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J’ai été assez surpris d’apprendre que Michel Onfray avait publié cette année un livre consacré à déboulonner la statue d’Alain. S’en prendre à Freud témoignait d’un certain panache (au moins dans le contexte français), mais s’attaquer à Alain ? S’agissait-il seulement de tirer parti de la publication du journal jusque là inédit d’Alain, journal où apparaissent les penchants antisémites du philosophe natif de Mortagne au Perche? On semble davantage dans l’opportunisme que dans l’urgence de la pensée car Alain n’est plus un maître à penser depuis bien longtemps. C’est ce que je me propose de montrer en citant des textes de  Julien Gracq et Raymond Aron, deux anciens élèves d’Alain,  qui n’ont pas eu besoin des révélations sur la face cachée du philosophe pour enterrer sa pensée politique.

Aron écrit Prestige et illusions du citoyen contre les pouvoirs en 1941, dès l’épigraphe le ton est donné :

The renown, the authority of a sophist as Alain, is, in itself; enough to predict the ruin of any state.
D. W. Brogan

Aux yeux d’Aron, Alain est en effet un protagoniste intellectuel de l’affaiblissement de la démocratie face aux totalitarismes. Le texte que Julien Gracq consacre à Alain est publié près de quarante en plus tard dans En lisant, en écrivant (1980), mais en dépit de la différence de contexte et de préoccupation, les critiques de nos deux auteurs sont étonnamment convergentes.

« Parmi les rares écrivains qui, en France, au cours de ces dernières années, ont réfléchi sur la chose publique et proposé une sorte de système politique, Alain prend une place à part. Il semble, en effet, avoir tenté une œuvre au moins paradoxale. Il a formulé en doctrine ce qui passait pour un simple état d’esprit, il a élevé au niveau de la philosophie la pensée, ou plus exactement l’attitude, la plus rebelle en apparence à cette transfiguration : le radicalisme. La politique que l’on regardait parfois comme la plus prosaïque, la plus étroitement liée aux conditions de l’existence provinciale, il l’a interprétée, justifiée, magnifiée. Le citoyen soupçonneux et grognon, le parlementaire représentant des humbles dans leurs villages et leurs champs, avocat des « petits », deviennent sous sa plume les exécuteurs d’une grande tâche, les défenseurs des individus contre l’administration, des personnes contre les pouvoirs, des communes contre le monde parisien, de la liberté des hommes contre la tyrannie des Importants et des Grands.
Dans cette tentative paradoxale, Alain a, en un certain sens, réussi. Il a exercé sur une fraction de la jeunesse intellectuelle, en particulier dans les dix années qui ont suivi la guerre, une profonde influence. Et, chez tous les hommes, dans tous les partis « de gauche», on retrouvait la présence et l’action de telles ou telles de ses idées, fragmentaires peut-être, mais non pas moins efficaces. À l’autre bout de la chaîne, Maurras parvenait, en quelques dizaines d’années de prêches quotidiens, à convaincre une partie de la bourgeoisie que de la restauration monarchique dépendaient l’existence et la grandeur de la France et que, faute d’un roi, nul espoir n’était permis d’un gouvernement raisonnable. Également étranger à la situation de la France et de l’Europe, également abstrait et théorique, Alain a convaincu une partie de l’opinion de gauche que l’opposition morale du citoyen aux pouvoirs apportait la meilleure garantie des libertés et de la paix.
Pour qui n’a pas connu Alain et éprouvé personnellement l’ascendant de l’homme, le phénomène risque de paraître impénétrable, presque absurde parfois. Car on cherche vainement les conceptions neuves, profondes, dans l’ordre politique, qui expliqueraient la dévotion des disciples. Bien plus, tant des affirmations d’Alain ont été pour ainsi dire emportées par la tourmente, que l’on est tenté plus d’une fois moins de les discuter que de les confronter avec les faits.

[…]

Alain n’est pas socialiste, parce qu’il ne croit ni à la dialectique historique ni au progrès. Les sociétés sont toujours les mêmes, à travers le temps et l’espace, parce que la nature humaine ne change pas. « Vous voulez m’apprendre le secret de la Chine et du Japon, le secret de l’Amérique… Je n’ai qu’à regarder autour de moi, c’est tout pareil.» Toujours et partout, les pouvoirs gouvernent pour eux-mêmes et ten­dent à abuser de leur autorité. Toujours et partout les citoyens aiment la paix et se laissent duper par leurs passions et par leurs maîtres.

De plus, Alain soupçonne les socialistes de se soucier davantage de la justice que de la liberté, de faire confiance à l’État pour remédier aux défauts de l’ordre social. Or Alain, en paysan français, juge déjà admirable que l’État ne ruine pas les individus, il ne songe pas à lui demander encore d’assurer la richesse de tous. Le collectivisme lui paraît donc utopie dangereuse, puisqu’il aboutit à remettre à l’administration des pouvoirs exorbitants et tend même parfois à ramener cette adoration quasi religieuse de la collectivité qui est proprement mœurs de sauvages. Mais bien qu’Alain répète à toute occasion, «je ne pense pas du tout comme Jaurès », il admire et aime le tribun socia­liste chez lequel il aperçoit, vivant, le jugement impitoyable du radi­cal, et il se considère comme l’allié des ouvriers, contre les grands, pour la défense de la liberté et de la paix.

[…]

Quelle qu’ait pu être la grandeur d’Alain, combattant volontaire dans une guerre qu’il n’ap­prouvait pas, l’attitude qu’il recommandait, la leçon qu’il enseignait plaisait parce qu’elle flattait les passions alors les plus communes. Au lendemain de la guerre, les invectives contre la guerre, le bourrage de crâne, les pouvoirs, les fausses grandeurs, répondaient aux senti­ments à la mode. Or Alain, pratiquement, justifiait ces sentiments, il tendait à les éterniser, il ne les épurait pas plus qu’il ne les éclairait. Il ne les transformait pas en principes d’une action efficace. Les dis­ciples, jusqu’au bout fidèles à l’orthodoxie, en sont restés aux formules du citoyen-grognard.

Il serait facile de dépouiller le radicalisme alinien de son autorité philosophique, en montrant l’origine historique, accidentelle, des idées que ce professeur a prétendu élever au niveau de l’intemporel. Alain n’a-t-il pas prêté une valeur absolue à la mauvaise humeur qu’éprouve l’électeur provincial à l’égard de l’administration, dont le centre est à Paris et dont les tentacules s’allongent jusqu’au moindre village? Rien n’est plus légitime que l’exigence du paysan français qui consent à obéir mais veut être traité en citoyen, égal dans sa dignité à tous les autres hommes : mais n’est-il pas absurde de voir là l’essence du radi­calisme, de la République, de la politique éternelle ? Et la conception du député représentant des électeurs auprès des bureaux, n’est-elle pas simplement celle qui a été, exagérément, mise en pratique par la Ille République ? Et où était le mérite, où la difficulté de se dresser contre l’État dans la France d’hier, alors que les opinions jouissaient de la liberté la plus entière et que le ministre de l’Instruction publique venait faire l’éloge public du non-conformisme ? En réalité ces doctrines de liberté n’étaient-elles pas alors le lieu même du conformisme ?

Non seulement Alain allait dans le sens de la facilité, mais il pensait systématiquement contre le mouvement historique. Il travaillait à affaiblir encore l’État français, alors que, dans les pays voisins, s’éta­blissaient des régimes autoritaires et que des religions grossières soulevaient l’enthousiasme de millions de fidèles. Dès lors la sagesse qui obligeait à méconnaître la réalité des conflits historiques, la diversité  des psychologies nationales, aboutissait à une sorte d’aveuglement volontaire. L’interdiction d’envisager la guerre à l’avance et de la préparer (même sous la forme de la défense passive !), la négation du fatalisme érigée en impératif catégorique du pacifisme, dégénérait en une sorte de grandiose absurdité, à demi intentionnelle. Et, en der­nière analyse, cette volonté de ne pas croire exprimait la même angoisse de la catastrophe que l’attitude opposée d’attente résignée.

Les événements, d’eux-mêmes, ont aujourd’hui réfuté les affirma­tions les plus paradoxales d’Alain.

Raymond Aron, Prestige et illusions du citoyen contre les pouvoirs,
in Penser la liberrté, penser la démocratie,
Quarto Gallimard, p. 192 -201

*

« Je me suis demandé plus d’une fois pourquoi Alain, dont j’ai été deux ans l’élève, que j’ai écouté pendant deux ans avec une attention, une admiration quasi religieuse, au point, comme c’était alors le cas des deux tiers d’entre nous, d’imiter sa façon d’écrire, a en définitive laissé en moi si peu de traces.

Admirable éveilleur, il avait peu d’avenir dans l’esprit. Au moment même où nous quittions sa classe, en 1930 un brutal changement d’échelle désarçonnait sa pensée un monde commençait à se mettre en place, un monde effréné, violent, qui rejetait tout de son humanisme tem­péré. Les règles de la démocratie parlementaire à dominante radicale lui paraissaient un acquis pour toujours : il pouvait advenir de mauvaises élections, ramenant vers les portefeuilles clés les notables conservateurs et les tenants du cléricalisme, rien de beaucoup plus grave. Ses problèmes politiques étaient ceux de l’électeur français de la petite bourgeoisie dans une petite ville, tout froncé contre les empiètements et le mépris des riches, des importants et des officiels ; avec infiniment plus de culture philosophique, et  certes en élevant le débat de plusieurs coudées, l’horizon de son combat de citoyen et la mesure de sa résistance à l’arbitraire restaient à peu près — à un siècle de distance — ceux du vigneron de La Chavonnière. Des questions telles que le colonialisme, le communisme, l’hitlérisme, le destin de l’Europe, l’éruption technicienne, les nouveaux équilibres du monde, dépassaient l’horizon de sa sagesse un peu départementale, et, je crois aussi, le dérangeaient : il les tenait à l’écart. Son antihistorisme était instinctif, et presque absolu ; l’expérience du combisme, qu’il avait soutenu, et celle de la guerre de 14, qu’il avait faite, étaient les seules leçons de l’histoire dont il tînt compte : en 19 39, il retrouva automatiquement les positions dreyfusardes et celles d’Au-dessus de la mêlée, et s’y tint, sans aucun regard pour les énormes variations de  nature et d’intensité; l’arbre lui cachait la forêt, et Boisdeffre, Hitler; il ameutait les « républicains » contre le sabre de Gamelin.

On pouvait s’interroger sur ce qu’il pensait du communisme ; faute qu’il entrât dans ses cadres de pensée, je crois qu’il le considérait comme une sorte de radicalisme un peu trop pétulant, un peu trop effervescent, sans nul sentiment de sa spécificité : quelque chose à ramener au bercail. L’univers industriel lui restait fermé. Jusqu’au bout, il a voulu continuer de voir le monde qui naissait à travers les lunettes de 1900.

[…]

Le hasard d’une Maison de la presse  peu achalandée m’avait réduit l’autre jour à ouvrir un volume de la série romanesque d’Anatole France : L’Orme du mail. Je ne connaissais rien du livre ; au bout d’une soixantaine de pages, il me vint une réflexion bizarre : « Tiens ! Alain. » Non pas, bien entendu, que rien en lui rappelât l’envergure intellectuelle et les coteaux très modérés du « bon maître » de La Béchellerie. Mais je sentais vivement que ce monde des romans d’Anatole France, avec ses figures emblématiques comme des figures de jeu de cartes : le Général, le Duc, l’Évêque, le Préfet, le Député de la rente foncière,   l’Enseignant laïque, c’était tout de même le monde étriqué de sa jeunesse, la donne qu’il n’avait pas cherché à changer et dont, pour cadre de sa réflexion pourtant si libre, il avait accepté les limites sans plus guère les remettre en question. »

Julien Gracq, En lisant, en écrivant
Oeuvres complètes II, La Pléiade, p. 686 – 688