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aire d'autoroute, aliénation, Elisabeth Pélegrin-Genel, espace, transport
« L’automobiliste sur l’autoroute, coincé entre ciel, bitume et glissière de sécurité, à vitesse constante ne perçoit que « le sentiment de l’absence d’environnement » comme le dit joliment Jean Baudrillard. Il circule sur un ruban ininterrompu qui ne lui donne aucune lisibilité ou repère et le conduit à des actions bizarres : s’il veut tourner à gauche à la prochaine intersection d’autoroute, il lui faut d’abord prendre à droite. Le rond-point produit un peu la même impression en réclamant dextérité et concentration pour être abordé avec aisance.
Un décor campagnard borde l’autoroute. Des pictogrammes de trois mètres sur quatre signalent aux automobilistes pressés qu’ils traversent une zone agricole : un rectangle marron sur lequel se détachent des arbres fruitiers stylisés, ou cinq petites pommes. D’autres invitent le conducteur à jeter un regard furtif sur un hameau « authentique » avec clocher roman ou citadelle en ruine.
Cet espace de mobilité permanente est entrecoupé aussi de « lieux du transit » qui obéissent à une logique de promenade et d’achats plus ou moins impulsifs. Ainsi, les stations-service des autoroutes demeurent des étapes obligatoires. Les « véritables produits du terroir» attendent les automobilistes lors de leur escale-pipi, avec animation, ballons, drapeaux, flonflons et parfois vrais paysans en costume régional. Aire des grandes herbes, du hibou ou du grand bœuf, les zones de repos bordant l’autoroute renouent, contre toute attente, avec le lieu-dit en reprenant son nom. Chaque jour, des milliers d’automobilistes s’y arrêtent. Leur rénovation est spectaculaire, l’offre se complexifie. Désormais gérées par la grande distribution, ces stations transforment le conducteur en consommateur et lui proposent de faire quelques courses en revenant de week-end, de se procurer des produits naturels ou d’essayer le tir à l’arc.
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On passe également un temps fou dans un aéroport, cet espace technique et sécuritaire où les arrivées et les départs ne se croisent jamais. Mais pourquoi les salles M’attente sont-elles aussi inconfortables ? Pourquoi les sièges sont-ils alignés et fixés au sol ? Craindrait-on des émeutes ? Pourquoi rien n’est jamais prévu pour les familles avec enfants ou les groupes d’amis ou de collègues, condamnés à s’asseoir en rang d’oignons, sans possibilité de mener une conversation ou de jouer ? Tout est conçu pour satisfaire les besoins d’un adulte seul qui ne souhaite entrer en interaction avec personne. Mais cet adulte reste, avant tout, un consommateur potentiel : l’inconfort des salles d’attente doit le pousser à se lever pour se dégourdir les jambes, se promener dans les galeries truffées de restaurants, de bars et de boutiques. Chaque passager contribue ainsi à faire marcher l’économie, non seulement des compagnies aériennes, mais aussi des boutiques, succursales de chaînes internationales, ce qui renforce encore cette impression de duplication d’un aéroport à l’autre.
Enfin, pourquoi l’étage des arrivées est-il aussi mal fichu ? La porte des sorties de vols internationaux toujours étroite et opaque crache ses voyageurs hagards au coup par coup. En l’absence d’informations sur la provenance du vol, les gens s’agglutinent le plus près possible de la porte. Lorsque la personne attendue arrive, les embrassades provoquent un bouchon qui gêne les autres. L’arrivée ne fait l’objet d’aucun soin, car la gestion du flux prédomine, il s’agit de faire partir au plus vite ceux qui ne sont plus des clients potentiels de l’aéroport. Et l’espace le signifie clairement.
Sur quatre roues, on circule donc, dans un vaste territoire faussement simple qui ignore superbement l’environnement : on est partout et nulle part, tout se ressemble. Un peu hypocrite, l’espace de la mobilité dissimule son efficacité et sa haute technicité, mais impose des usages et des conduites précises tout en se voulant familier. Carrément cynique, il interdit toute immobilité, empêche le repli, ne permet aucun ancrage, juste un passage rapide. C’est un espace fluide et déterritorialisé qui conduit à une certaine confusion malgré sa débauche de signalétique.
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Ainsi, nous aurions quitté naturellement les lieux-dits, car littéralement, en effet, « on ne peut plus les dire », pour un territoire mondialisé, sans frontières, parsemé çà et là d’œuvres atopiques. Le génie du lieu a déserté. »
Elisabeth Pélegrin-Genel, Des souris dans un labyrinthe –
Décrypter les ruses et manipulations de nos espaces quotidiens,
Les empêcheurs de penser en rond, p. 41 – 44