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Le précepte extrait du fragment 237 du Livre de l’intranquillité que j’ai cité mardi dernier :

« Accroître sa personnalité sans rien y inclure d’étranger – sans rien demander aux autres, sans jamais commander aux autres, mais en étant les autres quand on en a besoin. »

peut-être éclairé par un rapprochement avec cet extrait du fragment 138, que j’ai cité naguère, où Pessoa explique l’inanité des voyages réels par rapport aux voyages imaginaires puisqu’au fond, on ne sort jamais de soi :

« Condillac commence ainsi son célèbre ouvrage : « Si haut que nous montions, si bas que nous descendions, nous ne sortons jamais de nos sensations. » Nous ne débarquons jamais de nous-mêmes. Nous ne parvenons jamais à autrui, sauf en nous autruifiant par l’imagination devenue sensation de nous-mêmes. »

Comment est il possible « d’être les autres quand on en a besoin », ainsi que le recommande le premier texte ? En nous « autruifiant  par l’imagination » répond le second.  Ce dernier texte a l’intérêt de faire apparaître le type de conception philosophique sous-jacente à l’étrange recommandation d’être les autres : un subjectivisme sensualiste.

L’âme pessoienne, à l’instar de la monade leibnizienne, n’a pas de fenêtre ; mais  s’il n’est pas possible de sortir de soi, il est du moins possible d’élargir par l’imagination la dimension de la bulle subjective ce qui revient à « accroître sa personnalité ».

Le rapprochement des deux textes révèle néanmoins une tension  : si on ne peut pas « débarquer de soi » (comme l’indique le §. 138), pourquoi vouloir se prémunir du risque d’inclure en soi quelque chose d’étranger (comme semble l’indiquer le §. 237). S’il est impossible de « parvenir à autrui », comment quelque chose d’étranger pourrait-il être inclus en moi ? L’autruification s’oppose à l’aliénation, mais si l’autruification est nécessaire, comment l’aliénation est-elle possible ?

Quant au processus d’autruification par l’imagination dont se réclame Pessoa il n’est pas sans rappeler la description que Bergson donne de la création des personnages par le poète tragique dans Le rire :

« Si paradoxale que cette assertion puisse paraître, nous ne croyons pas que l’observation des autres hommes soit nécessaire au poète tragique. […] Mais, à supposer qu’ils eussent eu ce spectacle, on se demande s’il leur aurait servi à grand-chose. Ce qui nous intéresse, en effet, dans l’œuvre du poète, c’est la vision de certains états d’âme très profonds ou de certains conflits tout intérieurs. Or, cette vision ne peut pas s’accomplir du dehors. Les âmes ne sont pas pénétrables les unes aux autres. Nous n’apercevons extérieurement que certains signes de la passion. Nous ne les interprétons — défectueusement d’ailleurs — que par analogie avec ce que nous avons éprouvé nous-mêmes. Ce que nous éprouvons est donc l’essentiel, et nous ne pouvons connaître à fond que notre propre cœur — quand nous arrivons à le connaître. Est-ce à dire que le poète ait éprouvé ce qu’il décrit, qu’il ait passé par les situations de ses personnages et vécu leur vie intérieure ? Ici encore la biographie des poètes nous donnerait un démenti. Comment supposer d’ailleurs que le même homme ait été Macbeth, Othello, Hamlet, le roi Lear, et tant d’autres encore ? Mais peut-être faudrait-il distinguer ici entre la personnalité qu’on a et celles qu’on aurait pu avoir. Notre caractère est l’effet d’un choix qui se renouvelle sans cesse. Il y a des points de bifurcation (au moins apparents) tout le long de notre route, et nous apercevons bien des directions possibles, quoique nous n’en puissions suivre qu’une seule. Revenir sur ses pas, suivre jusqu’au bout les directions entrevues, en cela paraît consister précisément l’imagination poétique. Je veux bien que Shakespeare n’ait été ni Macbeth, ni Hamlet, ni Othello ; mais il eût été ces personnages divers si les circonstances, d’une part, le consentement de sa volonté, de l’autre, avaient amené à l’état d’éruption violente ce qui ne fut chez lui que poussée intérieure. C’est se méprendre étrangement sur le rôle de l’imagination poétique que de croire qu’elle compose ses héros avec des morceaux empruntés à droite et à gauche autour d’elle, comme pour coudre un habit d’Arlequin. Rien de vivant ne sortirait de là. La vie ne se recompose pas. Elle se laisse regarder simplement. L’imagination poétique ne peut être qu’une vision plus complète de la réalité. Si les personnages que crée le poète nous donnent l’impression de la vie, c’est qu’ils sont le poète lui-même, le poète multiplié, le poète s’approfondissant lui-même dans un effort d’observation intérieure si puissant qu’il saisit le virtuel dans le réel et reprend, pour en faire une œuvre complète, ce que la nature laissa en lui à l’état d’ébauche ou de simple projet. »

La convergence de vue entre Bergson et Pessoa est assez frappante, reste que Pessoa n’est pas, à proprement parler un poète tragique (pas plus que le Flaubert du « madame Bovary, c’est moi »). J’ai tendance à penser que c’est à tort que Bergson veut faire correspondre l’opposition entre la création de personnage fondée sur la germination des potentialités internes celle qui découle de l’observation extérieure de types humains,  à l’opposition entre poètes tragiques et comiques.