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Il y a presque trois ans de cela j’avais cité et essayé de commenter un texte dans lequel Joubert s’interroge sur le besoin qu’on éprouve parfois de préciser comment nous sont venues certaines pensées. En lisant Les droits des animaux de Tom Regan, je découvre un exemple qui me donne l’occasion de revenir sur ce sujet. En effet, dans la Préface de 2004 à une réédition de son maître ouvrage, le philosophe américain ressent la nécessité de nous raconter comment il a écrit son livre.
« J’ai commencé à écrire Les Droits des animaux (LDA) en septembre 1980 et l’ai achevé en novembre 1981. J’écrivais depuis plusieurs années sur l’éthique et les animaux en général, et les droits des animaux en particulier, je ne suis donc pas parti de rien. Mes bagages de philosophe étaient remplis de certaines convictions plus ou moins établies et d’autant d’arguments plus ou moins bien développés. Je pensais savoir où je voulais aller et la meilleure façon d’y parvenir. J’avais (ou je me figurais avoir) une lourde responsabilité. Face à la question de savoir si les animaux étaient conscients de quelque chose, gisait une page blanche. Ma mission consistait à la remplir de mes pensées. Ce fut un travail sans effort. J’y ai pris un immense plaisir.
Cependant, lorsque j’ai commencé à travailler le chapitre six (consacré principalement à une critique de l’utilitarisme), quelque chose s’est passé. Ce fut comme si — et je sais que cela aura l’air étrange, mais je m’y hasarde tout de même — ce fut comme si je cessais d’être l’auteur de ce livre. Mots, phrases, paragraphes, pages entières sont venus de je ne sais où. Ce que j’étais en train d’écrire était nouveau pour moi ; cela ne représentait rien de ce que j’avais pensé précédemment. Mais les mots établissaient résidence de manière permanente sur la page aussi rapidement qu’il m’était possible de les taper. C’était plus que plaisant. C’était grisant.
Mais la véritable énigme est la suivante. Cette excitation n’a pas duré quelques minutes, quelques heures ou même quelques semaines. Je fus dans cet état, sans interruption, pendant des mois. Je n’exagère pas en disant que, pendant cette période, j’ai perdu tout contrôle sur la direction du livre. Je ne venais pratiquement que pour voir. C’est pourquoi je pense que les parties les plus originales de LDA (les quatre derniers chapitres où je défends les principes de respect, de dommage, d’outrepassement minimal, du pire et de liberté) ne sont pas des éléments dont je puis m’attribuer tout le mérite. Ils me sont venus véritablement comme un don. Même lorsque j’écris ces mots, je dois me secouer la tête d’étonnement, encore incapable de comprendre comment tout cela est arrivé.
Permettez-moi d’ajouter quatre autres observations sur la façon dont j’ai éprouvé le processus d’écriture de LDA et sur ce que j’ai appris à mesure que le travail évoluait. (J’en dirai plus sur ces questions à la fin de cette préface.) Lorsque j’ai commencé, j’avais des aspirations réformistes. Des choses terribles étaient faites aux animaux. Aux mains des chercheurs et des éleveurs, par exemple, la souffrance qui leur était infligée n’était pas nécessaire. Je pensais pouvoir expliquer pourquoi cela était vrai, et pourquoi cela devait cesser. Cette façon de penser, me suis-je rendu compte, permettait au fait même de faire souffrir les animaux de ne pas être mal si cela était nécessaire. Enfin, je pensais également pouvoir expliquer pourquoi cela était vrai. En écrivant les premiers mots de LDA, j’avais pleinement l’intention de défendre l’utilisation des animaux dans la recherche biomédicale, par exemple, à condition qu’il ne leur soit causé aucune douleur non nécessaire.
Les choses ne se sont pas passées ainsi. Lorsque j’abordai l’utilisation des animaux comme « outils » de recherche, la logique de l’argumentation m’avait déjà converti à une position abolitionniste. Il me semble évidemment vrai, aujourd’hui, que vous ne justifiez pas le fait d’outrepasser les droits d’un animal parce que les autres en tireront avantage. Cela n’était pas évidemment vrai pour moi lorsque j’ai commencé ce voyage. Et c’est après avoir perdu le contrôle sur la direction du livre, et seulement après que ma critique de l’utilitarisme est devenue plus profonde, que j’ai commencé à me trans¬former en abolitionniste. Il ne fait aucun doute que certains philosophes écrivent des livres pour défendre ce qu’ils croient déjà. Aussi fréquent que cela puisse être, ce n’est manifeste-ment pas le cas ici. »
p. 14-16
Pourquoi Regan nous raconte-t-il tout cela? Le propos de cet aperçu autobiographique est-il de nous disposer à accepter sa théorie comme vraie en arguant des conditions dans lesquelles il en a eu la « révélation » ? Le fait qu’il ait eu l’impression de perdre le contrôle de l’écriture comme si « la chose même » s’imposait à lui, est-il censé valoir comme preuve ? Non seulement Regan ne dit rien de tel mais il reconnaît explicitement le contraire :
« Bien sûr, ces esquisses autobiographiques ne contribuent nullement à prouver que LDA contient ne serait-ce qu’un mot de vrai. Qui sait si, pendant ces mois grisants, je n’ai pas fait le lit aux propositions trompeuses du malin génie de Descartes ? La vérité est logiquement distinct de ce qui nous le motive à le penser. Tous les philosophes comprennent cela. Et les philosophes, étant philosophes, se fichent de ce que cela faisait d’être Tom Regan au début des années 80 »
p. 17 -18
Quelle étrange manière de commencer une (longue) préface en racontant quelque chose dont le lecteur devrait se ficher et en prenant soin, qui plus est, de lui signifier qu’on est conscient qu’il est censé s’en ficher ! On peut envisager l’hypothèse que, tant l’aperçu autobiographique que la remarque qui le conclut en en limitant la portée, remplissent une fonction d’affichage de vertu épistémique (sans que l’affichage de vertu ait ici une connotation péjorative). Ainsi on peut considérer comme une marque de l’authenticité de la démarche intellectuelle de l’auteur qu’il ait revu sa position initiale au lieu de résister à ce qui lui apparaissait de plus en plus comme la vérité. Reste à savoir dans quelle mesure le récit de la recherche est décisif dans l’appréciation de la vertu épistémique qui y préside et dans quelle mesure on devrait pouvoir se contenter des produits même de cette recherche pour en juger. Pour ma part, la seule lecture de l’ouvrage, abstraction faite de la préface, me porte à reconnaître à Regan une grande honnêteté intellectuelle. Alors même que je n’ai pas été convaincu de ses thèses essentielles, j’ai été favorablement impressionné par sa manière de discuter les thèses auxquelles il s’oppose (sa manière de critiquer Descartes est exemplaire de ce point de vue et peut servir de modèle pédagogique) en évitant les facilités, les hommes de paille, voire en défendant les auteurs qu’il critique contre des objections infondées.