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C’est l’exclamation que mon mal élevé de fils [1] n’a pu réprimer à la lecture de ce passage à la fin du chapitre XII de Deux ans de vacances de Jules Verne.
La cérémonie enfin terminée – à la satisfaction générale – le moment était venu d’aller prendre du repos, lorsque Briant demanda la parole.
«Mes camarades, dit-il, maintenant que nous avons donné un nom à notre île, ne serait-il pas convenable de choisir un chef pour la gouverner?
– Un chef?… répondit vivement Doniphan.
– Oui, il me semble que tout irait mieux, reprit Briant, si l’un de nous avait autorité sur les autres! Ce qui se fait pour tout pays, n’est-il pas convenable de le faire pour l’île Chairman?
– Oui!… Un chef… Nommons un chef! s’écrièrent à la fois grands et petits.

Briant (à droite) et son frère Jacques. Le bruit a couru chez les verniens que le personnage de Briant aurait été inspiré à Verne par Aristide Briant adolescent.
Je ne sais s’il y a une corrélation entre la grossièreté de Taciturnus junior et ses tendances anarchistes, toujours est-il que, si j’ai dû le réprimander sur la forme [2], je n’ai pu que lui donner raison sur le fond. Cette unanimité à accepter la désignation d’un chef est véritablement consternante. Mais la protestation véhémente de mon rejeton reste néanmoins à courte vue, car au delà des personnages qui ne sont que des enfants après tout, il est évidemment nécessaire d’incriminer l’auteur. Passons sur sa conception de la psychologie enfantine : quinze enfants réclameraient unanimement un chef ? On répondra peut-être qu’ils approuvent l’idée parce qu’ils espèrent tous être chefs, mais il n’en est rien puisque, dans la foulée, ils vont élire unanimement Gordon sur la proposition du même Briant. Par ailleurs il apparaît clairement que le propos de Verne en faisant adopter la proposition de Briant à l’unanimité, n’est pas de dénoncer un hypothétique désir d’être dominé sous-jacent aux institutions politiques ou quelque chose du même genre. En effet, plaçant la proposition de désigner un chef dans la bouche de son personnage principal auquel il n’attribue pas de défauts manifestes, Verne cherche à présenter cette proposition au lecteur comme une bonne idée. Le plus grave c’est que le reste du roman dément l’argument invoqué par Briant : « il me semble que tout irait mieux » et que Verne ne semble pas s’en rendre compte. D’une part les chapitres qui précèdent ce passage ne font aucunement apparaître la nécessité de désigner un chef, bien au contraire ; si bien que même un lecteur sans préventions libertaires pourrait juger que cette proposition tombe comme un cheveu sur la soupe à ce moment du récit. En effet, avant de se donner un chef les quinze enfant sont parvenus à s’organiser pour démanteler leur yacht échoué, fabriquer un radeau, le charger de tout le matériel récupéré, lui faire remonter la rivière en profitant des effets de la marée montante puis aménager une grotte. En fait, les chapitres précédent illustreraient plutôt l’idée que des relations d’autorité ne sont absolument pas nécessaire à l’organisation d’une coopération efficace. D’autre part on peut considérer que, dans la suite du récit, l’institution du chef joue un rôle capital dans la scission du groupe. Depuis le début du roman il existe une relation de rivalité entre Briant et Doniphan (mais Verne donne systématiquement le beau rôle à Briant) chacun ayant un groupe de fidèles. Dès l’épisode qui nous occupe il apparaît que la rencontre entre la rivalité Briant-Doniphan et l’établissement d’une relation d’autorité constitue un cocktail détonant :
« Qui nommerons-nous? » demanda Doniphan d’un ton assez anxieux.
Et il semblait que le jaloux garçon n’eût qu’une crainte: c’est qu’à défaut de lui, le choix de ses camarades se portât sur Briant!.. Il fut vite détrompé à cet égard.
L’explosion a lieu au bout d’un an lorsque Briant, sans s’être présenté [3], est élu face à Gordon (pour qui il a voté) et Doniphan. Celui-ci ne pouvant supporter l’idée d’être soumis à l’autorité de Briant (alors même que ce dernier s’efforce d’arrondir les angles) finit par quitter le groupe avec ses fidèles [4]. A lire ce compte rendu on pourrait croire que Verne veut ainsi montrer que c’était une erreur de désigner un chef, mais en réalité il n’y a pas d’élément explicite qui appuie cette interprétation … c’est l’orgueil de Doniphan que Verne présente comme responsable de la scission et nullement la décision d’élire un chef, initialement inspirée par Briant. Pour expliquer ces bizarreries de la composition de Deux ans de vacances, faut-il appliquer à ce roman la grille de lecture proposée par Léo Strauss dans La persécution et l’art d’écrire et admettre que Verne avait pour but de dispenser une leçon de philosophie politique anarchiste, mais en la réservant aux lecteurs perspicaces ? A moins qu’il ne faille supposer que c’est l’inconscient de Verne qui proteste sourdement contre la proposition de Briant.
[1] Les lecteurs attentifs se rappellent qu’originellement je lisais ce livre à ma fille que le titre avait aguiché. Elle a renoncé rapidement à connaître la suite de l’histoire, lassée du manque de personnages féminins.
[2] Les lecteurs attentifs auront noté la contradiction avec la 1ere phrase de l’article : si mon fils est mal élevé, c’est que je ne l’ai pas réprimandé.
[3] Un élément supplémentaire à l’appui de l’idée que l’institution du chef n’est pas introduite pour être critiquée, c’est que le personnage qui propose de désigner un chef ne cherche pas lui-même à l’exercer, l’institution du chef est donc présentée comme répondant à une nécessité objective et non pas comme le produit d’une libido dominandi [5]. En sens inverse on pourrait certes faire remarquer qu’inversement la pauvreté de l’argumentation de Briant est suspecte (d’autant qu’elle est de fait contredite par le reste de l’intrigue), mais il faut reconnaître qu’il n’a guère à creuser son argumentation puisque sa proposition est admise par tous comme une évidence.
[4] Cette scission ne constitue pas le dernier mot de l’histoire mais je ne souhaite pas déflorer le récit plus que nécessaire.
[5] On notera que Gordon puis Briant sont élus sans avoir brigué le pouvoir ce qui se rapproche de cette situation idéale évoquée par Platon :
Supposez un État composé de gens de bien : on y ferait sans doute des brigues pour échapper au pouvoir, comme on en fait à présent pour le saisir, et l’on y verrait bien que réellement le véritable gouvernant n’est point fait pour chercher son propre intérêt, mais celui du sujet gouverné ; et tout homme sensé préférerait être l’obligé d’un autre que de se donner la peine d’obliger autrui. »
Platon, République I, trad. Chambry, 345d – 347 a.
Le fait que le pouvoir soit attribué à ceux qui sont présentés comme le méritant le plus n’empêche pas la scission du groupe. Il est vrai que Doniphan sans être malhonnête n’est pas aussi « pur » que Briant et Gordon :
« Au fond et sans trop le montrer, celui qui s’inquiétait surtout de cette élection, c’était Doniphan. Évidemment, avec son intelligence au-dessus de l’ordinaire, son courage dont personne ne doutait, il aurait eu de grandes chances, n’eussent été son caractère hautain, son esprit dominateur et les défauts de sa nature envieuse. »
chap. XVIII
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