire chaque jour tout ce qu’elle voudrait consommer. »

ibid. p.181 – 182

« L’espoir qui inspira Marx et l’élite des divers mouvements ouvriers — le temps libre délivrant un jour les hommes de la nécessité et rendant productif l’animal laborans — repose sur l’illusion d’une philosophie mécaniste qui assume que la force de travail, comme toute autre énergie, ne se perd jamais, de sorte que si elle n’est pas dépensée, épuisée dans les corvées de la vie, elle nourrira automatiquement des activités « plus hautes». Le modèle de cette espérance chez Marx était sans aucun doute l’Athènes de Périclès qui, dans l’avenir, grâce à la productivité immensément accrue du travail humain, n’aurait pas besoin d’esclaves et deviendrait réalité pour tous les hommes. Cent ans après Marx, nous voyons l’erreur de ce raisonnement: les loisirs de l’animal laborans ne sont consacrés qu’à la consommation, et plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. Ces appétits peuvent devenir plus raffinés, de sorte que la consommation ne se borne plus aux nécessités mais se concentre au contraire sur le superflu: cela ne change pas le caractère de cette société, mais implique la menace qu’éventuellement aucun objet du monde ne sera à l’abri de la consommation, de l’anéantissement par la consommation.

ibid. p.184

« C’est l’avènement de l’automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité. Là, encore, c’est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d’être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l’histoire. Le fait même d’être affranchi du travail n’est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. À cet égard, il semblerait qu’on s’est simplement servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans jamais pouvoir y parvenir.

Cela n’est vrai toutefois qu’en apparence. L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs.  Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c’est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. »

ibid. p.37 – 38