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« Un ex-chancelier de l’Échiquier a réagi avec une certaine surprise à la question d’un journaliste d’une chaîne de télévision britannique qui l’interrogeait sur son désir de devenir Premier ministre, et lui a répondu que tout le monde a envie de devenir Premier ministre. Cette réponse m’a à mon tour étonné, car je ne pense vraiment pas que tout le monde ait envie de devenir Premier ministre. Je suis sûr, au contraire, que la plupart des gens n’en ont jamais rêvé, moins parce qu’ils savent qu’ils n’ont aucune chance d’occuper pareille fonction qu’en raison de ses aspects négatifs. Être Premier ministre, c’est ne jamais avoir l’esprit tranquille, exercer de lourdes responsabilités, faire l’objet d’attaques continuelles, être tourné en dérision, se voir prêter les pires intentions, etc.
Posons-nous la question : le pouvoir est-il réellement convoité par tout le monde? La réponse dépend de ce que nous entendons par le mot « pouvoir ». Dans son acception la plus large, ce terme désigne le fait de pouvoir exercer une influence sur notre entourage ou notre environnement dans le sens que nous voulons. Un enfant qui se tient debout tout seul pour la première fois ou qui fait ses premiers pas conquiert un certain pouvoir sur son corps et cette sensation lui cause un plaisir visible. Il est vrai aussi que chacun de nous, en général, aimerait avoir davantage de maîtrise sur les parties de son corps qui peuvent être contrôlées, comme les muscles et les articulations. Si nous avons appris une langue étrangère ou une branche des mathématiques, à jouer aux échecs ou à nager, nous pouvons dire que ces nouvelles compétences nous permettent de maîtriser de nouveaux domaines de la culture.
Le « pouvoir » entendu dans une acception aussi large est à l’origine de théories selon lesquelles toute l’activité humaine est inspirée par le désir d’exercer le pouvoir. Toutes nos motivations viendraient de notre aspiration au pouvoir sous toutes ses formes; tous nos efforts ne viseraient qu’à obtenir le pouvoir, car le pou-voir est la source de l’énergie humaine. Les hommes aspirent à la richesse, car la richesse leur donne un pouvoir non seulement sur les choses mais aussi, dans une certaine mesure, sur leurs semblables. Même la sexualité peut être expliquée en termes de pouvoir. Soit nous voulons posséder le corps d’un autre individu et, à travers lui, cet autre lui-même; soit nous pensons qu’en le possédant nous excluons les autres de cette possession, et avons ainsi la satisfaction de sentir que nous exerçons un pouvoir sur quelqu’un. La sexualité est, bien entendu, l’œuvre de la nature préhumaine, mais selon ces théories, on retrouve le même désir de pouvoir dans toute la nature; s’il prend des formes différentes chez l’homme, façonnées par la culture, c’est le même à la racine.
En outre, il est possible d’expliquer les comportements altruistes, au prix d’un certain effort, en termes de pouvoir. Quand nous nous montrons bons envers les autres, c’est pour contrôler leur vie, car notre bonté les met en partie en notre pouvoir, que nous soyons ou non conscients de cette motivation secrète. Aucun domaine de notre existence n’échappe à cette quête du pouvoir. Prétendre le contraire n’est que de l’aveuglement.
En dépit de leur apparence plausible, ces théories n’expliquent pas grand-chose. Toute théorie cherchant à expliquer les comportements humains par un même type de motivation ou prétendant que toute la vie sociale est inspirée par une même énergie peut être défendue. Mais cela montre bien que toutes ces théories ne sont rien d’autre que des constructions philosophiques ; elles sont donc de peu d’intérêt.
Ainsi, par exemple, dire que toutes les motivations de l’homme sont semblables, qu’il se dévoue à son prochain ou qu’il le torture, ne nous fait guère avancer. Cela revient à dire qu’il n’existe aucun principe légitime qui nous permette de juger ces actions ou même de les distinguer selon leur objet, car si différentes qu’elles puissent paraître, elles se ressemblent (cette théorie ne sera utile qu’à ceux qui voudront se convaincre qu’ils n’ont pas à éprouver de remords pour le mal qu’ils ont fait puisque nous sommes tous pareils). Certains courants de la pensée chrétienne — autrefois influents, plus discrets aujourd’hui —, selon lesquels l’homme fait toujours le mal s’il n’a pas été touché par la grâce divine et nécessairement le bien s’il l’a été, cèdent à la même tentation intellectuelle. D’où l’idée que si nous ne sommes pas touchés par la grâce divine, nous irons en enfer, que nous venions en aide à notre prochain ou que nous le torturions, comme sont allés en enfer tous les païens, même les plus nobles. Les partisans de ces théories sont toujours à la recherche de passe-partout qui leur ouvrirait toutes les portes, pourrait tout leur expliquer. Mais ce passe partout n’existe pas, la culture se développe grâce à la différence, grâce à l’apparition de nouveaux besoins et à l’autonomie par rapport aux anciens. »
Leszek Kołakowski, Petite philosophie de la vie quotidienne,
trad L. Dyèvre, éditions du Rocher, p. 9- 12